Un patron
L’information avait été divulguée pudiquement via un communiqué de Serge Dassault, repris et développé le 21 janvier dans un article du Figaro et un éditorial d’Étienne Mougeotte [2] : Francis Morel, directeur général du groupe Le Figaro, va « quitter » très prochainement son poste et être remplacé par Marc Feuillé, jusqu’alors président du directoire du groupe L’Express-Roularta. Or, quelques jours plus tard, un article du Monde révèle que ce remplacement à la tête du groupe de presse ne tient nullement à la « nouvelle impulsion » que son propriétaire prétend lui donner, mais à sa volonté de mettre hors-jeu celui qui s’était, quelques mois auparavant, opposé au licenciement du journaliste Georges Malbrunot.
Celui-ci (dont il est bon de rappeler qu’il fut pris en otage en Irak en 2004 avec son confrère Christian Chesnot et relâché après une détention de 124 jours) occupe au Figaro, non sans courage ni talent, la fonction de grand reporter spécialiste du Moyen-Orient. Or Georges Malbrunot aurait mécontenté Serge Dassault par un article publié le 26 juin 2010. Intitulé : « Le business secret d’Israël dans le golfe Persique », cet article traitait d’après Le Monde (auquel nous nous référons car il n’est désormais disponible que sur les sites payants Le Figaro.fr) de « la coopération dans le domaine de la sécurité entre Israël et les Émirats arabes unis, pays auquel Dassault essaie de vendre le Rafale. Il avait provoqué la colère des responsables émiratis ».
Serge Dassault constitue, à lui seul et de manière particulièrement caricaturale, un résumé des obstacles opposés au pluralisme et à l’indépendance de la presse. Ayant hérité de l’entreprise d’aéronautique fondée par son père, il est devenu maire de Corbeil-Essonnes en 1995 et sénateur UMP en 2004 (son fils est quant à lui député UMP, sa première élection datant de 1988) [3]. Le groupe de presse Le Figaro est pour lui une acquisition relativement récente, puisque c’est seulement en 2004 que la holding Dassault prend possession des groupes Hersant et Socpresse, ne conservant – pour des raisons de rentabilité financière – que Le Figaro et ses magazines dérivés. Il concentre ainsi dans ses mains les pouvoirs économique, politique et médiatique.
Engagé dans la vente d’armement, particulièrement d’avions militaires, son groupe dépend fortement de la commande des États. À ce titre, Serge Dassault s’avère particulièrement attentif aux articles publiés sur les questions internationales dans les colonnes du journal dont il est le propriétaire. Comme l’illustre l’affaire qui nous intéresse ici, il semble donc que la liberté d’informer s’arrête pour Dassault patron de presse là où commencent les intérêts de Dassault marchand d’armes. Il est vrai qu’il n’y a pas là de quoi étonner : l’information étant considérée comme une marchandise identique à toute autre, ses producteurs ne sauraient bénéficier de plus d’égards ou de protections que n’importe quel salarié.
Un rouage
On peut par ailleurs apprécier le rôle de courroie de transmission que joue ici le directeur de la rédaction du Figaro, Étienne Mougeotte, (dont on peut lire ici-même un édifiant portrait). Cela commence par le titre de son éditorial (« Une nouvelle dynamique »), copié-collé à peine maquillé de la parole du patron puisque ce dernier évoquait « une nouvelle impulsion » pour son groupe de presse. Après avoir dressé le bilan des ventes des différentes composantes du groupe et marqué hypocritement à Francis Morel son « estime » et sa « reconnaissance », Mougeotte félicite Dassault de vouloir donner cette fameuse « nouvelle impulsion », car « le moment est bien choisi » [pour conquérir de nouveaux marchés, ici celui des smartphones, des tablettes numériques et des applications qui leur sont associées].
Mais Mougeotte tient à rassurer ses lecteurs. Suit donc une longue liste de poncifs, qui ne convaincront que des convaincus et dont on retiendra surtout « la liberté de penser, de croire, d’entreprendre ». À prendre au sérieux ce qu’on a dit plus haut, une telle liberté ne s’applique pas aux journalistes du Figaro, puisqu’ils sont sommés de n’aller en aucun cas à l’encontre des intérêts du patron (et du sénateur UMP ?). Sans transition et sans lien aucun avec ce qui précède, ce dernier est ensuite célébré avec délectation par Mougeotte : « C’est la force du Figaro d’avoir un actionnariat familial avec à sa tête un entrepreneur audacieux ». Curieuse conception de l’ « audace » du patron de presse, qui la réduit à la volonté de virer un journaliste dont les articles lui déplaisent. Dans cette situation, les derniers mots de Mougeotte ne sauraient résonner autrement que comme une fine boutade : « Nos valeurs ne peuvent être défendues quotidiennement que si Le Figaro continue à jouir de l’indépendance à laquelle ses journalistes veillent scrupuleusement ».
Cette servilité exemplaire a valu à Mougeotte, ancien directeur d’antenne de TF1 et président de LCI, de devenir en 2006 vice-président et membre du conseil de surveillance de la chaîne d’information internationale France 24, tout en étant directeur de rédaction du Figaro, en faisant partie de l’équipe d’intervieweurs dans l’émission Le Grand Jury RTL-LCI-Le Figaro et en exerçant la fonction de professeur associé à l’école de journalisme de Sciences Po Paris. Qui pourrait douter ne serait-ce qu’un instant que, dans ses (multiples) activités de direction, de surveillance, d’interview ou d’enseignement, Étienne Mougeotte promeuve autre chose qu’un journalisme pleinement indépendant des pouvoirs auxquels il doit le sien ?
Ugo Palheta