L’influence de Jérôme Garcin dans le monde littéraire a peu d’équivalent en France. Non pas qu’il soit un richissime propriétaire de maison d’édition ou ministre de la Culture. Mais simplement parce qu’il anime la célèbre émission culturelle de France Inter, « Le Masque et la Plume », écoutée par près de 600.000 auditeurs tous les dimanches soirs. Des auditeurs fidèles, voire « captifs », qui s’en remettent volontiers au jugement des chroniqueurs de l’émission. En effet, dans un sondage réalisé en 2010 auprès de 400 librairies [1], « Le Masque et la Plume » arrive en tête des émissions de radio citées comme « influentes » pour les ventes de livres. L’influence de l’émission est d’autant plus grande que Jérôme Garcin est aussi directeur adjoint du Nouvel Observateur dans lequel il tient une chronique de critique littéraire (dans le supplément Bibliobs).
Le critique littéraire se double d’un écrivain : deux activités difficilement compatibles, comme Jérôme Garcin l’avait très bien compris et expliqué : « Je crois qu’on ne peut pas faire ce métier de critique littéraire, de journaliste culturel [et être écrivain]. On ne peut pas être juge et partie. […] Je n’arrive pas à penser sérieusement qu’on puisse dire ce qu’on pense chaque semaine, sinon chaque jour et en même temps aller soumettre aux confrères tous les ans sa petite production. Je crois que c’est ce qui a gangrené ce milieu… » C’était il y a vingt ans, dans l’émission de Thierry Ardisson, « Lunettes noires pour nuits blanches » (4’44’’)…
Un milieu « gangrené » ? Le diagnostic est impitoyable. Et il est vrai que les commentaires qui accompagnent la sortie des œuvres d’un romancier sont rarement désagréables quand celui-ci est un « journaliste culturel » d’un certain poids… Comme le montre l’exemple de l’écrivain Jérôme Garcin, lorsqu’il se présente devant ses « confrères » pour débattre de son dernier ouvrage ou assurer sa promotion.
Vincent Josse et son « patron » Jérôme Garcin
Le vendredi 7 janvier 2011, sur son blog hébergé par le site de France Inter, Vincent Josse annonce que l’invité de son émission, « L’Atelier », du 8 janvier 2011, sera Jérôme Garcin : « Demain, dans "l’Atelier", vous allez découvrir un Jérôme Garcin différent de celui que vous connaissez, si vous lisez ses articles du Nouvel Observateur ou si vous êtes fidèle au "Masque et la Plume". [...] ». Plaisante surprise ! Ce sera seulement la sixième fois que Jérôme Garcin sera reçu dans une émission de Vincent Josse [2], son collègue de France Inter, et par ailleurs son employé du « Masque et la Plume »… Ne pas l’inviter sous ce prétexte ? Vincent Josse devance les critiques pour les faire taire dès l’entame de son émission : « Est-ce que l’on interroge son patron ? La réponse est non. Jérôme Garcin est mon patron du "Masque et la plume", mais il est aussi un écrivain. Alors pourquoi se priver de l’atelier de Jérôme Garcin ? »
Pourquoi se priver d’interroger le romancier lorsqu’on est employé par le critique littéraire ? On se le demande… Surtout quand cette absence de retenue aurait privé les auditeurs d’une nouvelle réflexion de Garcin sur les risques de conflits d’intérêts entre écrivain et critique littéraire au moment même où il saute aux oreilles que le premier bénéficie du statut du second : « Être écrivain tout en étant journaliste ou critique ne me parait absolument pas incompatible. [..] Je crois qu’on peut faire les deux, pourvu que les deux activités ne s’interpénètrent pas. Alors, ça tient aussi peut-être au fait je les vis moi de manière très, très saine. C’est-à-dire qu’écrire un livre ici face à ce paysage et lire à Paris un roman dont je vais rendre compte, c’est deux mondes totalement opposés. C’est comme si j’avais deux vies en fait. » Certes, mais la frontière est pour le moins ténue, quand l’écrivain est reçu par l’un de ses confrères en critique littéraire, auquel il « soumet » sa « petite production », comme il se défendait de la faire vingt ans plus tôt. L’émission se conclut en effet sur une belle faveur que Jérôme Garcin accorde aux auditeurs en dévoilant les premières lignes de son dernier roman… à paraître quelques semaines plus tard.
Élisabeth de Fontenay et le « cavalier » Jérôme Garcin
Le dimanche 16 janvier 2011 sur France Inter dans « Vivre avec les bêtes », « émission que présente la philosophe Élisabeth de Fontenay sur France Inter [et qui] remporte un franc succès » [3], il est question de chevaux et littérature avec Jérôme Garcin. Jérôme Garcin, oui, mais lequel ?
Élisabeth de Fontenay s’emploie d’emblée à distinguer : « Ça n’est pas le directeur des pages culturelles du Nouvel Obs et ça n’est pas non plus le producteur et animateur du Masque et la plume que je reçois aujourd’hui. C’est le cavalier et l’écrivain qui peut-être ne font qu’un. » Nous voilà rassurés ! Il n’y aura donc pas ici non plus matière à de mauvais procès d’intention en copinage ou en échange de faveurs entre obligés. C’est donc en toute liberté que l’animatrice pourra célébrer les quatre ouvrages de son invité portant sur les chevaux ou l’équitation. « Quatre [...] et peut-être même cinq ». En effet, Élisabeth de Fontenay que Le Nouvel Observateur présente, en toute simplicité, comme la « matriarche de la Bible qui aurait lu Diderot » [4], n’hésite pas à saluer ainsi par avance un livre qu’elle n’a pas encore lu – Olivier – « puisque, dit-elle, il est à paraître seulement le mois prochain. »
Florilège des interventions de la philosophe en présence de l’auteur : « Jérôme Garcin, j’ai de l’admiration pour votre manière civile, civilisée et citoyenne de monter. » ; « Votre grande douceur envers les chevaux […] s’accompagne d’une attention extrême à l’animal dans son box. […] Vous écrivez des pages magnifiques sur l’entrée du cavalier dans l’écurie […] C’est toute une éducation sentimentale, un apprentissage de l’autre, une éthique, votre éthique. Du reste je lis sous votre plume les mots de patience, sensibilité, finesse, confiance, humilité, abnégation, rectitude, loyauté. On dirait presque du Lévinas, Jérôme Garcin » ; « Exemple de votre profond humanisme de cavalier, de votre civisme de cavalier, […] votre considération pour le petit peuple de l’équitation, pour les moniteurs qui gagnent moins que le SMIC, pour les garçons de ferme, les lads qui dorment à côté des chevaux, ces garçons pauvres ou ces filles pauvres qui aident à l’écurie pour obtenir le droit de monter une heure. »
L’admiration, parfois, sait être plus discrète…
Radio France et Jérôme Garcin
Ces deux exemples d’entretiens plutôt cordiaux ne sont que des révélateurs de ce qui se fait depuis que l’animateur du « Masque et la Plume » exerce la profession d’écrivain… Jérôme Garcin est loin d’être un paria : les antennes de France Inter et des autres stations du groupe Radio France lui sont largement ouvertes.
Que l’on en juge… Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons relevé (non sans peine…) les invitations ou recensions dont a bénéficié Jérôme Garcin – écrivain ou critique littéraire – sur les ondes des radios publiques lors des cinq dernières années.
– Sur France Inter :
- L’Atelier de… (le 07/01/2011) ;
- La bande à Bonnaud (le 09/01/2007) ;
- Climats (le 24/07/2005) ;
- Escale estivale (le 24/08/2009) ;
- Esprit critique (le 07/11/2006, le 17/01/2008, le 29/07/2008, le 25/08/2008 et le 13/10/2009) ;
- Un été d’écrivain (le 23/08/2007, le 28/08/2008 et le 27/08/2009) ;
- Le fou du roi (le 20/02/2006, le 08/01/2008 et le 26/03/2010) ;
- L’humeur vagabonde (le 23/01/2008 et le 07/01/2009) ;
- Les liaisons heureuses (le 05/12/2009) ;
- Micro fictions (le 06/07/2009) ;
- Noctiluque (le 13/02/2006, le 26/02/2007, le 17/3/2008, le 09/02/2009 et le 24/05/2010) ;
- Service public (le 07/12/2007) ;
- Studio théâtre (le 27/12/2008) ;
- Le téléphone sonne (le 23/08/2006) ;
- La vie des idées dans le 7/10 (le 27/11/2007) ;
- Vivre avec les bêtes (le 16/01/2011).
– Sur France Culture :
- À plus d’un titre (le 08/02/2010) ;
- Avec ou sans rendez-vous (le 29/12/2009) ;
- Carnet nomade (le 07/04/2006, le 21/07/2007, le 20/01/2008, le 22/03/2009 et le 28/02/2010) ;
- Du jour au lendemain (le 09/04/2010) ;
- Le Mardi des auteurs (le 20/04/2010 et le 18/05/2010) ;
- Les Mercredis du théâtre (le 02/09/2009) ;
- Minuit dix (le 11/10/2007) ;
- Jeux d’épreuves (le 09/02/2008 et le 15/11/2008) ;
- Le Rendez-vous (le 03/02/2010) ;
- Tout arrive ! (le 09/01/2007 et le 22/01/2008) ;
- Surpris par la nuit (le 25/10/2006).
– Sur France Info :
- Le livre du jour (le 20/02/2009) ;
- Librairie d’été (le 18/07/2008) ;
- Tout et son contraire (le 16/03/2010).
– Sur France Musique :
- À portée de mots (le 16/01/2008) ;
- Musique matin (le 12/11/2010) ;
- Le partage de midi (le 16/03/2010) ;
- Une vie, une Œuvre (le 03/01/2008).
Soit un peu plus de cinquante fois en un peu moins de cinq ans. Quel autre romancier d’un talent équivalent à celui de Jérôme Garcin bénéficie d’un tel traitement ?
La critique et Jérôme Garcin… et Jérôme Garcin et la critique
Si Jérôme Garcin est un écrivain dont les romans ne font jamais l’objet de critiques dépréciatives (même modérément), c’est peut-être dû à ce talent, sur lequel nous nous garderons de nous prononcer. Mais qui peut croire que les éloges qu’il reçoit et surtout la place qui est accordée au romancier sur les ondes, comparée à celle d’autres auteurs, sont indépendants de la position qu’il occupe comme critique littéraire (et comme directeur adjoint du Nouvel Observateur) ?
Jean-Louis Ezine du Nouvel Observateur sait admirer, comme il se doit, son collègue du dimanche soir (et du Nouvel Observateur), après l’avoir comparé à Montaigne et à Lamartine il salue « ce journal équestre [« Cavalier seul »] [qui] est une éblouissante digression sur l’époque, dont l’auteur en son manège virtuose a su capter les parfums, les couleurs, les musiques, les regrets, les ridicules et les crimes. Et faisant mine de déplorer sa névrose, c’est nous, pauvres piétons, que, superbe et fraternel, il console » (12 janvier 2006).
À propos du même livre, Jean-Claude Raspiengas, critique littéraire dans La Croix et dans « Le Masque et la Plume », complimente : « Pour qui n’a jamais osé s’approcher d’un cheval, les livres, si personnels, de Jérôme Garcin, l’invitent à pénétrer dans un univers de rigueur et de liberté, de "rêveries bachelardiennes" et d’accomplissement intérieur. […] L’ultime sortie avec Eaubac est évoquée d’une plume magistralement retenue et le récit de la cérémonie des adieux conduit le lecteur au bord des larmes. » Le même, un an plus tard (11 janvier 2007) : « Avec son élégance habituelle, il distille, dans cette évocation acide et pourtant bienveillante d’un monde où il a ses entrées, une âpre noirceur qu’on ne lui connaissait pas. Ce roman semble l’œuvre d’un pessimiste qui, avec l’âge, aurait acquis une sérénité désenchantée. » Puis, le 17 mars 2010, toujours dans La Croix, Jean-Claude Raspiengas, applaudit le dernier ouvrage de son employeur : « Jérôme Garcin distille une prose précise, au service d’une connaissance historique et d’une sensualité géographique pour décrire les reliefs et les senteurs de cette Afrique du Nord où s’est épanoui son prodigieux héros, vêtu de modestie. »
Michel Crépu, autre camarade de jeu de Jérôme Garcin, avait gagné ses galons d’ami dans les années 90 avec quelques critiques élogieuses. Dans La Croix (2 mars 1998) : « Il y a là une émotion retenue, une sourde volonté, une forme d’amour farouche qui donnent le ton. Et ce ton est juste » Dans L’Express (10 septembre 1998) : « Littérature Vagabonde [est un] délicieux tour de visites admiratives et amicales auprès de quelques-uns des plus beaux écrivains de France et de langue française. » Aujourd’hui, devenu critique littéraire dans la Revue des deux mondes il n’oublie pas d’accueillir avec allégeance les livres de son employeur : « Mais n’est-ce pas le sujet profond de ce livre, capter un peu du mystère de tels individus rêvés aussi bien que réels ? Une sorte d’essence française où Garcin tendrait la main, une fois de plus, au Nourrissier d’En avant, calme et droit ? » (avril 2010).
La plupart des livres de Jérôme Garcin sont célébrés dans « Télé Matin » sur France 2 par Olivia de Lamberterie, critique littéraire dans Elle, et également chroniqueuse… dans « Le Masque et la Plume » : « Jérôme Garcin, il a un style absolument fabuleux ! Il écrit vraiment magnifiquement comme peu de gens écrivent encore. Du coup vous êtes pris par sa passion. » [5]. Etc.
Ce n’est pas dévaluer les qualités du romancier que de souligner que les éloges dithyrambiques sont rarement assortis des réserves que l’on est en droit d’attendre d’une critique littéraire moins complaisante. De là à penser que les critiques littéraires accessoirement écrivains se laissent aller parce qu’ils savent sans doute que leurs bouquins passeront un jour devant les critiques du « Masque et la Plume » et qu’ils seront lus par le service culture du Nouvel Observateur... Inutile pourtant de chercher partout et toujours des intentions conscientes et malignes quand la simple inscription dans un même microcosme suffit à produire les mêmes effets. Dont voici d’autres exemples…
Jean-Paul Enthoven, par exemple, dans Le Point (11 janvier 2007) : « Avant de prendre un agent littéraire, les jeunes écrivains devraient lire le roman noir brillant de Jérôme Garcin... » Plus tard, lors de la sortie de L’écuyer mirobolant, Enthoven se lâche : « Ce qui est étonnant, et beau, c’est qu’il détaille cette vie [du personnage central] avec l’ampleur sèche d’un Chateaubriand détaillant celle de Rancé. En altitude. » (11 février 2010) Rien de moins….
Pierre Assouline, après une critique louangeuse d’un livre de Garcin, prévient sur son blog (18 janvier 2006) : « Avis à d’autres obsédés, ceux du renvoi d’ascenseur. Jérôme Garcin dirige les pages culturelles du Nouvel Observateur auxquelles il m’arrive de collaborer. Je lisais et louais ses livres avant ; je ne vais ni m’arrêter de les lire ni les accabler au seul motif que. Ceci dit pour éviter à quelques uns les éternels poncifs sur la rhubarbe et le séné littéraires. S’ils s’obstinent, par avance, je leur dis : Messieurs les ascenseurs, bonsoir. » Comme s’il suffisait de les congédier verbalement pour qu’ils cessent de fonctionner…
Grâce aux positions qu’il occupe dans le microcosme littéraire, l’animateur du « Masque et la Plume » a accumulé un capital social et symbolique qui lui vaut des critiques emphatiques et une présence constante. Un cas de figure symptomatique d’un milieu « gangrené », ainsi que le décrivait Jérome Garcin lui-même, où règnent des pratiques qui, comme Pierre Bourdieu pouvait l’écrire, « en d’autres univers, auraient pour nom corruption, concussion, malversation, trafic d’influence, concurrence déloyale, collusion, entente illicite ou abus de confiance et dont le plus typique est ce qu’on appelle en français le "renvoi d’ascenseur" » [6]. N’en déplaise à Pierre Assouline !
Nicolas Boderault, Didier Duterrier et Mathias Reymond
Annexe : au « Masque et la Plume », on ne lit pas toujours les livres
Extrait d’un échange qui a eu lieu lors de l’émission «
Le masque et la plume » (25 février 2007).
Arnaud Viviant (Les Inrockuptibles) : « On sait tous aussi au "Masque" qu’il y a toujours un moment où il y en a un qu’on n’a pas lu. On ne dira jamais lequel. »
Jérôme Garcin : « C’est vrai ça ? C’est vrai ça ? »
AV : « Ah ben moi ça m’est arrivé de parler d’un livre au "Masque" que je n’avais jamais lu. Je ne savais même pas qu’il était dans la liste. [...] »
JG : « Je l’apprends ce soir ça. »
AV : « Il y a un truc au "Masque", c’est que si vous passez le premier vous êtes foutus, c’est comme à l’école. Interrogé le premier, on est mort si on l’a pas lu. Il faut avoir un peu de chance. Ce jour-là j’étais interrogé le dernier donc j’ai dit comme Jean-Louis [Ezine]. »
[Rires et applaudissements dans la salle]
Olivia de Lamberterie (Elle) : « Ça m’est arrivé aussi moi, mais en général… »
JG : « Toi aussi ? »
OL : « Bien sûr… Mais sans doute je dois être plus maline que vous puisque ça se voit moins. […] Non mais parfois, il y en a, tu n’as pas besoin de les lire » [rires].
Les auteurs peuvent être rassurés…