Mais d’abord, quel est, non pas l’individu, mais le personnage, socialement et médiatiquement construit, dont Edouard de Rotschild vient de se porter acquéreur pour co-diriger Libération ?
Pour en avoir un aperçu, il suffit de s’arrêter sur quelques étapes de son ascension sur les sentiers de la gloire. Prompt à entériner, voire à favoriser les évictions de certains de ses partenaires d’antenne – Miguel Benasayag sur France Culture, Didier Porte et Stéphane Guillon sur France Inter [1] – Nicolas Demorand sait cultiver avec soin, en passant d’un média à l’autre, ses fidélités mondaines et médiatiques.
Journaliste fougueux et lettré, il sait jouer de divers registres de « l’impertinence » : de l’irrévérence bouffonne et grossière, quand il interroge Jean-Louis Debré, à la désinvolture ludique, quand il anime un âpre « débat » sur les churros. Capable, face à Bernard-Henri Lévy, d’affecter la provocation sur France Inter, avant de le recevoir « dignement » cinq jours plus tard sur France 5, il cumule les « qualités » de l’animateur de variété et du journaliste politique : en mesure d’osciller, selon les médias et le format des émissions, entre l’imitateur de Jean-Marc Morandini et le double de Jean-Michel Aphatie. Mais sans jamais trahir la vulgate dominante, ce qui à l’évidence rassurera Édouard de Rothschild.
Pour se convaincre de la « plasticité » de Nicolas Demorand à l’intérieur des étroites limites du prêt-à-penser médiatique, il suffit de comparer l’interrogatoire imposé à Jean-Luc Mélenchon sur Europe 1 le 5 janvier 2011, avec l’interview proposée du même Mélenchon le 30 janvier de la même année [2].
I. « Comment je suis (re)devenu journaliste (ou presque) », par Mister Demorandini
Sur Europe 1, écrivait-on ici même, Nicolas Demorand « se métamorphose ouvertement en animateur de spectacle, voire en bateleur, à l’instar de son collègue d’Europe 1, Jean-Marc Morandini et autres spécialistes du clash et du buzz à tout prix. C’est le concept Demorandini : la fausse impertinence au service de l’audience ».
Mais cette métamorphose peut s’opérer en sens inverse, et permettre à Mister Demorandini de redevenir docteur Demorand, alors même que l’interviewé ne change pas. D’Europe 1 à France 5, la mutation est frappante.
À écouter les deux émissions en question, il apparaît que le ton et la posture (y compris physique) du journaliste diffèrent, lors de la seconde, de l’arrogance inquisitoriale de l’animateur durant la première, qui avait vu Demorandini distiller à l’envi les « petites phrases » destinées à faire sortir Jean-Luc Mélenchon de ses gonds (« M’enfin, parlons sérieusement », « C’est un peu court, jeune homme », « On connaît la chanson », etc.).
Au-delà du ton et de la gestuelle, dont on sait l’importance puisque la forme du discours ainsi que tous les signes non-verbaux déterminent en partie le sens de l’échange (de l’interview politique « sérieuse » au « clash » médiatique en passant par la badinerie radiophonique ou le télé-achat littéraire), ce sont surtout les questions posées qui changent sensiblement d’une émission à l’autre. Alors que, sur Europe 1, Nicolas Demorand tentait de délégitimer et de provoquer Mélenchon, on le voit s’essayer, sur France 5, au journalisme politique en interrogeant (parfois) le coprésident du Parti de gauche sur ses idées. Quelques extraits :
Sur Europe 1, le 5 janvier :
- « Alors la castagne, en 2011, contre qui ? Contre quoi ? »
- « Le contexte devrait vous profiter politiquement, vu votre discours, Jean-Luc Mélenchon […] Or vous n’êtes pas porté, à en croire les sondages, par une vague puissante : 6,5, 7, 7,5 %. Comment expliquez-vous ce mystère ? »
- « Mais pourquoi vous n’êtes pas politiquement à 25, 30, 35 % ? »
- « Le peuple qui ne vous a jamais élu, hein, Jean-Luc Mélenchon ? »
- « Au Sénat, ça se passe comme ça ? »
- « Et comme député européen, ça se passe comme ça aussi ? »
Sur France 5, le 23 janvier :
- « En lisant votre livre votre dernier livre 60.000 exemplaires – Qu’ils s’en aillent tous !, chez Flammarion–, je me dis que vous vous êtes trompé d’époque, puisque, vous, c’est 1789 la première et peut-être même l’ultime référence de votre panthéon politique. »
- « Les comités de citoyens, les coopératives, c’est le modèle citoyen que l’on trouve dans les médias mais qu’on trouve aussi dans les grandes entreprises, enfin, c’est la forme que vous voulez faire émerger ? »
- « Vous voulez relocaliser les usines ? C’est le point important de votre programme. »
- « Et donc l’État doit être au cœur de l’économie et de la planification, comme vous venez de le décrire ? »
- « On pensait que c’était un privilège, entre guillemets, américain que d’avoir des quartiers ghetto. On sait maintenant que ça existe en France, on sait également qu’énormément d’argent est mis pour rénover ces quartiers. Pour autant, la situation reste identique, ou à peu de chose près. Qu’est ce que vous feriez, vous, monsieur Mélenchon, sur ces problèmes-là ? »
Certes, Nicolas Demorand recycle, sans nécessairement le reprendre à son compte et sans en avoir conscience, le prêt-à-penser sur Mélenchon, tel qu’il est construit par les journalistes dominants depuis des mois : coupeur de tête potentiel, étatiste forcené, équivalent de Marine Le Pen, admirateur de la dictature cubaine, ennemi des journalistes. Mais il donne au coprésident du PG l’occasion de s’expliquer longuement.
Certes, le polémiste revient souvent au galop au travers de quelques questions finement choisies (« “Qu’ils s’en aillent tous” [titre du dernier livre de Jean-Luc Mélenchon] c’est la forme soft de la terreur ? », « “Le bruit, la fureur, le tumulte et le fracas”, Jean Luc Mélenchon le moins que l’on puisse dire c’est que vous avez une définition une pratique et un style extrêmement brutal quand vous faites de la politique, pourquoi ? »). Mais la transformation est néanmoins manifeste. Pour qui voudrait s’en convaincre il suffit de comparer les deux émissions (et de prendre connaissance des questions posées sur France 5 dont le lecteur trouvera la transcription à la fin de cet article).
Comment expliquer la mutation du personnage et le passage d’une interview totalement déplorable à une interview presque convenable ?
Deux hypothèses significatives (et charitables) s’offrent à nous…
– Première hypothèse : le format et, particulièrement, la durée de l’émission, qui déterminent les conditions de la prise de parole. On ne peut guère laisser un interviewé développer longuement des arguments politiques lors d’une interview de 13 min (sur Europe 1), quand une émission d’1 h 10 min, même entrecoupée de reportages, permet à l’intervieweur (sur France 5) de « lâcher la bride » à son invité, et ainsi de faire son métier (pour autant qu’il le veuille). Nicolas Demorand, prisonnier du format de l’interview sur Europe 1, aurait ainsi été libéré par la durée de l’émission sur France 5.
– Deuxième hypothèse : la différence entre les médias. Il s’agit là d’un second facteur structurel (et donc impersonnel) qui vient se superposer et redoubler le premier : la position dans l’espace médiatique du journal, de la chaîne de télévision ou de radio diffusant l’interview. En effet, au-delà des clivages politiques les plus apparents (opposition entre Libération et Le Figaro) et des simples caractéristiques techniques qui distinguent évidemment la presse papier de la télévision ou la radio d’Internet, les médias se différencient selon l’étendue et les caractéristiques (notamment socioculturelles) des publics auxquels ils s’adressent. Si l’on pose des questions distinctes à un même représentant politique sur une radio grand public (Europe 1) et sur une chaîne de télévision qualifiée de « chaîne du savoir » (France 5), si l’on y adopte des attitudes sensiblement différentes à l’égard des invités, c’est afin de respecter une division des tâches entre médias : au grand public les « clashs » médiatiques ; au public choisi des médias « culturels » le débat politique. Nicolas Demorand, caméléon des ondes, changerait donc de couleur selon les médias qui l’accueillent.
Reste une dernière hypothèse : une ébauche de prise de conscience. Non pas sur la totalité de l’émission sur Europe 1, mais sur le « clash » (comme on dit désormais un peu partout à propos de tout échange un peu vif) qui l’a conclue : provoqué en l’occurrence par la volonté de Demorand de nier à Mélenchon sa qualité d’élu du peuple. « Erreur » fugitivement avouée dans « Médias Le Magazine », l’émission animée par de Thomas Hugues sur France 5], mais assortie d’un éloge appuyé du « bon client » que serait Jean-Luc-Mélenchon. D’ailleurs, pour reprendre les mots de Nicolas Demorand lui-même devant les salariés de Libération, cette focalisation médiatique sur les prétendus « bons clients » ne constitue-t-elle pas l’un des facteurs de l’« appauvrissement de la manière dont on parle de la politique » ? « Erreur » d’autant plus gênante que l’audience de Demorand sur Europe 1 était en chute libre. Nicolas Demorand, soucieux de son image ? Évidemment, quand on est devenu une marque, comme on va le voir…
II. « Comment je suis devenu une marque », par Nicolas Demorand
La nomination de Nicolas Demorand à la codirection de Libération (pour remplacer Laurent Joffrin, partant au Nouvel Observateur), et son départ concomitant d’Europe 1, a été confirmée par le conseil de surveillance du journal. Pressenti depuis quelques jours, ce nouveau virage dans la carrière de l’ancien présentateur de la tranche matinale de France Inter est pourtant une surprise.
Agrégé de lettres passé en quinze ans de chroniqueur dans une émission culturelle de France Culture (« Staccato ») à l’animation de la tranche 18-20 heures sur Europe 1, Demorand n’a qu’une faible expérience de la presse écrite. Son passage aux Inrockuptibles, comme chroniqueur gastronomique et pigiste, n’a manifestement pas laissé un souvenir impérissable, puisqu’on a pu lire un peu partout que Demorand n’avait jamais travaillé pour la presse écrite [3]. Il avait même déclaré : « la radio, c’est mon média. Il y a une énergie, une électricité, une simplicité, une légèreté de la radio qui est absolument formidable ». La surprise est d’autant plus grande que son arrivée dans la station contrôlée par Arnaud Lagardère ne datait que de la rentrée 2010. Comment expliquer le choix des actionnaires de Libération de débaucher l’animateur-journaliste d’Europe 1 ?
La réponse à ces questions réside sans doute dans le « personnage » que nous avons évoqué ci-dessus. En effet, ce n’est pas dans l’expérience de Nicolas Demorand de direction d’une équipe rédactionnelle ou dans sa maîtrise des rouages de la presse écrite qu’il faut chercher la raison du choix des actionnaires de Libé. Il semble donc que ces derniers aient privilégié ici l’achat d’une griffe, de la « marque Demorand » qui, comme le disent les spécialistes de la communication, dispose d’une « vraie surface médiatique ».
Or, du point de vue de Demorand lui-même, cette proposition constituait une aubaine au moment où sa notoriété, construite à France Culture et France Inter, était mise à mal du fait d’audiences en forte baisse sur Europe 1. « La déception est rude [… pour] la tranche 18-20 heures, animée depuis septembre par Nicolas Demorand », pouvait-on lire sur le site de La Tribune, le 18 janvier 2011. « Animateur vedette de France Inter jusqu’à l’été dernier, il a été débauché par l’ancien président d’Europe Alexandre Bompard. En fin de journée, l’audience s’effondre de 20 %, soit une perte de 250.000 auditeurs. » (pour les mois de novembre et décembre). Une « marque » déposée sur l’antenne de France Inter ne peut être apposée sans dommages au sein d’une radio dont l’auditoire se distingue sensiblement – par ses caractéristiques socioculturelles, ses options politiques et ses « attentes » – de celui de la radio publique. La « marque » serait-elle désormais dégriffée ? Libération, journal dont Laurent Joffrin prétendait, faire, avec le succès que l’on devine, « la maison commune de la gauche » [4], permettra peut-être à Demorand de se refaire une virginité d’« impertinent » lettré, sous le patronage éclairé d’un Rothschild qui a, semble-t-il, beaucoup poussé pour l’attirer.
Docteur Demorand et Mister Demorandini seront donc chargés de porter sur leurs robustes échines la « marque Libé », et ce dans toutes les émissions radiophoniques et télévisuelles où ils ne manqueront sans doute pas d’être invités, pour animer les débats « vraiment faux » entre comparses dont parlait Pierre Bourdieu dans Sur la télévision. On n’est jamais trop nombreux pour une telle besogne, et nul doute que la double personnalité du bateleur-journaliste y fera merveille. Plutôt que de renforcer l’information internationale en établissant (ou plutôt en rétablissant) des correspondants dans les pays étrangers, plutôt que d’accorder des moyens financiers permettant l’affirmation à Libération d’un journalisme d’enquête, l’actionnaire Édouard de Rothschild a ainsi trouvé urgent de s’attacher, lors du « mercato » hivernal, les services d’un éditocrate en devenir. Il est vrai que ce dernier dit avoir reçu de l’actionnaire l’engagement de pouvoir recruter de nouveaux journalistes. Promesse dont on pourra juger, d’ici quelques mois, si elle a été suivie d’effets et si le transfert de Demorand aura permis de compenser le départ de cet autre enchanteur de la gauche : Laurent Joffrin.
Henri Maler et Ugo Palheta
Post-scriptum (8 février) : Nicolas Demorand a été élu au poste de co-directeur de la rédaction de Libération, hier lundi 7 février. Lors d’un vote auquel ont participé 81,1 % des salariés du journal, 56,7 % de ces derniers ont approuvé cette nomination. Si l’on tient compte de l’abstention, ce sont donc seulement 46 % des membres de l’équipe rédactionnelle qui ont validé la décision des actionnaires de Libé.
« Bonus »
– Les questions posées par Nicolas Demorand à Jean-Luc Mélenchon sur France 5
transcription réalisée par Amir Si-Larbi et Gilles Labrousse.