On voudrait ici décrire le traitement contradictoire que le magazine Elle a réservé à la réforme ou, plutôt, à la contre-réforme gouvernementale et au mouvement social qui s’y est opposé.
Elle pointe les inégalités de genre devant la retraite
Plusieurs articles soulignent la persistance des inégalités dont les femmes sont victimes. « Travail. Les femmes à la peine » (le 23 avril) : « Les retraites des femmes sont de 38 % inférieures à celles des hommes : 1 636 € brut en moyenne par mois pour les hommes contre 1 020 € pour les femmes. ». Ces chiffres sont repris, dans son éditorial du 10 septembre, par Michèle Fitoussi : « En 2004, le montant des retraites perçues par les femmes était de 38 % inférieur à celui des hommes » [3].
Paraît ensuite, le 1er octobre, un article au titre politiquement explicite : « Réformes des retraites. Les femmes en danger » [4]. On peut y lire la chose suivante : « Les inégalités entre les hommes et les femmes [...] sont particulièrement flagrantes. Les femmes perçoivent 62 % du montant de la retraite des hommes si l’on tient compte de la pension de reversion (reçue après le décès du conjoint), 48 % si l’on s’en tient à leur travail. Cela représente 600 € par mois ! »
Dans son éditorial du 15 octobre, Marie-Françoise Colombani relève également « une situation qui met six fois plus de femmes que d’hommes sur la voie de la précarité. Aujourd’hui, pour près d’une femme sur deux, le temps partiel est imposé à l’embauche et s’accompagne d’une très faible rémunération d’où… une petite retraite plus tard ! »
À ces prises de position de journalistes s’ajoute celle d’une « experte », sociologue très régulièrement invitée à s’exprimer dans les colonnes de l’hebdomadaire. L’article qui lui est consacré est intitulé : « Dominique Méda. Au sein du Laboratoire de l’égalité, cette sociologue dénonce la disparité des retraites hommes-femmes » (le 18 juin 2010) [5]. Son analyse est, là encore, sans équivoque : « L’une des questions centrales est celle des écarts persistants entre les retraites des femmes et des hommes. [...] Les pensions de droit propre représentent seulement la moitié de celles des hommes. Celles de la génération des 65-74 ans seront inférieures de 30 % à celles des hommes. »
Tous réunis, ces articles soulignent la plupart des facteurs qui expliquent que les retraites des femmes soient beaucoup plus faibles que celles des hommes : inégalités salariales [6], « carrières interrompues [par des] maternités, temps partiels, chômage ». Sans parler de la plus grande proportion d’emplois précaires et/ou non qualifiés qu’elles occupent [7].
Elle met en évidence les effets inégalitaires de la contre-réforme gouvernementale…
Là encore, journalistes et « expertes » tombent d’accord. Michèle Fitoussi : « La réforme actuelle [...] va au contraire accroître le fossé. [...] Tout cela est inacceptable. [...] Il faut absolument tirer parti de cette réforme pour réduire les inégalités entre les deux sexes au lieu de les creuser davantage » (éditorial du 10 septembre, précité). Dominique Méda : « Si l’on repousse l’âge d’obtention de la retraite à taux plein [65 ans], une partie de ces femmes risquent de devoir travailler jusqu’à 68 ans et d’être ainsi condamnées à la « double peine » : moins d’argent et plus de travail » (le 18 juin). Sa consœur, porte-parole du Laboratoire de l’égalité, Olga Trotsiansky, n’est pas en reste : « Le passage à 67 ans les pénalisera encore plus » (le 1er octobre).
Face à cette réforme, Michèle Fitoussi en appelle carrément à « l’insurrection », toujours dans son éditorial du 10 septembre : « Si autant de mouvements de femmes se mobilisent sur la réforme des retraites [...] c’est qu’il y a de quoi ! [...] Ça vaut la peine de se motiver et de protester de toutes les façons possibles contre cette nouvelle injustice à laquelle le gouvernement fait la sourde oreille, malgré toutes ses allégations, pour la forme, en faveur des femmes. »
Ainsi positionné, et alors que le magazine évoque souvent les « Etats généraux de la femme » qu’il organise dans plusieurs villes (Bondy, Lille, Lyon, Marseille et Paris) [8], on imagine qu’une place non négligeable va être consacrée au sujet, notamment en donnant la parole aux acteurs et actrices du puissant mouvement de mobilisation contre la contre-réforme gouvernementale.
.... mais observe un silence résolu sur le mouvement social
Or l’appel de Michèle Fitoussi paraît n’avoir guère été entendu au sein de la rédaction elle-même.
Pas une seule « une » consacrée à la question des retraites ou au mouvement social, un seul titre en couverture (le 1er octobre), deux éditoriaux (les 10 septembre et 15 octobre), un article consacré spécifiquement au sujet (le 18 juin), et rien d’autre ou pratiquement. On remarque pourtant que pas moins de quinze numéros évoquent les « Etats généraux de la femme ». Ce n’était donc pas l’espace qui manquait pour proposer un traitement approfondi d’un sujet qui touchait, à n’en pas douter, une bonne partie du lectorat d’Elle.
Notons par ailleurs qu’il faut attendre un mois après les premières manifestations, appelées par l’intersyndicale nationale à partir du 23 mars, pour qu’un premier article évoque, marginalement, la question des retraites (le 23 avril). Plus encore, dans son dossier de 89 pages paru dans l’édition du 7 mai [9], pas un article n’évoque le projet gouvernemental sur les retraites [10].
De même, lorsqu’Elle prend la peine de publier « les revendications les plus urgentes [...] de la vingtaine d’associations, organismes et collectifs auditionnés au cours des six derniers mois par les “Vigilantes” de [son] Observatoire des Etats généraux », ainsi que les « 24 propositions [du] Livre Blanc des Etats généraux de Elle », les inégalités de carrière (rémunération, temps partiel, interruption liée notamment aux grossesses, précarité des contrats de travail) sont pointées, mais l’enjeu des retraites est passé sous silence.
Des intervieweuses amnésiques
Le 22 janvier, Marie-Françoise Colombani et Valérie Toranian interrogent Simone Veil, « présidente d’honneur des nouveaux Etats généraux de la femme lancées par le journal Elle », sans que soit abordée la question des retraites [11]. Même silence, le 12 février, lorsque Marie-Françoise Colombani et Valérie Toranian conversent avec Elisabeth Badinter. Le 12 mars, c’est au tour d’Antoinette Fouque, « l’une des fondatrices du MLF », de ne se voir poser aucune question sur les inégalités de genre devant la retraite.
Le 14 mai, elles sont trois à venir « interpeller le Premier ministre, “un lecteur d’Elle” », dans son bureau de Matignon, pour une interview complaisante à souhait, digne de celles pratiquées par leurs collègues de l’audiovisuel face au président de la République [12] : Marie-Françoise Colombani, Michèle Fitoussi et Valérie Toranian. Un défi est relevé ici, au mépris du devoir d’information et du métier de journaliste : celui de ne jamais importuner les hôtes sur la contre-réforme gouvernementale. Cela s’avère d’autant plus remarquable que, dans le cas du Premier ministre, dix-huit questions garnissent l’entretien.
Mais les lecteurs n’auront pas tout perdu, puisqu’ils sauront, grâce à ce courtois entretien, que François Fillon a des talents culinaires : « Je suis très bon cuisinier ». Il ne saurait donc être tout à fait mauvais. Ce silence résolu, qui rend si modeste la contribution d’Elle à la couverture du mouvement social, est d’autant plus surprenant que le magazine a pu à l’occasion, on l’a vu, pointer les effets inégalitaires de la réforme.
Des contestataires invisibles
Prompt à donner la parole à François Fillon, pourtant à l’origine d’une loi décrite par Elle comme un recul pour les femmes, l’hebdomadaire perd une bonne occasion de la donner aux femmes qui exercent des responsabilités nationales au sein de leurs syndicats : Annick Coupé, déléguée générale de l’Union syndicale Solidaires ; Maryse Dumas, membre de la direction de la CGT ; ou Bernadette Groison, secrétaire générale de la Fédération syndicale unitaire (FSU) [13].
Le 7 mai, en leur lieu et place, dans le grand dossier de quatre-vingt-neuf pages, c’est la multi-millionnaire Sophie Marceau qui profite, sous le regard enamouré de Marie-Françoise Colombani et Valérie Toranian, d’une nouvelle tribune où la question des retraites est toujours absente [14]. Vraisemblablement à l’abri des conséquences du projet gouvernemental, elle a évidemment « accepté avec enthousiasme [de] participer [à] ces Etats généraux ».
Une éditorialiste émue par le Medef et François Fillon
Emue, Valérie Toranian l’est d’abord, le 14 mai, par la présidente du Medef : « Nous n’oublierons pas l’engagement de Laurence Parisot [...] de demander à ses instances de se saisir de notre Charte des bonnes pratiques de l’entreprise pour améliorer la difficile articulation entre la vie professionnelle et la vie privée qui pèse sur nos épaules ». Nul doute que Laurence Parisot s’attellera à cette tâche dès qu’elle aura fini de prôner la précarisation généralisée du travail (dont les femmes sont les premières victimes).
Après Laurence Parisot, le Premier ministre, François Fillon : « Nous n’oublierons pas les paroles de François Fillon lorsque nous lui avons remis le livre blanc des Etats généraux, composé de 24 propositions pour changer la vie des femmes, ni ce qu’il nous a répondu précisément dans l’interview que nous publions. Nous n’oublierons pas sa promesse de lutter contre les injustices ». Une pieuse promesse que François Fillon s’empressera d’honorer, affecte de croire notre éditorialiste, mais après une réforme destructrice qu’Elle voit passer sans réagir ! Il est vrai qu’une semaine plus tôt (le 7 mai), lors de la journée de clôture des « Etats généraux », François Fillon avait bénéficié d’une « standing ovation » (Elle du 14 mai).
Que d’émotions pour un Premier ministre qui préparait alors une nouvelle contre-réforme des retraites (après celle de 2003) particulièrement régressive pour les femmes : une contre-réforme qui n’a guère semblé émouvoir un magazine prétendant pourtant défendre leur cause.
Elle contre les syndicats
Ce véritable désert éditorial est complété par des approximations sur une prétendue absence de prise en compte des inégalités de genre par les syndicats. On le comprend, d’abord implicitement le 1er octobre, quand l’article proclame : « Enfin, la question de la retraite des femmes n’est plus ignorée ». De manière beaucoup plus explicite, dans son éditorial daté du 15 octobre, Marie-Françoise Colombani se donne le beau rôle face aux syndicats, soupçonnés de mettre la cause des femmes au centre de leurs revendications par simple opportunisme : « Les syndicats se sont opportunément aperçus que, pour les femmes, il y avait une vie avant – et même bien avant – le moment de la prendre [la retraite...]. La mise en lumière de l’injustice de leur vie professionnelle est devenue, par le biais de la défense de leur retraite, quasiment et miraculeusement, le fer de lance des revendications ».
Si les inégalités entre hommes et femmes ont longtemps été, sinon ignorées, du moins plus faiblement combattues que d’autres par le mouvement syndical, la mobilisation de cet automne a vu l’ensemble des confédérations investir cette question et intégrer les revendications des femmes [15].
Un tel procès d’intention permet à l’hebdomadaire de voiler d’un écran de fumée ses propres carences. Le traitement par Elle de cette question illustre en effet le gouffre entre les prétentions affichées par le magazine en matière de défense des droits des femmes et l’information effectivement produite sur la persistance des inégalités de genre et le rôle qu’y jouent les politiques gouvernementales.
Denis Perais