À la surprise générale, la Fifa (Fédération internationale de football association) attribue début décembre l’organisation de la coupe du monde de football à la Russie en 2018 et au Qatar en 2022. « Nous avons ouvert de nouveaux marchés de développement du football (...) Ce n’est pas pour l’argent, c’est une folie de prétendre cela » [1], explique sans craindre la contradiction Sepp Blatter, président de la fédération internationale dont le fonctionnement du comité exécutif est entouré de soupçons de corruption.
De ces suspicions, le journal L’Équipe se borne à reprendre quelques dépêches d’agence. Et se contente pour tout commentaire de reproduire la parole officielle de Blatter. Au sein du journal, certains reconnaissent que c’est dommage. « On est mauvais sur la Fifa comme on est mauvais sur le CIO », s’énerve Damien Ressiot, chargé de l’antidopage à L’Équipe.
Cet épisode illustre les rapports délicats que le journalisme entretient avec le sport. Envahi par l’argent des sponsors et les contrats d’exclusivité, lié par essence à la presse qui a créé maintes compétitions et continue d’en régenter, le sport professionnel serait réfractaire à l’information indépendante, et le journaliste sportif serait suspecté de compromissions et de collusion avec la matière qu’il traite [2]. Parce qu’il faut promouvoir et entretenir le spectacle, le sport s’accommoderait mal du travail d’enquête journalistique.
Commentateurs ou journalistes ?
Faut-il dire journaliste « sportif », journaliste de sport, voire journaliste dans le sport ? Voilà un genre unique où il s’agit d’abord de rendre compte – commenter – de ce qui se passe sous vos yeux. L’occasion de faire valoir des qualités de conteur d’histoire. « Vous êtes payés pour faire rêver celui qui ne peut pas être sur place, pour être ludique, et pas pour donner des messages existentiels ». La voix est bien connue, c’est celle de Jacques Vendroux, inamovible chef du sport à Radio France. Son conseil ? « Faire ce métier de manière passionnelle, simple ».
Alain Vernon fait partie du service des sports de France Télévisions. Une dizaine de Jeux olympiques à son actif. Lui a toujours privilégié les enquêtes : les premières affaires de dopage dans le cyclisme, en 1989, l’affaire de corruption VA-OM, en 1993, les transferts de footballeurs, les paris truqués, les doutes qui entourent la finale de la Champion’s League entre Liverpool et Milan, en 2005… En trente ans de maison, cependant, il n’a pu échapper au traitement attendu du spectacle sportif. Il évoque un métier qui « vit une schizophrénie. Daniel Bilalian [le directeur des sports, ndlr] le dit tous les jours : il faut mettre en scène le spectacle. Alors oui, il dit aussi qu’il faut faire du journalisme, mais c’est pas le principal ». Ne zappez pas !
La mise en scène fait-elle partie du journalisme ? Lorsqu’on pose la question à Karim Nedjari, l’un des patrons du sport à Canal+, la réplique fuse : « Une phrase de Grégoire Margotton ou de Stéphane Guy [commentateurs de la chaîne], c’est deux jours de boulot, des stats, un vrai travail et pas de phrases inutiles ». Il ajoute aussitôt : « Une phrase, une info, c’est notre politique éditoriale ». Rien à voir, pourtant, avec celle qui était la sienne lorsqu’il était encore au Parisien, où ses articles avaient pour titre : « Foot, affaires et show-biz » [3]. La politique de la chaîne cryptée, c’est plutôt de développer les émissions, comme le « Canal football club », « la plus belle valeur ajoutée de la Ligue 1 » (dixit Karim Nedjari), où des “experts”, éditorialistes du sport ou ex-joueurs devenus consultants « copieusement rétribués », se répandent en analyses, entrecoupés de “palette” technique, de “loupe” sur des actions de jeu et de publicité. « C’est de la discussion », rétorque Fabrice Jouhaud, directeur de la rédaction de L’Équipe. En effet, ça discute…
Comme le remarquait déjà Jean-Marie Charon il y a presque vingt ans, le journaliste sportif est tenté de « s’enfoncer toujours plus avant dans la seule technicité », en raison d’un affaiblissement de la « fonction critique » et « des valeurs issues du modèle de l’information politique et générale » [4]. Commentateur sportif ou journaliste sportif ?
Journalistes sportifs et journalistes politiques buteraient ainsi sur les mêmes difficultés. Qu’ils soient parqués dans la cour de l’Élysée ou dans la salle de presse de Roland-Garros, difficile pour eux de s’affranchir de la parole officielle. Mais dès lors qu’ils se rapprochent d’un athlète, ils s’exposent au soupçon de copinage. Jusqu’à devenir les Alain Duhamel du sport ? Cela a le don d’agacer François Thomazeau, ancien chef de la rubrique sports à l’agence Reuters : « On essaie d’accréditer l’idée selon laquelle il faudrait n’avoir aucune familiarité ! Le journaliste des faits divers, s’il ne déjeune pas avec des procureurs ou des commissaires, il ne sortira jamais aucune info ! ».
« Un journalisme de fax »
Pierre Ballester, ancien journaliste de L’Équipe et auteur de livres sur le dopage dans le cyclisme [5], est plus intransigeant. Lui qui fut limogé après avoir accusé deux de ses collègues d’avoir partagé des “pots belges” avec des coureurs du Tour de France [6] : « je pense qu’on peut avoir des infos sans être de mèche. Ce faisant, on gagne en crédibilité, en respectabilité, ce qui peut aussi amener des gens à nous parler ». Un constat partagé par Damien Ressiot et par Alain Vernon : « Si tu veux copiner, fais un autre métier », entonne ce dernier.
Face à ces dérives caricaturales, le journaliste d’investigation s’érige en contre-modèle. Journalisme d’investigation, un pléonasme [7] ? En 1998, quand explose le scandale de dopage autour de l’équipe Festina sur le Tour de France, Pierre Ballester avoue être « né journaliste ». Pourtant, l’affaire n’est pas le résultat d’une enquête au long cours. Ce sont, comme souvent, les sources, policières ou judiciaires, qui viennent au journaliste. Le correspondant de Reuters à Lille fréquente des personnes en charge du dossier : Rotary Club, Union’s club, loge maçonnique, les réseaux fonctionnent à plein. Ce jour-là, dans la salle de presse, deux camps de journalistes se font face. D’un côté, les incrédules, les partisans du non-dit. De l’autre, quatre ou cinq journalistes désireux d’en savoir davantage. Le clivage est tel que des discussions s’engagent sur l’utilité même de sortir l’information. Au point de ne rien dire ? [8]
Schizophrène, la corporation l’est sans doute. Pour autant, ce qu’illustre le dédoublement qui a lieu ce jour-là dans la salle de presse n’a rien de pathologique : il montre qu’il faut parfois savoir choisir son camp.
L’anecdote pointe aussi les limites de ce contre-modèle de l’investigation. « Aujourd’hui à quelques exceptions près, il n’y a plus de journalisme d’investigation ». Voilà un point sur lequel Karim Nedjari rencontre son confrère de France 2. « Il faudrait plutôt parler d’un journalisme de fax, de procès-verbal ». Cela n’en demande pas moins de l’insoumission, une « âme de rebelle », précise Alain Vernon avant de balancer, sans ambages : « Tout journaliste sérieux doit être capable de sortir des infos lourdes au moins une fois dans sa putain de vie de baveux. Sinon c’est qu’il a renoncé à chaque fois pour diverses raisons ».
« Un métier de commercial »
Alors, comment expliquer que l’investigation soit si peu présente ? « Le dopage ou les affaires institutionnelles, personne parmi les journalistes sportifs ne se passionne pour ça », estime Fabrice Jouhaud. « C’est un milieu où les gens n’ont pas intellectuellement perçu l’intérêt de faire sortir des infos. Dans le sport, l’intérêt commun c’est plutôt de la fermer, ou éventuellement de tous se mettre d’accord sur un mensonge ».
En février 2009, le Canard enchaîné fait état d’une rencontre, en mars 2008, entre Marie-Odile Amaury - principale actionnaire du journal – et la société des journalistes (SDJ) de L’Équipe. Mme Amaury exprime alors aux journalistes son souhait de ne plus les voir s’attarder sur les sujets liés au dopage [9]. Damien Ressiot confirme avoir eu quelques temps après une conversation de ce type avec son supérieur hiérarchique direct lui intimant de ne plus traiter le dopage qu’en réaction. « J’ai été voir le directeur. Si je ne pouvais plus faire mon boulot comme avant, je ne travaillerais plus à L’Équipe ». En attendant l’épreuve. Car « le test ultime, c’est quand je sors un truc pendant le Tour. En dehors d’ASO (Amaury Sport Organisation), c’est beaucoup moins sensible ». Depuis 2008 et le changement de direction, l’occasion ne s’est pas encore présentée.
Damien Ressiot n’est pas dupe : « Je suis dans la posture de l’emmerdeur ». Un "emmerdeur" qui prend son rôle très à cœur : il lui est arrivé de ne pas demander sa carte de presse les années où il n’avait pas le sentiment du devoir accompli. Ils sont peu nombreux, pourtant, ceux qui se décident à mettre le pied dans le coin de la porte. « Il y a trois catégories de journalistes », vitupère Pierre Ballester, aujourd’hui enseignant au CFJ. « Ceux qui s’en foutent, dès lors qu’ils ont leur boulot, qu’ils suivent les compétitions et qu’ils touchent leur chèque, et qui vont dans le sens du vent. Il y a les connivents, des journalistes qui sont main dans la main avec le monde du sport. Ils sont les mieux informés, mais ils sont d’une lâcheté épouvantable ! Et puis il y a ceux qui disent “allons voir”. Les autres, c’est quoi ? Un conglomérat de cloportes ! »
Dans ces conditions, quel est l’intérêt pour des journaux de mettre le paquet sur l’enquête, alors que le rapport coût/bénéfice leur est défavorable ? « Le lecteur est attiré par le sport-paillettes, tout ce qui tourne autour de la gouvernance de la fédération de foot par exemple, je ne crois pas que ça intéresse grand monde », affirme Fabrice Jouhaud. « Pourquoi faudrait-il s’excuser de vouloir vendre des journaux ?! »
La logique économique n’épargne pas celle de l’information. « Notre métier est aussi un métier de commercial, d’épicier en news », complète François Thomazeau. « Les rédacteurs en chef se fichent de l’investigation, ce qu’ils veulent, c’est dépenser le moins d’argent possible ».
L’enquête, ce sacerdoce
Enquêter c’est aussi assumer certains risques, tant physiques que professionnels. Damien Ressiot a fait face à une quinzaine de procès [10]. Son confrère du Monde, Stéphane Mandard, en sait également quelque chose, alors que son journal a été condamné pour diffamation à l’encontre de deux clubs de football, le FC Barcelone et le Real Madrid, qu’il accusait de tremper dans le dopage lors de ce qu’on a appelé "l’affaire Puerto" [11]. Lui seul en a vu les preuves. Mais puisque le dopage est avant tout une notion juridique, la parole du journaliste pèse de peu de poids. Et il s’est attaqué au plus grand tabou du sport. Les deux clubs ont alors demandé des millions de dommages et intérêts : « C’était un message adressé aux journalistes. Si vous enquêtez sur le foot, on vous coupe la tête ».
Ceux qui continuent d’enquêter sont souvent seuls. Et ils se trouvent vite écartés des lieux où ils pourraient trouver des preuves. « C’est embêtant, conclut Damien Ressiot, de confier à une seule et même personne ce rôle du journaliste blacklisté par certaines fédérations ». Lui est interdit de tout contact avec l’UCI (Union cycliste internationale) depuis son scoop de 2005 sur le septuple vainqueur du Tour de France, Lance Armstrong [12]. Il en veut un peu à son journal de ne pas l’avoir soutenu auprès de l’institution : « J’estime qu’il aurait pu faire pression. Ça ne s’est pas passé, ça complique mon travail et c’est regrettable ».
« Faites des bouquins ! »
« Je suis l’alibi dans le sens où on tolère mes enquêtes pour pouvoir dire qu’on est indépendant du milieu du foot que l’on paye aussi (Coupe de la Ligue et Coupe de France). Mais on ne m’a jamais demandé d’en faire plus en développant une cellule enquête par exemple », souligne Alain Vernon. La grande machine médiatique a besoin de ces instances critiques qui la légitiment dans son rôle de contre-pouvoir. Parce que la plupart des journalistes ont intériorisé la logique du système, « ils adhèrent librement à ce que celle-ci leur commande de croire. Ils agissent de concert sans avoir besoin de se concerter, leur communauté d’inspiration rend inutile la conspiration » [13]. Les quelques autres qui s’obstinent à débusquer les errements du système sont ainsi relégués à sa marge, ce qui ne peut manquer de limiter leur périmètre d’action.
« Du coup, reprend Pierre Ballester, vous faites un bouquin ». Un format qui sert mieux la complexité. Deux semaines à peine après son renvoi de L’Équipe en 2001, il trouve un éditeur qui accepte son projet d’enquête. Son livre sur Lance Armstrong sort en 2004. Maintenant que sa colère est retombée, il serait même prêt à quelques concessions : « le monde de l’édition a pris le relais de la presse sportive. Je suis d’accord en partie pour dire qu’elle n’est pas là pour ça [l’enquête]. Sinon elle se saborde. Elle a besoin de rêve, d’émotion, de performance, tant pis si c’est frelaté ! ».
Le journalisme est même laissé à des non-journalistes. Le récent ouvrage du docteur Jean-Pierre de Mondenard, Dopage dans le football, qui consigne trente ans d’évocations sur le sujet, en est un exemple. Quand il évoque la lutte contre le dopage, c’est pour souligner qu’« il y a de toute façon un obstacle majeur à sa réussite : ce sont les fédérations elles-mêmes qui sont chargées de lutter contre le fléau du dopage. C’est impossible ! Connaissez-vous un PDG délégué syndical ? » [14]. Une question en forme de réponse à la « perplexité » de Damien Ressiot qui s’étonne de n’avoir jamais rencontré de preuves tangibles de tricheries dans le sport roi. En attendant, des médias de niches préfèrent miser sur une approche “décontractée” du sport, dont le magazine So Foot est un exemple. Pour ne pas se faire journaliste militant, posture revendiquée par Jérôme Latta, des Cahiers du foot, qui a « pris le parti de considérer [le football] comme un objet politique à part entière » [15]. Même si cela dérange. Ce parti pris, politique, s’il ne vaut pas automatiquement promotion de l’enquête tous azimuts, faute de moyens, en est assurément le pré-requis. Et le grand absent.
Arnaud Racapé et Thibault Henneton
L’investigation est un sport de combat : enquête sur le journalisme sportif
par
, ,Quoi qu’en ait dit le baron Pierre de Coubertin, le sport n’est plus une affaire d’amateurs. Devenu spectacle professionnel, ses écarts (tricherie, dopage, violence, corruption, etc.) sont d’autant plus saillants, et ses ramifications tentaculaires. Pour le journaliste sportif, le subtil équilibre entre contact et distance, entre l’enquête et le commentaire, est difficile à trouver. Cela tombe bien : la définition de son rôle social est en jeu. Enquête.