Dans une interview publiée par Nice Matin, le 28 janvier 2011, Alexandre Adler était invité à revenir sur de précédentes déclarations, élogieuses, concernant Ben Ali et son régime. « Regrettez-vous d’avoir évoqué en 2009 les "acquis démocratiques″ de ce pays ? », lui demande ainsi le journaliste. « C’était peut-être excessif », admet le chroniqueur du Figaro – ce qui est en soi une petite « révolution ». Mais c’est pour bien vite se reprendre : « Je maintiens que la Tunisie qu’il incarnait bon an mal an était – et demeure – une expérience encourageante au Maghreb. Si cette société n’était pas une démocratie, elle n’était pas non plus son contraire. »
« La captation des richesses par le clan Trabelsi ? L’emprisonnement des opposants ? » relance alors son interlocuteur, qui pousse ainsi notre omniscient à avouer une « ignorance » très opportune : « J’ignorais à quel point ces canailles se comportaient comme des doryphores ». « Comportements » relativisés aussitôt par une comparaison avec les Algériens spoliés par leurs « technocrates formés à l’énarchie française ». Dernière question : « Avez-vous de l’indulgence ? » Dernière réponse, en forme de faux-fuyant : « Même dans la pire période de Ben Ali, les Tunisiens ont toujours été plus libres que leurs voisins algériens ou marocains. »
Dans sa livraison du 12 février 2011, notre éditocrate nous précise par ailleurs que « Moubarak n’était pas Ben Ali », et développe une comparaison cette fois défavorable au second. Que faut-il en conclure ? Que la situation en Égypte était plus heureuse que celle que connaissait la Tunisie, elle-même plus souhaitable que celle de l’Algérie et du Maroc ? Pour vérifier ce palmarès tout en nuances, remontons le fil, de mal en pire, en suivant la production éditoriale d’Adler sur les dix dernières années, et en commençant par le meilleur de tous : Moubarak.
L’Égypte et son « régime débonnaire »
Si « Moubarak n’est pas Ben Ali », la formule laisse tout de même à penser qu’on pourrait à bon droit adresser quelques reproches au président égyptien. Si Adler le concéderait peut-être – bien qu’il ne précise pas lesquels –, c’est que nous sommes à la veille de sa destitution. Car, depuis dix ans, qu’a-t-il dit à propos de ce dirigeant ?
Pas grand-chose. En réalité, la pratique du pouvoir de Moubarak, le régime qu’il dirige, les trente années d’état d’urgence, la situation économique, sociale et politique de la population égyptienne – bref, tout ce qui fait la « une », ou du moins apparaît dans les journaux depuis peu –, tout cela est quasi absent des discours d’Alexandre Adler. Ce qui l’intéresse, ce qui l’inquiète, à propos de l’Égypte, c’est son basculement toujours prochain et toujours presque achevé dans « l’islamisme radical ». Ne rien savoir des peuples : c’est à cela qu’on reconnaît un expert en géopolitique, du moins dans le microcosme des éditocrates.
Ainsi, le 4 mai 2005, Alexandre Adler nous met en garde : « Plus gravement, la déstabilisation structurelle, tant de l’Égypte de Moubarak que de l’Arabie saoudite du prince Abdallah par leurs majorités islamistes respectives, ne laisse pas d’inquiéter pour l’avenir ». Le 30 décembre 2006, la « Songerie moyen-orientale » (c’est le titre) de notre chroniqueur prend fugitivement des allures de cauchemar quand il songe à la « crise intégriste lancinante en Arabie saoudite et en Égypte ». Et si, en juin 2007 [1], il fait mine d’évoquer enfin la « situation interne » de l’Égypte et les « préoccupations très grandes que donne l’état général » du pays, c’est pour ne rien en dire, sinon s’inquiéter du « renforcement du rôle des Frères musulmans égyptiens » et des élections législatives remportées à Gaza par le Hamas qui pourraient provoquer « l’implosion d’un État égyptien qui, du Darfour aux rues populeuses du Caire, est défié aujourd’hui sur tous les fronts ».
En décembre 2008, il a encore un mot pour le peuple égyptien : « Le sacrifice des islamistes de Gaza devrait, dans l’esprit de ses instigateurs, tout à la fois vaincre sur le terrain les capitulards chiites de Téhéran et de Bagdad, qui ne rêvent que de dialogue avec Obama, et à déstabiliser pour de bon une Égypte de plus en plus intégriste. » Pour rendre compréhensible cet extrait de ce qu’au Figaro on nomme « chronique », mais que l’on pourrait tout aussi bien qualifier de bouffée délirante, il faut sans doute préciser qu’à la lecture de l’article il apparaît que l’expression « sacrifice des islamistes de Gaza » désigne l’opération israélienne « Plomb durci » qui se prépare, opération dont les « instigateurs » sont, évidemment, les “durs” de Téhéran. Et Adler de conclure, visionnaire : « L’impuissance de Moubarak pourrait fragiliser définitivement l’État et faire basculer toute la région vers une sorte de califat ». Adler, comme on le disait dans un bon livre – Les Éditocrates – récemment réédité en poche, c’est l’imagination au pouvoir.
Une imagination, comme on le voit, échauffée par un prurit anti-islamiste faisant régulièrement verser la chronique dans le prêche enflammé ou la propagande hallucinée, qui n’ont rien à envier à d’autres fanatiques. Mais ce fanatisme-là ne mobilise guère les gardiens de l’ordre et de la raison médiatiques : ils en partagent généralement les présupposés et les méthodes.
Ainsi, le 18 mai 2005, Alexandre Adler fustige la « vulgate démocratico-humanitaire » qu’il attribue à... l’administration Bush ! Cette « politique américaine de soutien énergique et intrusif en faveur de la démocratie dans le monde musulman » – c’est toujours du Adler dans le texte - est une politique vouée à l’échec, en raison de réalités naturellement « beaucoup plus complexes » : Adler prévient qu’« une révision sera inévitablement nécessaire ». En Égypte, par exemple, où « le régime Moubarak s’affaiblit chaque jour », déclare Adler pour déplorer, cela va sans dire, la mollesse de ce « pouvoir, qui n’est bien évidemment que semi-autoritaire » face à l’islamisme.
Le 15 août 2005, nouvelle appréciation dont les révoltés de la place Tahrir ne semblent pas avoir tenu compte : « Le régime débonnaire et affaibli du président Moubarak en Égypte est lui, de son côté, la moins mauvaise des solutions pour le grand voisin du Sud » [2].
Six mois plus tard, ce pouvoir « débonnaire » et « semi-autoritaire » organise assez logiquement des « élections semi-libres » (selon la chronique du 26 janvier 2006) : des élections grâce auxquelles Moubarak sera tout de même réélu avec à un score semi-démocratique de 88,5 % des voix.
Il faut attendre 2011 pour que le « printemps arabe » altère – un peu – la vision du grand Alexandre.
Le 29 janvier, Adler nous avertit : « L’Égypte bouge [...] De là à penser que la chute de Moubarak est imminente, il n’y a qu’un pas à franchir, et certains – dont le président Obama, qui a appelé le raïs à des réformes démocratiques - le font de manière inconsidérée ». Le départ de Moubarak une dizaine de jours plus tard, le 11 février montre à quel point la prudence intéressée d’Adler était… inconsidérée. Il n’empêche : pour justifier le désaveu d’Obama, notre expert en comparaisons farfelues invoque la différence entre Ben Ali et Moubarak. Un nouvel adjectif apparaît alors sous la plume du chroniqueur du Figaro. « À la différence de Ben Ali, Moubarak ne s’affaiblit pas du fait de son obstination dictatoriale mais, tout au contraire, des nombreuses concessions sans principe qu’il aura été amené à consentir à son opposition islamiste ». La prose d’Adler est (volontairement ?) ambiguë. Faut-il comprendre qu’à l’instar de Ben Ali, Moubarak fait effectivement preuve d’une « obstination dictatoriale » ou que c’est seulement ce que prétendent ceux qui n’ont pas la clairvoyance d’Alexandre Adler ? Ceux qui ne voient pas que sa chute serait imputable à sa mollesse face aux islamistes, et non à son « obstination » à refuser des réformes démocratiques « inconsidérées » ?
De l’Égypte vue d’Adler, tournons-nous maintenant vers la Tunisie, pour nous pencher sur le Ben Ali selon Alexandre, « dictatorial », lui, sans ambiguïté. Aujourd’hui du moins.
La Tunisie et son « despotisme très relatif »
Alexandre Adler parle rarement de la Tunisie. Mais, avant le 29 janvier 2011, toujours en bien. Deux chroniques lui sont spécifiquement consacrées, qui valent le détour.
– La première, le 17 novembre 2005, célèbre « Le paradoxe tunisien ». On pourrait imaginer que ce paradoxe concerne la contradiction entre réussite économique et échec démocratique. Mais tout l’article tente précisément de convaincre son lecteur que ce prétendu échec est une « argutie » : celle-ci aurait pour fondement un « mélange de complaisance à l’égard de l’islamisme, de haine de soi et de trouille pure et simple » qui conduit indûment « à des condamnations sans appel ». Il faut donc se résoudre à comprendre que ce « paradoxe tunisien » oppose la réalité tunisienne à l’incrédulité des « idéologues de la capitulation face à l’islamisme » - comprenez : des droits-de-l’hommistes à l’entendement troublé.
Notre chroniqueur est cependant prêt à une fugitive concession, dont on appréciera la formulation prudente : « Non certes que la Tunisie soit un modèle achevé de participation démocratique. Car même si des partis et des mouvements d’opposition ont pignon sur rue, ils sont encore loin d’évoluer dans un cadre parfaitement démocratique. » Mais, nous rassure aussitôt Adler : « la démocratie peut aussi se mesurer à d’autres critères. Qui, dans le monde musulman […] préférerait aujourd’hui l’incontestable pluralisme politique iranien [...] au despotisme très relatif d’un État tunisien qui reste éclairé ? ».
– La seconde chronique est publiée le 31 octobre 2009, au lendemain de l’élection présidentielle, remportée par Zine El-Abidine Ben Ali avec un score très relativement despotique de 89,62 %. Chronique intitulée « Où en est la Tunisie ? » et selon laquelle la Tunisie est, à bien y regarder, en pleine forme démocratique.
Certes, « un tel scrutin suscite évidemment les critiques les plus acerbes et les mises en cause les plus radicales ». Certes, on peut confraternellement regretter « les mauvais traitements infligés à notre consœur Florence Beaugé du Monde, lesquels ne s’imposaient pas » : une délicate précision qui, en revanche, « s’imposait » manifestement. Mais ces deux légères concessions ne sauraient masquer l’essentiel : « Pourtant, il n’y a dans ces élections aucun élément qui devrait enflammer les esprits, si l’on a bien en tête la situation géopolitique de la Tunisie, les acquis démocratiques de sa société et surtout la nature des ennemis qui guettent son éventuelle faiblesse. »
Des acquis démocratiques ? Mais oui, et Alexandre Adler le prouve : « Pour ce qui est du totalitarisme, le bilan du régime en matière de liberté civile et d’égalité des citoyens parle de lui-même. » Prudemment, Adler se tait sur les libertés politiques. Et puisque ce bilan parle de lui-même, Adler n’en dit pas un mot et enchaîne aussitôt : « La Tunisie atteint d’ailleurs, grâce à sa liberté d’entreprendre, un PIB par tête d’habitant à peu près double de celui de ses voisins pourtant mieux pourvus en ressources naturelles. » On se perd en conjectures sur le sens de l’adverbe « d’ailleurs »... Quoi qu’il en soit, ayant ainsi brillamment démontré l’étendue des « libertés civiles », Adler pointe le véritable ennemi : l’opposition prétendument « démocratique » : « Mais peut-on prétendre que l’opposition soit aussi “démocratique” qu’elle le proclame ? Ici, il faut lire l’ouvrage de l’un de ses principaux représentants ». Et après avoir résumé d’adlérienne façon un ouvrage de Moncef Marzouki [3], le grand Alexandre conclut sans faiblir : « Avec de tels démocrates en embuscade, on préférera la poursuite de l’expérience actuelle dont les succès économiques et humains ne sont plus à démontrer. » Puisqu’ils parlent d’eux-mêmes !
Qu’est-ce qu’un éditocrate omniscient ? Un commentateur, souvent journaliste, qui fait parler les faits, le cas échéant sans rien en dire et compare des allusions. Comme on va le voir.
Maroc, Algérie : de mal en pis ?
Confronté, en 2011, à ses éloges passés du régime de Ben Ali, Adler, comme on l’a vu plus haut, avait au moins assumé partiellement ses propos, affirmant, avec simplement un peu moins d’aplomb, que la Tunisie de Ben Ali était une « expérience encourageante ». Il avait surtout botté en touche en évoquant la situation, bien pire, du Maroc et de l’Algérie. Mais qu’en disait-il avant d’être pris en faute ?
Si le Maroc et l’Algérie font un peu moins bien en matière démocratique que le despotisme « très relatif » et très « éclairé » de Ben Ali, on peut supposer qu’aux yeux d’Alexandre Adler leur bilan n’est peut-être pas si négatif. Et de fait, selon des chroniques antérieures au « printemps arabe », on y assistait plutôt au « réveil de la démocratie "andalouse" ». C’est le titre d’une chronique surréaliste datée du 23 mars 2005, soit une semaine trop tôt pour un poisson d’avril.
Tout commence par un « souvenir » : celui « du célèbre Secret de la Licorne », épisode de Tintin dans lequel, comme le rappelle notre expert et comme le sait tout spécialiste de géopolitique, le héros trouve l’emplacement d’un trésor en superposant trois cartes. Or l’astuce de Tintin fonctionne aussi avec le Maghreb : « Ce n’est qu’en superposant les trois cartes du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie, que peuvent se révéler enfin les contours d’un bien plus grand trésor, celui de la démocratie “andalouse” ».
Et Alexandre Adler de passer en revue les atouts démocratiques des trois pays, à l’abri de cet alibi grotesque : la démocratie n’est achevée dans aucun pays, mais la superposition des trois dessine un pays joyeux et merveilleux qui ressuscite la « démocratie andalouse ».
– L’Algérie d’abord : « Il n’est pas douteux que l’Algérie n’ait pas pour l’instant franchi la barre fatidique d’élections, sincères et vérifiables. Il s’agit là d’une toiture qui ne manquera pas d’être posée en son temps. Mais tous les étages du bâtiment sont là. La liberté d’expression de la presse est considérable, la possibilité pour des partis politiques aux visions contradictoires d’avoir pignon sur rue est incontestée, la légitimité du pouvoir lui-même est de plus en plus descendue vers l’opinion publique ». Cette dernière phrase est à savourer à petits traits.
– « Si l’on se tourne à présent vers le Maroc », poursuit le Tintin du Figaro, « on constate qu’il y existe à présent un développement là aussi tout à fait original, celui de l’État de droit ». Et si « la monarchie marocaine, même modeste dans son expression, n’est toujours pas devenue une monarchie constitutionnelle, […] la Movida marocaine est bien là ». Tintin se rapproche du trésor : « Le Maroc nous fournit ainsi le complément juridique et idéologique qui, combiné au pluralisme algérien authentique, semblerait nous conduire très directement à un modèle de démocratie andalouse. »
– Ne manque plus que la Tunisie, « qui, seule, présente aujourd’hui dans la région un modèle de société civile véritablement prédémocratique », croulant sous « des libertés encore inexistantes ailleurs [4]. Celle d’aller et de venir, de créer son entreprise sans être accablé par une parafiscalité politique écrasante ».
Certes, cette dernière déclaration peut surprendre, aujourd’hui que toute la presse fait état de la corruption généralisée au profit de l’oligarchie au pouvoir. Mais Adler nous l’a dit : « J’ignorais à quel point ces canailles se comportaient comme des doryphores ». Et en bon éditocrate, quand on ignore ce que tous ceux qui voulaient savoir savaient depuis longtemps, on affirme bruyamment le contraire.
En 2008, on prend les mêmes et on recommence [5]. À défaut de superposer des cartes, Adler opère des regroupements. Deux, pour être exact : « Un groupe d’États tournés vers l’Europe et implicitement vers la démocratie : Maroc, Tunisie, Jordanie, Autorité palestinienne et, de plus en plus, Syrie. Et de l’autre, un front du refus autoritaire comprenant, d’ores et déjà, l’Algérie, la Libye et, de façon plus discrète, l’Égypte, le Liban étant devenu de facto un condominium euro-iranien. » On recommence donc, mais en bousculant quelque peu la hiérarchie : le Maroc et la Tunisie adeptes de la démocratie implicite s’opposent cette fois à l’autoritarisme (discret) de l’Égypte et de l’Algérie.
Pourtant, deux mois auparavant, dans une chronique intitulée « La coexistence pacifiée de deux Algérie », Adler se faisait une joie de s’arrêter pour une fois « sur ces trains qui arrivent à l’heure ». Il s’agissait en l’espèce de… l’Algérie stabilisée par « les deux mandats réparateurs de Bouteflika », à l’issue desquels « personne, à Alger comme à l’extérieur, n’est vraiment satisfait, mais personne non plus n’est vraiment mécontent ». Et Adler de conclure : « Certes, il s’agit d’un bilan encore modeste mais sans équivalent ailleurs dans le monde arabe, Maroc excepté ».
On l’aura compris : la cohérence, la pertinence ou la véracité importent peu à un médiacrate en roue libre. La réussite d’une chronique, pour le paraphraser, « peut aussi se mesurer à d’autres critères ».
Qu’Alexandre Adler ne soit qu’un idéologue, nul ne saurait en douter, et nul ne saurait reprocher au Figaro de lui offrir une tribune hebdomadaire. Que cette idéologie se propage à coups d’assertions péremptoires, de pétitions de principe, de considérations tintinophiles et de prophéties déguisées en déductions scientifiques, mais généralement démenties rapidement par les faits (voir en annexe, un exemple éclatant), voilà qui est plus difficile à défendre. Et le fait qu’elle passe par le soutien cynique à des régimes dictatoriaux, qu’on couvre d’éloges pour leurs acquis ou leurs conquêtes démocratiques... ne mérite guère de commentaires.
La critique la plus cinglante de cette pratique éditocratique largement partagée, on la trouve étrangement sous la plume d’Alexandre Adler lui-même, à qui nous laisserons donc le dernier mot : « Ils savent, quand ils le veulent et avec une dextérité exemplaire, détourner le regard devant les meurtres et l’oppression la plus nue, pour ensuite se faire les procureurs vétilleux, là aussi quand ils le veulent » [6]. Il faut dire que le plus décomplexé des éditocrates parlait alors des… « idéologues de la capitulation face à l’islamisme ».
Olivier Poche
Annexe : Le « théorème égypto-iranien » – Un condensé d’éditocratie
C’est en 2004 – du moins selon nos recherches – qu’Alexandre Adler invente ce qu’il appellera plus tard le « théorème égypto-iranien ». Dans un article rendant compte des « grandes conférences du Figaro », Olivier Zajec relate l’exposé du « spécialiste de géopolitique », qui a « fait observer que l’Iran et l’Égypte évoluaient sous nos yeux de façon parallèle mais néanmoins inversée ».
C’est le 26 janvier 2008 qu’il baptise sa découverte. La chronique du Figaro s’intitule ce jour-là « Le théorème égypto-iranien », et développe cette « simple observation empirique, s’agissant du "Grand Moyen-Orient" : l’Égypte à l’ouest et l’Iran à l’est semblent y fonctionner comme deux pôles de charge électrique opposée […] Le Caire et Téhéran alternent depuis 1945 dans des postures toujours aussi symétriques ».
Trois périodes se détachent : « De 1945 à 1953, l’Iran est en proie à une fièvre nationaliste et démocratique, dont la haute figure de Mossadegh domine le déroulement. À la même époque, l’Égypte du roi Farouk demeure une monarchie parlementaire débonnaire, bien que de plus en plus chaotique ». Deuxième étape : « À peine le cycle révolutionnaire iranien se ferme-t-il avec la contre-révolution pro-impériale organisée par les services secrets britannique et américain en 1953, et voici qu’en Égypte, après le coup d’État pacifique des “officiers libres” de 1952, l’ardent nationaliste révolutionnaire qu’est Nasser s’impose ». Troisième phase : « en 1978 le visionnaire Anouar el-Sadate impose, après sa visite prophétique à Jérusalem, un nouveau cours pro-occidental et réformiste en Égypte. Au même moment, le pouvoir du chah vacille ».
Retour au présent : « Nous en sommes, en apparence, encore là avec Hosni Moubarak […] mais aussi avec Ahmadinejad […] ».
Mais, nouvel exemple des prophéties burlesques d’Adler, « le basculement est déjà visible à l’œil nu, en Iran à tout le moins. Tout indique qu’au lendemain des élections générales de mars, qui, à la différence des présidentielles de 2005, ne seront pas, cette fois-ci, truquées dans la même proportion, une offensive généralisée des conservateurs éclairés et des progressistes assagis cherchera à se débarrasser pour de bon de l’énergumène terroriste, négationniste et obscurantiste qui tient lieu de président à la grande nation iranienne ». Si le sort de l’Iran est écrit (dans Le Figaro), celui de Égypte est encore incertain : « l’Égypte demeurera-t-elle stable tandis que l’Iran entreprend son grand basculement vers l’Ouest ? Tout indique là aussi […] qu’une grande mutation politique se prépare aussi au Caire, et de toute évidence en sens opposé. L’agent de cette mutation n’est autre que le Hamas ».
Et Adler de conclure, sûr de son fait : « Décidément, le théorème égypto-iranien semble bien prêt de se réaliser une fois de plus... et l’histoire est bien une science expérimentale ».
Trois ans plus tard, alors que « l’histoire » a infligé un triple camouflet à la « science expérimentale » d’Adler, ce dernier tente de persister, et signe cette chronique déjà évoquée : « Vers une dictature intégriste au Caire ? ». Déjà évoquée, et déjà lue, puisqu’au beau milieu de l’histoire en marche, le chroniqueur du Figaro, peut-être un peu secoué, demande qu’on lui « permette ici une considération tout à fait inactuelle » : une considération qui lui permet… de recopier sa chronique de janvier 2008. Et Adler de pontifier : « on observe depuis 1945 une sorte de corrélation troublante et inversée entre les deux seules grandes nations du Moyen-Orient que sont l’Iran et, précisément, l’Égypte ».
Passons le développement, et allons jusqu’à la conclusion. Qui est la même. Mais pas tout à fait : « Nous en sommes en apparence toujours là. Mais pas tout à fait ». En effet, « le trucage des élections iraniennes de 2009 [Adler prédisait le contraire…] et les gesticulations de plus en plus vaines du pseudo-président Ahmadinejad ne font pas oublier un seul instant aux Iraniens que la légitimité est d’ores et déjà du côté de la coalition informelle réformatrice qui se forge en ce moment même contre lui. En Égypte, en revanche, jusqu’à ces derniers jours, aucun mouvement parallèle, même si en pointillé on ressent une érosion de la légitimité du pouvoir de Hosni Moubarak ».
Lumineuse lecture de la situation égyptienne ! Mais pour conserver une apparence de crédibilité à son pseudo « théorème », Adler décide que le sort de l’Égypte repose entre les mains du cheikh Badie, leader des Frères musulmans : « Restera à savoir ce que le cheikh Badie aura lui-même décidé : se débarrasser tout de suite de Moubarak ou continuer à jouer la succession Souleïmane […] reste surtout à savoir si la corrélation Le Caire-Téhéran nous réserve encore une nouvelle et immense surprise : la liberté en Iran, et hélas la dictature intégriste en Égypte ». Dictature qui serait une immense « surprise » pour les Égyptiens, après les années de « liberté » sous Moubarak…
Reste à préciser qu’entre la première formulation du théorème et son autoplagiat, une chronique datée du 26 janvier 2006 avait démontré le contraire : « Avec les élections palestiniennes nous arrivons au point extrême de l’offensive islamiste qui fait rage depuis plusieurs mois […] Nous aurions en parallèle, le redressement inattendu de l’islamisme iranien qui retrouve son intensité militante des premiers jours avec l’élection surprise d’Ahmadinejad, l’affirmation en force du courant islamiste égyptien ». Offensive islamiste qui, autrement dit, réduisait à néant le théorème égypto-adléro-iranien, deux ans seulement après sa découverte, et deux ans avant sa démonstration officielle !