L’information sociale a rarement vocation à faire la « une » des titres de presse et des journaux télévisés. Pour être médiatisées, les mobilisations sociales doivent « faire l’évènement », soit par leur ampleur, soit par leurs conséquences parfois spectaculaires (violences, notamment). Ce qui est valable pour la France l’est a fortiori pour les mobilisations sociales dans d’autres pays d’Europe.
Plusieurs poids, et plusieurs mesures
Une comparaison, même partielle, du retentissement médiatiques des différentes mobilisations sociales qui se sont déroulées en Europe depuis un an, nous livre un premier enseignement : toutes ne se valent pas au regard de la hiérarchisation de l’information par les médias dominants.
– Il y a les mobilisations dont on ne parle pas ou peu, et qui passent quasiment inaperçues. Ainsi, le 31 mai 2010, en Roumanie, les principaux syndicats appelaient à une grève générale illimitée, pour s’opposer à de considérables coupes budgétaires (avec notamment une baisse de 25% des salaires de la fonction publique).
Cette grève, assortie d’une manifestation, participait et participe d’un mouvement social d’autant plus significatif qu’il s’inscrit dans la durée : en 2009, le pays avait déjà connu la manifestation la plus massive de la décennie. Cela ne suffit pourtant pas à percer le mur du silence médiatique. La Roumanie est membre de l’Union européenne, certes ; mais c’est, semble-t-il, un pays trop lointain pour susciter spontanément l’intérêt du public français. Quand bien même ce serait le cas, est-ce une raison suffisante pour que la plupart des médias fasse l’impasse sur ces mobilisations, et renoncent à y intéresser leurs publics ?
Qu’on en juge : si l’on excepte deux articles, publiés , le 1er juin 2010 sur rfi.fr et france-info.com [1], les sites des grands titres presse se sont bornés à reprendre les quelques dépêches d’agence dédiées à la manifestation. Pour en savoir plus, une seule solution : s’informer auprès de médias alternatifs comme Le Courrier des Balkans, la source la plus complète sur la question [2].
– Il y a les mobilisations dont on parle un peu plus. Ce fut le cas des grèves générales en Grèce de février et mars 2010 (dont le traitement médiatique fut un exemple éloquent de la misère de l’information sociale sur les pays européens, comme nous l’avons relevé dans l’article déjà mentionné) ou des mobilisations sociales en Irlande à la fin de la même année.
Si « l’actualité sociale » dans ces deux pays a retenu quelque peu l’attention, c’est sans doute à proportion de son caractère spectaculaire, mais aussi, comme le montrent la quasi-totalité des articles publiés sur l’Irlande, parce que les mobilisations sont l’occasion de mettre en valeur les interventions de l’Union européenne et du FMI. Celles-ci, évidemment, ne sont pas étrangères aux mobilisations… Mais tout se passe comme si les manifestations n’étaient évoquées que parce qu’elles offrent un « angle » pour parler de la zone euro et de sa crise et que les articles s’insèrent ainsi dans la rubrique « économie » ; c’est du moins ce qu’indique la lecture des articles recensés en note [3]. À croire, du même coup, que c’est parce que les déboires de l’économie de la Roumanie n’ont pas d’incidence directe sur le fonctionnement de la zone euro que les mobilisations sociales dans ce pays n’ont pas bénéficié du même (et très relatif) succès médiatique.
– La place respective des mobilisations dans la hiérarchie de l’information ne s’explique pas seulement par les distances géographiques et culturelles, les inégalités d’ampleur des mobilisations ou les différences de connexion avec l’« actualité » de la crise européenne. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer la médiatisation des mobilisations qui se sont déroulées à une quinzaine de jours d’intervalle au Portugal (le 12 mars), et en Grande-Bretagne (le 26 mars).
Non seulement ces deux mobilisations, qui ont rassemblé chacune plusieurs dizaines de milliers de manifestants, ont été d’une ampleur comparable, mais elles peuvent toutes deux être considérées comme historiques – dans les deux pays concernés, les grandes manifestations sociales étant relativement rares. Malgré ces similitudes, la manifestation à Londres a bénéficié d’une couverture médiatique sans commune mesure avec celle de la mobilisation de Lisbonne, qui s’était tenue une semaine auparavant. Pour cette dernière, c’est moins que le service minimum qui a été assuré, y compris sur les sites de presse en ligne, puisque sauf erreur ou omission, on compte en tout… un article, publié sur liberation.fr [4].
À moins de recourir à l’hypothèse peu convaincante d’une hostilité latente au Portugal et aux Portugais - une lusitanophobie qui serait partagée par l’ensemble de la presse – ne restent que les explications suivantes :
- D’abord la nature particulière de la mobilisation au Portugal : celle-ci n’était pas organisée par des syndicats mais par un collectif informel de précaires, tandis que celle de Londres, de nature plus « classique », pouvait bénéficier, aux yeux de la presse, d’un surcroit de légitimité.
- Ensuite le lieu de la manifestation : l’impact symbolique de celle-ci était d’autant plus grand quand elle se déroule, non à Lisbonne, mais à Londres, haut-lieu de la finance. Ainsi de nombreux articles rappellent que la mobilisation est la plus importante depuis… les années Thatcher, qui marquent l’essor du capitalisme financiarisé.
- Enfin, et peut-être surtout, la forme inégalement « spectaculaire » des manifestations : celle de Londres a été marquée par quelques scènes de violence et a fourni un lot appréciable d’images « choc ». C’est du moins ce qui ressort du traitement des évènements par la presse anglo-saxonne, comme l’a mis met en évidence un article d’Arrêt sur images sur le traitement médiatique de la manifestation londonienne par la presse britannique..
C’est ce qui ressort également du traitement médiatique de la manifestation londonienne par les JT en France. Ainsi le journal de 20h sur France 2, le 26 mars 2011, consacre deux minutes à la mobilisation. Que retiendront les téléspectateurs ? Que la « violence », attribuée à des « casseurs », aurait manqué de dissimuler l’ampleur de la manifestation. « On en oublierait presque qu’il y avait 250.000 personnes cet après-midi dans les rues de la ville » indique l’envoyé spécial, qui ne croit pas si bien dire : seulement trente secondes d’explication seront consacrées aux motifs de la mobilisation.
Même le « sujet » du JT de TF1, du même jour, pourtant encore plus court, est parvenu à être moins caricatural !
Ce n’est donc pas grâce aux grands médias que l’on apprendra ce que vivent et ce que veulent les peuples d’Europe quand ils se mobilisent. Et qu’ils bénéficieront d’une égalité de traitement à la mesure de la solidarité européenne complaisamment revendiquée sur d’autres fronts.
Mais il n’y pas seulement ce que l’on dit ou ce que l’on tait, il y a aussi la façon dont on en parle.
Les mots de la vulgate
Les disparités d’un traitement minoré des mobilisations sociales n’empêchent guère, bien au contraire, de recourir à une grille d’analyse relativement homogène, coulée dans la langue de plomb de l’« austérité », dont les termes souvent très vagues et connotés dispensent de toute analyse économique ou politique..
Comme le montre le champ lexical employé pour détailler le lot des mesures et des dispositifs qui visent à mettre en œuvre l’« austérité », le problème et sa solution relèvent de la médecine, voire de la chirurgie. Résumons donc ce que nous apprend une lecture attentive des articles de presse sur les questions d’austérité sur les sites de presse en ligne, et blogs de journalistes associés.
– La « cure de rigueur » (ou « potion amère » lorsqu’elle est « drastique ») est une « thérapie de choc » qui se compose de « coupes budgétaires », « efforts d’ajustements » et de « sacrifices ». Elle apparaît en fait comme une sorte de « régime de rigueur » qui peut être auto-administrée dans le cadre d’un « budget ambitieux », ou par un tiers (l’Union européenne, le FMI…). Elle permet de « restaurer la compétitivité » et la « confiance des marchés », comme on perd un peu de poids pour retrouver une silhouette attirante et séduire à nouveau.
Florilège - « Dans la foule bigarrée, on trouvait tous ceux qui, de près ou de loin, commencent à sentir les effets de l’amère potion gouvernementale. » (« À Londres, manifestation historique, mais pas unifiée contre l’austérité », Rue 89, 28 mars) - « Mais les syndicats estiment que la cure d’austérité va trop loin, qu’elle est trop rapide et, surtout, doutent des vertus de cette thérapie de choc » (« Heurts à Londres pendant la manifestation anti-austérité », L’Express.fr, 26 mars) - « De nombreux pays européens, eux aussi soumis au régime de rigueur depuis la crise financière de 2008-2009 » (« Heurts à Londres pendant la manifestation anti-austérité », L’Express.fr, 26 mars) - « Des efforts d’ajustement intenses seront demandés à ceux qui vivent de subsides de l’État (chômage, pension d’invalidité...) […] Des sacrifices qui s’ajoutent à ceux des trois plans antérieurs dont les effets se font déjà sentir : depuis janvier, alors même que la consommation a brutalement chuté, les retraites et les salaires ont été gelés. » (« Manifestations géantes contre l’austérité à Londres », LesEchos.fr, 28 mars) - « Plan d’austérité portugais "ambitieux" » (LeFigaro.fr, 15 mars) - « Après le Portugal, l’Espagne ? Le gouvernement espagnol a beaucoup fait pour rassurer les marchés. Mais il lui reste des obstacles à franchir. » (« Dette : Madrid espère éviter la contagion », LeFigaro.fr, 8 avril)
– Malheureusement, de telles thérapies de choc ont des effets indésirables, et peuvent créer des complications et mener certains pays dans l’« impasse » , « au bord de la crise de nerf » ou du « psychodrame ». Premier symptôme : la « grogne sociale ». Heureusement, comme nous l’avions déjà constaté en Grèce, elle est bien souvent « résignée » (les syndicats manifestent avant tout pour « réclamer une pause ») ; même si, plus radicaux, les « vandales » donnent parfois l’image « d’un pays livré au chaos » comme lors des manifestations en Grande-Bretagne).
Florilège - « Le Portugal au bord de la crise de nerfs : La démission du Premier ministre relance la question de la fragilité des finances publiques. » (« Le Portugal au bord de la crise de nerfs », France Soir.fr, 25 mars) - « Mais le psychodrame portugais est venu bousculer l’édifice patiemment mis en place depuis des semaines, en posant la question d’un sauvetage à marche forcée. » (« L’Europe pousse au sauvetage du Portugal », LeFigaro.fr, 24 mars) - « La grogne sociale, illustrée par des manifestations et grèves quasi quotidiennes, devrait également renforcer la gauche antilibérale » (« Portugal : vers des élections anticipées qui pourraient arriver trop tard », L’Express.fr, 25 mars).
– Il arrive néanmoins que les troubles s’aggravent. Lorsqu’un gouvernement se refuse à s’administrer une « cure de rigueur » suffisamment « drastique », il y a alors risque de « contagion » des symptômes à d’autres pays fragiles. C’est à ce moment que l’Union européenne et le FMI se rendent « au chevet » d’un pays en proie au trouble pour permettre, afin de circonscrire le mal, et à travers un « plan de sauvetage », de convaincre le malheureux pays de prendre « la médecine » qui s’impose.
Florilège - « Samedi 26 mars, ils sont descendus en masse dans les rues de Londres pour réclamer une pause » (« À Londres, manifestation historique, mais pas unifiée contre l’austérité », Rue 89, 28 mars) - « Vitrines brisées, poubelles en feu, scènes d’émeutes. Diffusées en boucle sur les télévisions du monde entier, les images spectaculaires des débordements de la première grande manifestation contre les coupes budgétaires, samedi soir à Londres, donnent l’impression d’un pays livré au chaos. » (« À Londres, manifestation historique, mais pas unifiée contre l’austérité », Rue 89, 28 mars) - « Y a-t-il un risque de contagion pour l’Espagne ? L’an dernier, lors des crises grecque et irlandaise, Madrid avait admis que la « chute » du maillon portugais pourrait déclencher des attaques spéculatives contre le grand voisin ibérique. » (« À Lisbonne, une aide de rigueur après l’échec du plan d’austérité », Liberation.fr, 25 mars) - « L’Union européenne au chevet du Portugal » (LeMonde.fr, 24 mars) - « Les conditions d’un prêt du FMI et de la zone euro seraient certes moins élevées que le recours aux marchés financiers, mais les contreparties sociales seraient tout aussi dures à avaler pour les Portugais que l’amère potion de José Socrates. Cette médecine ne réglerait qu’une partie du problème. » (« La droite portugaise joue avec le FMI », Marianne2.fr, 24 mars)
À force d’évoquer la crise économique, les politiques menées et surtout leurs effets sociaux dans le langage de maladies contagieuses et des traitements de chocs, les acteurs des mobilisations sociales sont, volontairement ou non, présentés comme des patients réfractaires à la seule politique possible. La crise de l’endettement ? Une épidémie naturelle. Les mesures par les institutions européennes et le FMI ? Des remèdes. Les opérations d’ajustement prônées par certains gouvernements européens, la Commission et le FMI ? Des « sauvetages ». Qui pourrait s’y opposer sans basculer dans la folie ?
Dès lors, que reste-t-il à connaître des mobilisations sociales et à comprendre de leurs motivations ? Fort peu de choses en vérité. Que reste-t-il à débattre ? Rien.
Frédéric Lemaire (avec Henri Maler)
Merci à Nicolas et Ricar pour l’extrait vidéo