Victimes
Cela ne fait aucun doute : s’il est innocent des crimes dont on l’accuse, le directeur général du Fonds monétaire international (FMI) vit une épreuve terrible. Les médias, à grand renfort d’images et de commentaires, n’ont pas manqué de le souligner.
Mais cela ne fait aucun doute non plus : si elle a effectivement été victime du viol ou de la tentative de viol dont elle accuse Dominique Strauss-Kahn, la femme de ménage de l’hôtel Sofitel vit une épreuve non moins terrible. Au contraire.
Il a fallu longtemps, trop longtemps, pour que les journalistes en charge des informations et des enquêtes, focalisés sur la personne de DSK et sur le récit et les images de son inculpation, s’en avisent.
… Et prennent la mesure de ce constat : non seulement la plupart des responsables politiques n’ont guère témoigné de la moindre compassion, même conditionnelle, pour l’employée de l’hôtel, mais il fallut attendre plusieurs jours pour que quelques voix s’élèvent du côté des responsables du Parti socialiste, pressés de s’acquitter de leur devoir d’amitié pour le patron du FMI, pour que la présomption d’innocence n’efface pas complètement ne serait-ce que l’éventualité qu’existe une autre victime. Parmi les premières à rompre le silence, on peut relever notamment les noms de Cécile Duflot (EE-LV), Clémentine Autain (Fase), Myriam Martin (NPA). Des femmes… Pour contribuer au réveil des journalistes…
… Mais le réveil des responsables des rédactions et des présentateurs – alertés, peut-être, par quelques exceptions, parmi lesquelles on peut relever les noms de Jean Quatremer [1], Jean-Michel Aphatie [2] ou du Figaro [3] (que nous n’avons pas pour habitude de ménager…) – fut bien tardif.
D’autres commentateurs se sont prononcés – par exemple sur RTL, dans l’émission « On refait le monde » (16 mai), ou sur i>Télé, mais également dans l’émission « C’dans l’air », sur France 5 (17 mai), souvent pour prendre à partie les socialistes (en oubliant les journalistes) et/ou fort peu, voire pas du tout, par féminisme (bien que les associations féministes aient fini par se faire entendre).
Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour que les JT et la presse écrite changent de ton ? Parce que le sort d’une femme de ménage n’a guère d’effet sur le Cac 40 ? Plus probablement parce que l’ethnocentrisme de classe et le machisme ordinaire se mêlent à la déférence pour les élites. Quoi qu’il en soit, DSK fut la seule victime, sous condition de vérification, que la plupart des médias ont évoquée pendant plusieurs jours : DSK humilié, DSK menotté, DSK emprisonné.
Certes le comble a été atteint par Bernard-Henri Lévy qui, décidément n’en rate pas une. Sans un mot sur la jeune femme, victime s’il en est, pour peu que sa version soit véridique, l’habitué des palaces a enquêté : « Je ne sais pas – mais cela, en revanche, il serait bon que l’on puisse le savoir sans tarder – comment une femme de chambre aurait pu s’introduire seule, contrairement aux usages qui, dans la plupart des grands hôtels new-yorkais, prévoient des "brigades de ménage" composées de deux personnes, dans la chambre d’un des personnages les plus surveillés de la planète » [4].
Mais oublions BHL… On ne peut être que consterné quand on constate que des journalistes ont pu continuer à interpeller, souvent à juste titre, des responsables politiques pour mettre en question leur absence de compassion pour la victime, fût-elle présumée, d’un viol ou d’une tentative de viol, mais sans s’interroger sur le rôle des journalistes eux-mêmes (JT de France 2, 13 heures, le 17 mai). On voudrait pouvoir hurler de colère !
Humiliations
Une duplicité en appelle en une autre. Alors que la loi française et le simple respect de la dignité humaine interdisent de présenter des inculpés présumés innocents, avec des menottes ou dans une posture humiliante, la loi et les mœurs états-uniennes ne l’interdisent pas. De quoi indigner partout sur l’humiliation subie par DSK...
… en diffusant les images de DSK menotté. Dans un souci d’information ? Qui peut le croire quand ces images sont diffusées en boucle, notamment sur les chaînes en continu (LCI, i>Télé ou BFM-TV) ?
Même le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) s’en est ému, à sa façon, qui, laconique et allusive, n’a pas dérogé à la componction habituelle des prélats de l’audiovisuel. Et de l’audiovisuel seulement…
Le CSA, sans jamais mentionner précisément ce dont il parle, appelle « à la plus grande retenue dans la diffusion d’images relatives à des personnes mises en cause dans une procédure pénale ».
La loi française, quoi qu’on en pense, est beaucoup plus précise : « I.–Lorsqu’elle est réalisée sans l’accord de l’intéressé, la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image d’une personne identifiée ou identifiable mise en cause à l’occasion d’une procédure pénale mais n’ayant pas fait l’objet d’un jugement de condamnation et faisant apparaître, soit que cette personne porte des menottes ou entraves, soit qu’elle est placée en détention provisoire, est punie de 15 000 euros d’amende » (Article 35-ter de la loi du 29 juillet 1881 - Version consolidée au 24 juillet 2010).
Du coup, s’ouvre un « débat » : fallait-il diffuser ces images ? Nouvelle occasion de les diffuser une fois de plus ! Ou de se demander benoîtement (entendu sur France Info) : « Que faire puisqu’on les voit partout sur Internet ? » Maudite concurrence qui nous oblige à faire de même et à faire ce que l’on dénonce ! Saluons donc France 2 qui s’interroge sur l’humiliation subie par DSK… en diffusant les images humiliantes :
Mais puisque l’humiliation de DSK émeut, mais sans émouvoir sur la responsabilité des médias français dans sa mise en images, force est de constater que nos moralistes de la veille devenus déontologues du lendemain, ne s’étaient guère émus… de la diffusion d’images similaires, hors la loi et hors tout respect de la dignité de présumés innocents, lors, par exemple, de l’avant-procès d’Outreau.
Ainsi de cette photo d’un accusé, innocenté depuis (dont nous avons masqué le nom et le visage pour ne pas pratiquer ce que nous dénonçons).
Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de la cour médiatique vous rendront blanc ou noir… de préférence sans savoir de quoi il retourne vraiment.
Henri Maler et Julien Salingue
(avec Gilou pour le procès d’Outreau)