À l’occasion des toutes les guerres conduites par les gouvernements états-uniens, la quasi-totalité des éditocrates dégaine l’arme de destruction massive de tout débat public : la dénonciation de « l’anti-américanisme ».
Cette dénonciation est destinée à jeter le discrédit sur tous ceux qui émettent des réserves sur la politique étrangère des États-Unis, notamment dans la conduite de la « guerre contre le terrorisme » depuis les attentats du 11 septembre 2001. Nous étions alors « tous américains », selon les profonds penseurs (qui ne sont tous rien du tout quand d’autres peuples sont victimes d’autres formes de terreur armée).
Et l’invocation de l’« anti-américanisme » n’a cessé, depuis, d’être non un trait polémique, mais l’objet d’une campagne insistante (au même titre que la dénonciation de l’antisémitisme présumé de tous ceux qui s’opposent à la politique de l’État d’Israël), comme nous l’avons régulièrement analysé [1].
C’est pourquoi on ne peut manquer de relever que l’« affaire DSK » a suscité des vocations… surprenantes. À côté des avocats, psychologues ou enquêteurs improvisés qui se sont succédé dans les journaux, sur les ondes radios et sur les plateaux de télévision, certains sont en effet devenus des critiques acerbes des systèmes judiciaire, policier et médiatique états-uniens. Parmi eux, Bernard-Henri Lévy, Jean Daniel et… TF1.
TF1 découvre avec horreur la justice made in USA
Lundi 16 mai, 20 heures. Dès les premières minutes du JT de TF1, Laurence Ferrari s’émeut : « Depuis ce matin, les Français découvrent le fonctionnement de la justice américaine, le fait que la police américaine ait montré Dominique Strauss-Kahn menotté devant les caméras du monde entier a surpris, a choqué bon nombre d’entre eux. » Quelques minutes plus tard, le correspondant de la chaîne à New York constate : « Lorsque vous entrez dans cette machine infernale de la justice américaine, même en tant que suspect, vous en ressortez en piètre état, même si vous n’avez absolument rien fait. » Le lendemain, toujours au 20 heures, la « machine infernale » est devenue la « machine à broyer ». Et le téléspectateur de découvrir avec horreur la prison de Rikers Island, TF1 étant au diapason de ses confrères. Comme nous l’avions en effet déjà indiqué dans notre précédent article sur « l’affaire », « la prison dans laquelle est incarcéré DSK est présentée par l’ensemble des médias, comme "terrible", "dure", "violente", où "les gardiens organisent des bagarres". La cellule individuelle de Strauss-Kahn ne “fait que 13 m2” »…
Une « découverte », vraiment ? Ou une critique virulente, mais subliminale, de TF1 par TF1 ? Laurence Ferrari et les journalistes de TF1 sont-ils à ce point émus par le sort réservé à DSK qu’ils en oublient… la grille des programmes de TF1 ? Pensent-ils que les téléspectateurs n’ont jamais eu connaissance des pratiques de la police et de la justice états-uniennes ? Le moins que l’on puisse dire est en effet que la chaîne Bouygues n’est pas avare en films et, surtout, en séries made in USA qui relatent le fonctionnement de la « machine à broyer ». Une observation un tant soit peu attentive de la grille des programmes de TF1 sur huit jours donne ceci :
– Samedi 14 mai : deux épisodes de Monk [2], et quatre de New York Section criminelle [3].
– Dimanche 15 mai : trois épisodes des Experts [4] .
– Lundi 16 mai : un épisode des Experts, et trois de New York Unité spéciale [5].
– Mardi 17 mai : un épisode des Experts.
– Mercredi 18 mai : un épisode des Experts, et trois d’Esprits criminels [6].
– Jeudi 19 mai : un épisode des Experts, et deux de Preuves à l’appui [7].
– Vendredi 20 mai : un épisode des Experts.
– Samedi 21 mai : trois épisodes de New York Section criminelle.
Etc.
Soit au total, en huit jours : deux épisodes de Monk, deux de Preuves à l’appui, sept de New York Section criminelle, huit des Experts, trois d’Esprits criminels, et trois de New York Unité spéciale. Vingt-cinq épisodes de séries policières conçues aux États-Unis, soit un temps total de… vingt heures !
Et cette semaine-là ne fut bien sûr pas une exception. On ne sait donc pas ce que les « Français » ont « découvert », à l’occasion de l’affaire DSK ; mais nul doute que les téléspectateurs de TF1 étaient déjà largement familiers des mœurs policières et judiciaires des Etats-Unis...
A fortiori s’ils étaient des fidèles de la série New York Unité spéciale, dont chaque épisode s’ouvre par ces phrases, en voix off :
« Dans le système judiciaire, les crimes sexuels sont considérés comme particulièrement monstrueux. À New York, les inspecteurs qui enquêtent sur ces crimes sont membres d’une unité d’élite appelée Unité spéciale pour les victimes. Voici leurs histoires. »
Toute ressemblance…
On pourrait aussi évoquer la série New York Police judiciaire, diffusée jusqu’en avril dernier par TF1 :
« Dans le système pénal américain, le ministère public est représenté par deux groupes distincts, mais d’égale importance : la police, qui enquête sur les crimes, et le procureur, qui poursuit les criminels. Voici leurs histoires. »
Toute ressemblance (bis)… Ou alors, hypothèse plausible, ces séries sont tellement éloignées de la réalité qu’elles ne peuvent en aucun cas être considérées comme des reflets du système en question. Mais comment comprendre, dès lors, cette réflexion d’un envoyé spécial de TF1 à New York, lors du 20 heures du 17 mai : « On se croirait dans une série américaine » ?
La « machine à broyer » du système judiciaire états-unien fait les beaux jours de TF1 lorsqu’il s’agit de vendre des séries policières made in USA, qui garantissent toujours une audience confortable. Mais lorsqu’elle s’en prend à un haut dirigeant français, elle devient alors (et alors seulement) « infernale », « violente » et « choquante ». Désormais, c’est promis, TF1 va ou bien déprogrammer les séries en question, ou bien étoffer le « mieux-disant » culturel, promis lors de sa privatisation, d’enquêtes et de reportages sur les conditions de vie dans les prisons aux États-Unis, et pour se soustraire au soupçon d’« antiaméricanisme », sur la justice et les prisons françaises… qui ne manquent pas d’indigner, n’en doutons pas, l’un des plus gros fournisseurs de campagne médiatique contre les « anti-américains ».
BHL, anti-américain ?
Bernard-Henri Lévy, puisque c’est (une fois de plus) de lui qu’il s’agit, n’a pas manqué à plusieurs reprises ces derniers jours [8], de défendre son « ami » DSK. Pourquoi pas ? Mais en quels termes ? Même s’il prétend ne pas savoir « si Dominique Strauss-Kahn s’est rendu coupable des faits qui lui sont reprochés ou s’il était, à cette heure-là, en train de déjeuner avec sa fille », BHL a titré son bloc-notes du 16 mai [9] « Défense de Dominique Strauss-Kahn ». Un « ami de vingt-cinq ans » à propos duquel il ne faut pas lui demander, comme l’a appris à ses dépens Pascale Clark, s’il a des « doutes » : « Est-ce que je doute de quoi ? Attendez, vous vous foutez de ma gueule ? Je doute de quoi ? Vous croyez que je pense une seconde que j’aurais été ami si je croyais une seconde que Strauss-Kahn était un violeur compulsif, un homme de Neandertal, un type qui se conduit comme un prédateur sexuel avec les femmes qu’il rencontre ? » [10].
BHL refuse de croire aux accusations portées contre DSK ? Soit ! Mais il explique que l’on a assisté à un processus de « fabrication d’un coupable » : « Je ne pense pas complot mais je pense en tout cas à une espèce d’emballement judiciaire et médiatique […] qui est en train de fabriquer une espèce de coupable ». Quels sont les responsables de cette « fabrication » ? Sur son bloc-notes du Point, publié en ligne dès le lendemain de la révélation de « l’affaire », BHL avait accusé :
« J’en veux, ce matin, au juge américain qui, en le livrant à la foule des chasseurs d’images qui attendaient devant le commissariat de Harlem, a fait semblant de penser qu’il était un justiciable comme un autre.
J’en veux à un système judiciaire que l’on appelle pudiquement “accusatoire” pour dire que n’importe quel quidam peut venir accuser n’importe quel autre de n’importe quel crime – ce sera à l’accusé de démontrer que l’accusation était mensongère, sans fondement.
J’en veux à cette presse tabloïd new-yorkaise, honte de la profession, qui, sans la moindre précaution, avant d’avoir procédé à la moindre vérification, a dépeint Dominique Strauss-Kahn comme un malade, un pervers, presque un serial killer, un gibier de psychiatrie. »
BHL, qui se pose en grand spécialiste des États-Unis, ne s’était pas, jusqu’alors, rendu compte que la justice et les médias nord-américains étaient à ce point critiquables. Dans l’interview accordée à Pascale Clark, BHL qualifie même cette justice de « formidable tartufferie ». Et il en remet une couche dans une interview donnée à l’hebdomadaire allemand Die Zeit [11] : « Dieu sait si j’aime l’Amérique et si je déteste l’anti-américanisme. Mais, là, il y a un problème. » Ainsi, on peut se défendre de tout « anti-américanisme » et critiquer les États-Unis ! C’est une bonne nouvelle pour tous ceux qui ont fait l’objet des campagnes injurieuses de BHL… jamais en panne d’une outrance. Comme le montre cette comparaison dont chacun appréciera la pertinence et la mesure : « D’un côté, on nous dit qu’on ne veut pas montrer les images de Ben Laden pour ne pas offenser les musulmans. De l’autre, on passe et repasse en boucle les images de Strauss-Kahn sans se soucier de savoir si on offense, ou non, sa femme, sa famille, les siens. »
De là à taxer BHL lui-même (comme il semble le reconnaître à mots couverts tout en s’en défendant) d’anti-américanisme, il y a un pas que la presse nord-américaine n’a pas hésité à franchir, en défendant notamment le système judiciaire des États-Unis [12]… que nous nous garderons bien de défendre à notre tour : l’évaluer n’est pas notre propos.
Ce qui nous importe ici, c’est de constater à quel point « BHL l’américain », pourfendeur de l’anti-américanisme contre lequel, disait-il, il avait écrit son American Vertigo, se montre soudain beaucoup plus critique à l’égard des États-Unis avec les déboires de son ami DSK. Le même BHL déclarait en 2006, lors de la sortie dudit livre, que « l’anti-américanisme est une sorte de virus planétaire qui fait d’ailleurs que les uns et les autres se défaussent souvent de leurs propres responsabilités dans les problèmes qu’ils ont » [13]. Intéressant… Bernard-Henri Levy, fabricant de slogans que Jean Daniel (voir plus loin) prend pour des concepts, avait même trouvé beaucoup mieux : « l’antiaméricanisme est la métaphore de l’antisémitisme », déclarait-il y a deux ans à peine dans l’un de ses chefs-d’œuvre, Un grand cadavre à la renverse. Avant de promener dans les médias, un peu partout et sans réplique, sa trouvaille, soigneusement tenue en laisse sans lui apprendre le caniveau.
Dommage collatéral : BHL va-t-il cesser sa chronique hebdomadaire du Point ? Il a en effet déclaré, toujours dans son interview à Die Zeit, à propos de la « sortie » de DSK menottes aux poignets, « [que l’]on n’offre pas à la meute de ces nouveaux chasseurs de prime que sont les chasseurs d’images un spectacle d’une pareille cruauté ». Nous ne pouvons que l’encourager à se rendre sur le site Internet de l’hebdomadaire dans lequel il bloc-note chaque semaine, et où la page d’accueil du « dossier DSK » est celle-ci :
Jean Daniel et le choc des civilisations
Une chose est sûre : Bernard-Henri Lévy a été, une fois n’est pas coutume, surclassé. L’auteur de ce crime de lèse-majesté n’est autre que… Jean Daniel. La preuve en images [14] :
« Pas la même civilisation ». Tout simplement. Et de compléter trois jours plus tard, dans un billet subtilement titré « Cet humour qu’on appelle américain », en donnant une petite leçon de civilisation à celles et ceux qui, outre-Atlantique, critiquent les positions de certains éditorialistes français et autres philosophes en chemise blanche : « Quelle que soit la situation actuelle de la justice française, et Dieu sait qu’elle a bien des choses à se faire pardonner, il y a quand même eu en France une Révolution. Deux ans après l’américaine, sans doute, mais d’une importance plus universelle. Cette révolution était celle de l’égalité. C’est le moment où l’on a réclamé non pas seulement que le Tiers état fût aussi bien considéré que la noblesse et le clergé, mais que chacun de ses membres soit considéré avec le respect que l’on doit à tous les hommes, puissants ou misérables. Tous les hommes et bien sûr, chère Gisèle Halimi, toutes les femmes ! »
En substance, ce ne sont quand même pas ces gens qui ont fait une révolution qui n’était même pas universelle qui vont nous apprendre l’égalité ! On pourrait faire remarquer au docte Jean Daniel que le droit de vote des femmes a été introduit aux États-Unis vingt-cinq ans avant qu’il le soit en France. Mais cela nous éloignerait de notre propos et nous n’entendons pas nous faire les avocats des États-Unis... Contentons-nous de souligner que Jean Daniel, en déclarant que « nous » n’appartenons pas à la même civilisation, puis en affirmant que « notre » révolution était « plus égalitaire » et « plus universelle » que la révolution états-unienne, explique tout simplement que « notre » civilisation est supérieure à la « leur ».
Est-ce bien le même Jean Daniel qui rendait, deux semaines auparavant, un hommage appuyé à Barack Obama ? « Non seulement Georges Bush n’est plus là mais il a été remplacé par un homme qui, peu après son arrivée à la Maison Blanche, a prononcé au Caire un discours qui demeurera historique. […] Malgré l’engagement difficile en Afghanistan, malgré les relations ambigües avec le Pakistan, malgré le piège libyen d’aujourd’hui, Obama fait tout pour ne plus incarner l’arrogance occidentale. Il vient d’ailleurs de le confirmer dans le magnifique discours par lequel il a annoncé l’élimination de Ben Laden » [15]. Lorsque les États-Unis « éliminent » Ben Laden, ils méritent d’être applaudis. Mais lorsqu’ils s’en prennent à « l’un des nôtres », c’est une autre histoire…
Mais surtout est-ce bien le même Jean Daniel qui parlait de notre dette à l’égard des États-Unis ? « La dette des hommes libres à l’égard des États-Unis est évidemment considérable et je n’ai aucune indulgence pour le néo-tiers-mondisme qui rend les Américains responsables de tous nos maux. » [16]. Appartenions-nous alors à la « même civilisation » ?
Jean Daniel semble donc souffrir lui aussi d’un accès (passager ?) d’anti-américanisme, mais sous une forme, reconnaissons-le, beaucoup plus développée que BHL. Un BHL au sujet duquel Jean Daniel écrivait récemment ce qui suit : « C’est un véritable intellectuel dans la mesure où il transforme attentivement ses observations en concepts : il les conceptualise » [17]. On se prend à rêver d’une conversation entre Jean Daniel et BHL, dans une émission spéciale, sur TF1 par exemple, au sujet des « concepts » de ce dernier et des irrévocables sentences qui en découlent : « La vérité, c’est que la haine des États-Unis est un thème qui a été livré clés en main par la tradition fasciste française à la gauche de l’après-guerre. À partir d’une matrice simple et dont je fais la généalogie : la rage, au fond, raciste contre l’idée même d’une nation conçue, il y a trois siècles, composée de gens venus de tous les coins du monde, sans racines, sans langue commune, sans même une mémoire partagée » [18].
Du temps où il sévissait au Nouvel Observateur, Jacques Julliard paradait avec une formule dont il était suffisamment fier pour la répandre jusque dans les colonnes de Libération : « l’antiaméricanisme est le socialisme des imbéciles ». A-t-il quitté Le Nouvel Observateur pour rejoindre Marianne parce qu’il pressentait que Jean Daniel, qui se dit socialiste, est un imbécile ?
Enfin, puisqu’il faut être équitable, invitons également Jean Daniel, qui dénonce « la meute des journalistes, des photographes et de cameramen qui […] attendaient [DSK] » [19], à se rendre sur le site du Nouvel Observateur, afin qu’il se rende compte que l’hebdomadaire pour lequel il écrit chaque semaine des « Carnets de bord » n’appartient probablement plus à « notre » civilisation :
La critique des États-Unis serait-elle donc permise ? Apparemment, oui. Les fournisseurs en gros et en détails, non de traits polémiques, mais de campagnes médiatiques destinées à étouffer tout débat vont-ils cesser d’interdire toute critique des États-Unis en la taxant anti-américanisme ? Probablement pas. Les omniprésents prétendent s’arroger le monopole sur la critique et décréter ce que leur seul « bons sens » impose... Lorsqu’il s’agit de remettre en cause la politique étrangère de la première puissance militaire mondiale, pour BHL, les choses sont claires : ceux qui osent critiquer cette puissance sont – métaphoriquement... antisémites ! Mais lorsque les États-Unis s’en prennent au champion de la gauche, tout est permis, y compris les injures et les leçons de civilisation.
Julien Salingue