Savoir et ne rien dire
C’est un leitmotiv depuis le début de « l’affaire DSK » : « Nous ne savions pas. » Certes Dominique Strauss-Kahn était connu pour ses mœurs libertines, mais aucun journaliste ne semblait soupçonner qu’il puisse être violent avec les femmes. Pas même Claude Askolovitch ou Jean-Michel Aphatie, eux-mêmes présents sur le plateau de l’émission « 93, Faubourg Saint-Honoré » (5 février 2007) lorsque Tristane Banon racontait en détails l’agression dont elle avait été la victime présumée. Les médias ne savaient pas et ne voulaient pas savoir, arguant que tout cela n’était pas politique et relevait de la vie privée.
Dans Le Nouvel Observateur, Laurent Joffrin explique : « Procès de la presse, surtout : on lui reproche déjà une forme d’aveuglement qui aurait caché au public ce qu’il aurait dû savoir. […] La presse doit s’efforcer de publier des informations vérifiées » (19 mai 2011). Même argumentation pour l’actuel directeur de Libération, Nicolas Demorand : « le débat monte et, une fois encore, les journalistes français sont au banc des accusés. On connaît la chanson. Nous aurions su et n’aurions rien dit. L’omerta régnait. […] Quitte à ramer à contre-courant de l’époque et contrairement aux injonctions entendues ici et là, Libération continuera, premier principe, à respecter la vie privée des hommes et des femmes politiques » (18 mai 2011). Le commentaire est identique chez Alain Duhamel : « On reproche aujourd’hui aux journalistes politiques de n’avoir pas su ou pas dit ce qui ne s’était pas produit ou n’était pas établi. C’est ce qui s’appelle un anachronisme » (Libération, 26 mai 2011). Et la direction de Marianne (Nicolas Domenach et Maurice Szafran) de reprendre en chœur : « Bien sûr, nous en savions un bout sur la chronique de ces affaires privées qui n’étaient plus vraiment intimes. Mais quel rapport avec la politique ? Aucun, avons-nous voulu croire. Quel rapport surtout avec une attitude violente envers les femmes ? Aucun. Alors, oui, nous nous taisions, au prétexte du respect de la vie privée » (21 mai 2011).
On l’a bien compris : la préoccupation première de ces journalistes est la politique. La vie privée n’importe pas. Très bien. Pourtant, le 29 avril 2011, quelques semaines avant le début de « l’affaire », Dominique Strauss-Kahn rencontrait des journalistes de Marianne et leur avouait sa volonté d’être candidat aux primaires socialistes. « Dominique Strauss-Kahn évoquait en off le 29 avril dernier, devant la direction de notre journal, raconte Denis Jeambar dans Marianne, le 21 mai, sa décision d’être candidat, sa future campagne, ses handicaps. […] Dominique Strauss-Kahn boucle dans ce [restaurant] trois-étoiles un ultime tour de chauffe médiatique français avant de se lancer officiellement dans la bataille de la primaire socialiste à la fin du mois de juin prochain. » Un tour de chauffe qui bénéficiera de « l’omerta » des journalistes. Et pas simplement de ceux de Marianne : « Au cours de la semaine, il a déjà rencontré les rédactions du Nouvel Observateur et de Libération », ajoute Jeambar. À ce rythme-là, on peut penser que la moitié des éditorialistes vedettes et des directeurs de journaux parisiens étaient au courant. Pourtant le secret a été bien gardé.
Denis Jeambar explique : « Le but de ce déjeuner est évident : sans se déclarer, il entend afficher sa détermination à se présenter à l’élection présidentielle. Pour autant, il fixe les règles du jeu. Un off complet. L’engagement est pris autour de la table de ne rien dévoiler des échanges qui vont avoir lieu. Il sera respecté. » Évidemment. D’autant que Strauss-Kahn n’est pas là pour demander aux journalistes de faire leur travail. Il leur demande, au contraire, de ne pas le faire. Et de devenir des « militants », comme le rapporte Denis Jeambar : « Il insiste et dit que Marianne n’a pas d’autre choix que de le soutenir dans ce combat. Il se découvre, peu soucieux à cet instant précis de l’indépendance des médias, pas menaçant, mais pressant. […] Ce déjeuner devient, durant quelques instants une opération électorale, une préparation de terrain. Le masque est tombé. Plus de propos allusifs. Si la requête est choquante, elle a le mérite d’être claire et de montrer la conception qu’a Dominique Strauss-Kahn de la presse : c’est un rapport de soumission qu’il sollicite, un engagement militant. » Une sollicitation qui sera satisfaite puisque rien ne sortira de cet entretien et des précédents avec Libération et Le Nouvel Observateur.
Or DSK avait clairement fait part de ses intentions aux journalistes qu’il a rencontrés. C’est ainsi qu’Antoine Guiral écrit dans Libération, le 18 mai, relatant l’entrevue du 28 avril entre divers représentants de Libération et Strauss-Kahn : « [DSK] met tout de suite les pieds dans le plat. [...] Oui, il sera candidat à la primaire du PS et se fait “un devoir pour le pays qui va tellement mal” de se lancer dans la bataille de l’Élysée. » Pas d’ambiguïté, donc. Mais il aura fallu attendre près de trois semaines, et les événements de New York, pour que l’information soit communiquée. On ne peut que sourire (ou grimacer), a posteriori, à la lecture de l’éditorial de Paul Quinio, le 28 avril, dans lequel il espérait, la main sur le cœur, une primaire socialiste « bien organisée, ouverte, transparente, sans le moindre soupçon de fraude ». Ou lorsque l’on relève, comme l’a fait Arrêts sur images, que Libé.fr, le 4 mai, évoque les « deux longs mois pour que se déchaînent les bookmakers » quant à, notamment, la candidature de DSK. De toute évidence, les paris étaient faussés. Et on peut se demander combien de temps les journalistes de Marianne, de Libération et du Nouvel Observateur auraient fait courir leurs lecteurs si « l’affaire DSK » n’avait pas éclaté.
Chut !
Alors que penser de la sincérité de ces journalistes qui mettent en scène le jeu de la cuisine politique, qui commentent les silences des hommes politiques et qui anticipent sur leurs futures déclarations (ou non) de candidature ?
Que penser également de ces médias qui vendent du papier en pronostiquant qu’untel sera « certainement » candidat, alors qu’ils le savent déjà de la bouche de celui-ci ?
Que penser enfin de ces éditorialistes qui publient des livres emplis de « révélations » (par exemple Franz-Olivier Giesbert) alors qu’elles auraient pu nourrir leur journal ?
Jean-Louis Borloo annoncera-t-il sa candidature ? Dominique de Villepin ira-t-il ? Le NPA proposera-t-il un candidat ? Eva Joly va-t-elle se désister au profit de Nicolas Hulot ? Avec cette affaire, nous sommes en mesure de faire l’hypothèse qu’une grande partie des journalistes politiques connaissent déjà les réponses à ces questions, mais refusent de les donner. Répondre reviendrait à couper court au petit spectacle médiatique.
À propos de la vie privée de Strauss-Kahn, Alain Duhamel s’interroge : « Est-il souhaitable, est-il légitime de se transformer en colporteur de ragots ou en voyeur d’alcôves ? Est-ce la vocation du commentaire politique ? » Non, ce n’est pas souhaitable. Mais si la vocation du commentateur politique n’est ni de colporter des ragots sur la vie privée, ni de donner des informations politiques aux lecteurs, quelle est sa vocation ?
Pour Joseph-Macé Scaron, de Marianne, « ce conspirationnisme dans l’affaire DSK s’appuie sur une méfiance à l’encontre des journalistes réputés avoir dissimulé, depuis des années, certains secrets ténébreux qui entouraient le patron du FMI et que se murmurait en off un petit cénacle d’initiés » (21 mai 2011). Mais n’est-ce pas ce même « petit cénacle d’initiés » qui dissimulait que DSK était candidat aux primaires ? Chut…
Alors quand Nicolas Demorand, présent lors de la rencontre avec Strauss-Kahn le 28 avril, s’interroge : « À quel moment la sexualité devient un sujet politique ? » On a envie de répondre : « À quel moment la politique devient un sujet de politique ? » Parce que l’annonce de la candidature de DSK tant attendue, tant souhaitée, tant commentée, était un sujet politique. Un sujet politique devenu secret politique bien gardé.
Les journalistes savaient, donc.
Mathias Reymond