Le 19 juin 2010, la « une » de L’Équipe est barrée par ces mots doux que Nicolas Anelka aurait adressés, lors de la Coupe du monde de football, au sélectionneur, Raymond Domenech, à la mi-temps du match France-Mexique : « Va te faire enculer, sale fils de pute ! » Une revanche du quotidien sportif, avions nous souligné dans un autre article, après la revanche prise par Aimé Jacquet contre le quotidien en 1998. Cette « une » fut à l’origine d’une « grève de l’entraînement » par les joueurs de l’équipe de France.
C’est sur ce mouvement social inédit que Stéphane Beaud (en collaboration avec Philippe Guimard) porte un regard sociologique. Son enquête se déploie en deux temps : « Gros plan sur la grève des bleus » et « L’arrière-plan socio-historique de la grève ». Le « gros plan » commence par un chapitre intitulé « La grève, une protestation collective contre la presse ». C’est ce chapitre qui seul nous intéresse ici, puisqu’il porte sur les médias, bien que l’auteur souligne, à juste titre, que la grève ne peut pas être expliquée par la seule « logique médiatique ».
« La grève : une protestation collective contre la presse »
Résumé des premiers moments de l’analyse, suivi d’extraits de moments suivants.
1. Stéphane Beaud replace la grève dans le contexte historique et sociologique des rapports entre les joueurs et la presse, et montre comment, en quelques années, ces rapports sont passés « de la convivialité à la tension » (p. 43-49) .
Citant quelques grands témoins de l’évolution des rapports entre journalistes et footballeurs professionnels, l’auteur rappelle que jusque dans les années 1980 les uns et les autres étaient souvent issus du même milieu social, plutôt populaire. Fréquemment anciens footballeurs, comme Jean-Michel Larqué, l’ex-capitaine de l’AS Saint-Etienne et de l’équipe de France [2] les journalistes sportifs prenaient le train ou l’avion avec les joueurs et partageaient leurs secrets, petits et grands. En toute confiance réciproque. A l’époque, les zones mixtes réservées aux interviews n’existaient pas. Les journalistes accédaient librement aux vestiaires, avant ou après le match (p. 53). Et quand ils n’étaient pas d’anciens professionnels du ballon rond, les journalistes de sport à l’ancienne communiaient dans une admiration des vedettes qui ne les prédisposaient pas à une critique frontale. La professionnalisation du métier, dans les années 1980, a marqué une rupture dans ces relations idylliques (p. 47-48) [3] Bardés de titres universitaires, d’extraction plus aisée que leurs prédécesseurs, les journalistes de sport manifestent une distance sociale plus marquée par rapport à leur objet, les footballeurs professionnels, lesquels n’ont pas connu la même ascension.
2. Dans ces conditions, l’activité des journalistes sportifs est marquée par « la recherche de “bons clients” » (p. 49-54).
Stéphane Beaud observe que, « du côté des joueurs et des entraîneurs, il faut désormais “savoir” s’exprimer, avoir de la répartie, ne pas bafouiller ni faire de gaffes, ni se limiter dans ses réponses à des “oui” ou des “non” lapidaires qui désespèrent les journalistes » (p. 50). C’est pourquoi David Astorga, reporter de « Télé foot », l’émission dominicale de TF1, privilégie les interlocuteurs « à la parole fluide et originale et faisant preuve d’enthousiasme et de fraîcheur, ce dont manqueraient certains internationaux, selon les critères propres aux codes télévisuels ». Et le même de se prive pas d’admonester les footballeurs ne correspondant pas à ces critères, comme William Gallas. « Cette crispation entre un cadre de la sélection et un journaliste du média dominant renvoie en creux au complexe culturel d’un joueur qui n’a jamais su composer et s’adapter aux contraintes médiatiques de son métier », relève Stéphane Beaud (p. 51).
Les pages suivantes, dont nous publions des extraits, analysent les effets de ces tensions professionnelles et sociales jusqu’à la publication du scoop de L’Equipe et la grève des joueurs.
I. « “Aller à la presse”, une épreuve sociale » (p. 60-67)
En France comme à l’étranger, le footballeur professionnel modal est majoritairement un enfant de milieu populaire parvenu au sommet de la hiérarchie de son sport par une pratique intensive dans son enfance/adolescence et à l’issue d’une féroce sélection. En France, malgré les promesses faites par les clubs pros aux parents des stagiaires en matière de suivi de scolarité, les études en centres de formation sont, sauf exception, progressivement délaissées si bien que le niveau scolaire des pros d’aujourd’hui reste en moyenne relativement bas. Les loisirs ordinaires du footballeur pro sont conformes au niveau de capital culturel possédé : autrefois, parties de cartes, télévision, sorties en boîtes de nuit ; aujourd’hui, Playstation, écoute permanente de musique, surf sur internet, etc. Parler en public n’est généralement pas son exercice préféré et constitue même, pour certains, une véritable hantise, difficilement avouable. Ce n’est pas un hasard si cette peur de prendre la parole en public, de se tromper, de « bafouiller », bref, de « perdre la face » en public, touche particulièrement les joueurs dont l’origine sociale est la plus basse, le capital scolaire le plus faible, l’appartenance au bas des classes populaire la plus fréquente. Aujourd’hui, dans les années 2000, cette situation objective concerne principalement les enfants de cité à la médiocre scolarité (Gallas, Ribéry [4]), d’une timidité envahissante (Benzema) ou d’origine africaine (dont les familles ont été souvent aux prises avec de grandes difficultés matérielles et morales).
[…]
Ce problème de relation de l’équipe de France avec la presse s’est aggravé tout au long des années 2000 : chaque grande compétition s’est traduite par la construction d’un mur entre les journalistes qui suivaient l’équipe de France et les internationaux. Après l’expérience calamiteuse de 2002 (le Mondial qui s’est déroulé en Corée du Sud et au Japon), les rapports entre les médias et la sélection sont passés d’un extrême à l’autre. Raymond Domenech a été l’artisan de ce verrouillage lors de la Coupe du monde 2006 en Allemagne et il théorisera ensuite ce mode de gestion du groupe France [5] : « Je reste persuadé que la sérénité d’une équipe passe par son isolement. Dans une grande compétition, il faut être à mille pour cent, on n’a pas à expliquer nos états d’âme à la télé. Pour cela, j’ai besoin d’un cloisonnement fort, besoin de nous couper complètement du monde extérieur. Ce qu’on demande aux joueurs, c’est d’être performants le jour des matchs. Dans une compétition qui dure, il faut être psychologiquement serein. Et pour ça, il faut fermer les télés et ne pas lire la presse. »
Les journalistes ayant de l’expérience sont attristés, voire meurtris par cette évolution ; ils peuvent même se laisser aller à des petites opérations de rétorsion à l’égard des joueurs de cette nouvelle génération. C’est notamment le cas de Dominique Le Glou, grand reporter à France 2, « atterré [lors de ce Mondial] par l’attitude de certains internationaux. Lui se souvient des Coupes du Monde des années 1980, lorsqu’il partageait un café avec Giresse, Tigana, Platini et les autres au bar de leur hôtel. Une autre époque. Quand il observe l’arrogance d’une nouvelle génération qui ne gagne rien, il est consterné. Très fâché même, au point de dessiner un “zéro” avec son pouce et son index et de le tendre devant les joueurs qui défilent devant lui (après France-Mexique) [6] ».
Enfin, il ne faut pas oublier que ce problème relationnel a été amplifié par la progressive « paranoïa » (comment ne pas employer un tel mot…) qui s’est emparée de Domenech après la faillite de l’Euro 2008 et sa demande cathodique en mariage le soir de l’élimination, au premier tour, de l’équipe de France. […]
II. « L’atmosphère de “camp retranché”, la montée des tensions… » (p.67-72)
Dans cette affaire, il est important de rappeler le contexte. D’une part, l’équipe de France vit depuis trois semaines à Knysna dans une atmosphère de camp retranché : il s’agissait, pour le staff, de créer un huis clos favorable à la concentration sur le jeu et surtout de couper les joueurs de l’extérieur, perçu comme dangereux et perturbant. Peine perdue bien sûr : tous les joueurs, ou presque, sont toujours le portable à la main, munis d’iPhone et autres iPad, en communication immédiate et permanente avec l’extérieur dès que le loisir leur en est laissé. D’autre part, comme pour tout événement de cette importance, la couverture médiatique est dense ; une armée de journalistes suit l’équipe de France. En ce qui concerne le journal L’Équipe, six envoyés spéciaux sont sur place, logent dans une maison louée, discutent jour et nuit de ce qui est aussi leur passion [7]. Ils doivent travailler dans des conditions ubuesques, « sortir des papiers » dans le cadre d’une communication verrouillée par Domenech. […]
Une fois ces éléments de contexte rappelés, mentionnons aussi que les rapports joueurs/journalistes ne sont pas que d’ordre professionnel : ils constituent aussi des rapports sociaux. Les journalistes sportifs ont changé : ils sont de moins en moins autodidactes, de plus en plus diplômés, formés dans des écoles de journalisme hautement sélectives (CFJ, ESJ Lille) et/ou passés par Sciences Po et, last but not least, souvent issus de milieux culturellement favorisés [8]
Face à eux, leurs « clients » principaux sont des joueurs professionnels qui sont passés par les mailles d’une hyper-sélection sportive et se recrutent aujourd’hui majoritairement dans les fractions basses des classes populaires. L’écart social et culturel tend donc à s’accroître entre les deux parties, si bien que des formes discrètes de condescendance et de mépris de classe [9] affleurent ici ou là dans les commentaires. Par exemple, au milieu des années 1990, Vincent Duluc, grand reporter, raconte l’étonnement de ses collègues journalistes face à un Djorkaeff lecteur en avion : « [Dans l’avion] Djorkaeff lisait un roman de Robert Ludlum. Les livres ne sont pas les compagnons favoris des footballeurs en voyage. Les suiveurs de l’équipe de France avaient l’habitude de moquer la posture d’un international de la première moitié des années 1990 qui s’isolait du reste de l’équipe, ajustait ses lunettes et lisait d’un air pénétré Belle du Seigneur. Il a lu ce livre pendant des années. On s’est demandé s’il en possédait un autre ou s’il perdait sans cesse le fil dans une séquence de trente ou quarante pages sans ponctuation pour reprendre toujours la même phrase d’Albert Cohen à son début. »
Aujourd’hui c’est surtout le langage, le « parler banlieue » des joueurs qui peuvent à l’occasion susciter chez certains journalistes incompréhension et ricanements. Or les footballeurs lisent la presse, même si certains feignent le désintérêt et l’indifférence. Ils savent parfaitement ce qu’on écrit sur eux. Beaucoup se font même un textbook regroupant tous les papiers les concernant. Lors des mises au vert des Bleus, si la presse est interdite, les textos ne cessent de crépiter, les mobiles de chauffer [10], les iPad de s’allumer (avec la presse en ligne). À Knysna, dans cette citadelle assiégée, les joueurs sont bien sûr au courant de tout : chercher à les isoler du monde extérieur, de manière frénétique, est purement illusoire. Ils lisent les articles qui leur sont consacrés.
Si après le premier match contre l’Uruguay (un 0-0 de plus), les journalistes français se montrent mesurés dans leurs commentaires, ils ne se retiennent plus au lendemain du match perdu 2-0 contre le Mexique, comme l’illustre l’éditorial de L’Équipe, signé de Fabrice Jouhaud, titré « Trompettes » :
« Ce matin, la France contemple un champ de ruines : son équipe nationale. Pincement au cœur, quelques larmes sans doute. Les Bleus ne le méritent pas. Pas de tristesse, pas de désolation, surtout pas de colère. Ce serait trop donner à ces hommes qui ne savent rien offrir. Certes, mathématiquement, ils ont encore un espoir infime de se qualifier sur un concours de circonstances qui devrait inciter ces quelques lignes à la prudence. Sait-on jamais qu’ils finissent champions du monde et qu’ils ne pardonnent jamais à notre journal… Franchement, on s’en fout. Le je-m’en-foutisme est d’ailleurs leur étendard, la seule bannière sous laquelle cette équipe est capable de rassembler. Alors, allons jusqu’au bout : moquons-nous de ces Bleus, profitons de ces instants pour éduquer les enfants dans la relativité des choses du sport. Moquons-nous de Raymond Domenech, étouffé par son ego, dépassé par celui de ses joueurs. Gaussons-nous du choix de l’entraîneur de se passer de Thierry Henry, meilleur buteur de l’histoire de l’équipe de France. Rions de ces cadres qui, comme Franck Ribéry, William Gallas ou Nicolas Anelka, s’estiment si supérieurs. Amusons-nous de leur arrogance si bien accouplée à leur ignorance. Gloussons devant leurs boursouflures si mal situées sous leur cuir chevelu quand elles seraient plus utiles juste sous leur ceinture. La raillerie est certainement la plus cruelle des réactions qui puisse accompagner la fin de parcours de ces Bleus en ce groupe A. Le dédain qu’ils affichent dans le sillage de leur sélectionneur depuis plus de deux ans, confortés par une fédération dont l’emblème devrait désormais être le poulet cavalant sans tête plutôt que le coq, appelle l’indifférence comme punition. Après, il sera temps de réfléchir sur cette gouvernance qui ne gouverne rien, sur ces joueurs qui devraient se limiter à badigeonner de moutarde les poignées de porte et fermer leur grande bouche, sur cet encadrement ligoté par la Direction technique nationale, phagocyté par une pensée inique. Il sera temps de revenir sur tant de nullité et de souhaiter bonne chance à Laurent Blanc. En attendant, rendons un hommage goguenard aux seules trompettes capables de concurrencer les vuvuzelas depuis le début de la Coupe du monde [11]. »
Cet éditorial en dit long sur la fonction sociale que s’assigne ce journal : assurer la veille du bon comportement des représentants de la France footballistique à l’étranger. Comme le dit Gérard Noiriel à propos d’un autre contexte (les années 1890), « le “nous Français” est l’argument fondamental que mobilisent les journalistes pour établir un lien de connivence avec leur public. La presse de masse n’est pas “nationaliste” mais elle présente chaque jour l’actualité à partir du point de vue national [12]. Si l’on se place du point de vue des joueurs, qui ont certainement lu ce papier, la stigmatisation de leurs personnes sociales n’a pas pu leur échapper. Des joueurs qui ont fait leurs preuves en club – (Malouda et Anelka à Chelsea, Ribéry au Bayern de Munich, Abidal au Barça, Lloris à Lyon, etc.) – ont été désignés à la vindicte publique par cet éditorial. Ce dernier a pu aussi ressouder le collectif, mal en point sur le terrain comme en dehors, sur la base d’un « nous » ostracisé. On a certainement sous-estimé, dans les analyses, qui ont été faites « à chaud », des réactions des joueurs par rapport au scoop, le fait qu’il y avait, avant que l’affaire Anelka n’éclate, un sentiment d’injustice et de colère alimenté par ces articles qu’on peut qualifier de « féroces ».
III. Le scoop de L’Équipe : un sentiment de trahison pour les joueurs (p.72-81)
Une fois lancée la rumeur d’une altercation sérieuse entre Anelka et Domenech à la mi-temps du match France-Mexique, les journalistes de L’Équipe se mettent en chasse de l’information. Sans relâche et en mobilisant toutes leurs sources (certains joueurs et leur « entourage »). Une fois confirmée l’altercation, une fois à peu près stabilisée l’information sur les mots prononcés par Anelka, le scoop est là ; les deux envoyés spéciaux de L’Équipe à Knysna écrivent leur papier, l’adressent à Paris, mais, fait de grande importance, c’est la rédaction en chef du journal qui décide de le passer en une, de lui donner ce titre, de faire un photomontage « choc ». Bref, il s’agit bien d’un choix crucial de politique éditoriale de la part de la direction du journal [13]
En révélant, le lendemain, les « mots de vestiaire » d’Anelka, L’Équipe ne fait rien d’autre que profaner l’espace sacré des joueurs, transgressant ainsi une loi fondamentale de ce milieu professionnel. En effet, qu’est-ce qu’un « vestiaire » pour des footballeurs professionnels (comme, d’ailleurs, pour les rugbymen, les basketteurs ou les handballeurs…) ? C’est un espace qui leur appartient en propre, où rien ne doit filtrer de ce qui se dit ou de ce qui se fait. C’est une des lois les plus anciennes et intangibles du football professionnel, encore plus nécessaire dans le nouvel environnement du foot moderne, qui a transformé les grands joueurs en « people ». Le vestiaire est l’espace propre des joueurs, un espace protégé de l’extérieur. Aimé Jacquet aimait à ce propos rappeler la leçon de Jean Snella, son maître : « L’axe principal repose sur le respect du groupe et du travail en groupe. Le terrain, c’est notre terrain, le vestiaire, c’est notre vestiaire, on n’y touche pas, on n’y entre pas. Le langage que l’on y tient est destiné à l’usage exclusif des joueurs. Les personnes de l’extérieur n’ont pas à l’entendre. Je ne connais pas, à ce jour, d’autre manière de constituer un vrai groupe, de le concentrer sur son travail, de le pousser, par ce mélange d’intimité et de complicité, à donner le meilleur de lui-même [14]. » L’apprentissage des codes du vestiaire, qui se fait dès le plus jeune âge, est intériorisé par les joueurs comme une seconde nature. Dans les équipes de clubs et l’équipe de France, univers sous forte pression médiatique, le caractère sacré et inviolable des pratiques et des mots du « vestiaire » est une des lois de fonctionnement du groupe des joueurs [15].
C’est leur espace de travail le plus intime : chacun y a sa place, on s’y regroupe par affinité, on y procède à ses petits rituels d’avant match, on s’y « chambre » allègrement, mais on s’y concentre aussi. Le vestiaire est aussi, surtout à la mi-temps des matchs, un lieu sous haute tension : les organismes sont fatigués, les esprits souvent échauffés, les joueurs à cran, l’entraîneur sous forte pression car il lui faut en peu de mots recadrer les situations et les joueurs ; bref, un vestiaire à la mi-temps est éminemment « électrique ». C’est donc naturellement un lieu propice à toutes les « engueulades », aux dérapages en tout genre, notamment aux insultes, voire aux bagarres [16]. Chaque joueur professionnel pourrait consacrer à ce sujet un chapitre de son autobiographie mais, de manière révélatrice, ils ne le font pas et gardent cela pour eux. Pour montrer son importance symbolique, le mot « vestiaire » en est venu, dans le jargon de la tribu, à représenter un groupe de joueurs et l’état des relations entre eux : on dit un « bon » ou un « mauvais vestiaire ». Il existe donc de longue date une protection farouche de cet espace de travail vis-à-vis de l’extérieur.
Ce secret du « vestiaire » est au fond de même nature que les codes qui régissent bien d’autres espaces de travail : un délibéré de justice, un conseil d’administration d’entreprise, une réunion du staff de campagne d’un député ou d’un présidentiable deux heures avant le dépouillage des urnes, un bloc opératoire, une conférence de rédaction d’un journal, une commission de spécialistes d’universitaires, etc. Enfreindre ce secret, c’est au fond mettre à nu les membres d’un groupe professionnel, dévoiler leur intimité professionnelle et sociale. Pourquoi ne pas accorder à cet espace clé de travail des footballeurs les mêmes droits que l’on accorde à d’autres espaces de travail, plus nobles et reconnus socialement ? Peut-on imaginer un seul instant que des mots presque aussi crus, sortis de la bouche d’un candidat à une élection présidentielle, puissent faire l’objet de la une d’un grand quotidien national ? Impossible, ils n’apparaîtront au mieux que dans la deuxième page du Canard enchaîné. Or, pour le football, sport populaire pratiqué par des joueurs issus pour la plupart de banlieue, d’apparence « franchement basanée » (pour paraphraser Coluche), personne ne se gêne pour le faire et, en retour, personne ne s’en étonne.
Il se trouve aussi qu’en étalant dans le plus grand journal sportif français le riche registre lexical d’Anelka (si tant est qu’il ait tenu ces propos), L’Équipe ajoute sans conteste la touche finale au portrait déjà bien chargé de ce joueur et parachève la figure sociale négative qu’il incarne dans l’opinion publique depuis dix ans : non seulement le « bad boy » du football français depuis 1999, mais aussi le « Noir », acoquiné de longue date avec des rappeurs [17], converti à l’islam depuis ses seize ans, sans oublier le multimillionnaire, le « pourfendeur » de l’impôt sur le revenu, qui déclare en décembre 2009 ne pas compter revenir en France à cause de sa fiscalité trop dure aux riches [18]. Or comment ne pas voir que cette figure sociale entre par bien des aspects en résonance avec celle de la « racaille » de banlieue qui a émergé lors des émeutes de 2005 et incarne dans l’opinion publique l’image des classes dangereuses dans la France des années 2000. En poussant le raisonnement à la limite, on pourrait dire que la une de L’Équipe, notamment par sa mise en scène et son photomontage (Anelka le crâne rasé face à Domenech en costume cravate, se regardant en chiens de faïence), contribue à une forme de racialisation de la question footballistique.
En effet, que nous dit-elle de manière subliminale ? Qu’un « Noir », à l’air menaçant et « renfrogné » (rares sont en effet les photos le montrant souriant…), insulte un « Blanc », son entraîneur (son « chef », dans l’imaginaire populaire), en employant les termes du sexisme ordinaire qui sévit chez certains garçons de cité. Coup double sur le plan symbolique. D’une part, les « Blancs », qui s’identifient naturellement à Domenech (nonobstant son ascendance catalane), peuvent se sentir agressés par les insultes provenant d’un « Noir » – insultes symbolisant de fait une inversion de valeurs puisque le « Noir » est toujours objectivement situé dans les sociétés développées à un rang inférieur, tant dans la hiérarchie raciale que dans la hiérarchie professionnelle et sociale. D’autre part, les femmes ne peuvent pas ne pas se sentir atteintes dans leur honneur, comme le montre d’ailleurs la réaction deux jours plus tard de la mère de Domenech. Interviewée le 21 juin par les journalistes de RTL, celle-ci, âgée de 75 ans, déclare en pleurs s’être sentie outragée par les propos du joueur de Chelsea en précisant vouloir « rencontrer monsieur Anelka pour lui dire le point de vue d’une maman, s’il en a une lui ! », avant d’ajouter « C’est désolant d’être insultée comme ça, parce que le sélectionneur c’est mon fils. Double insulte, voilà. Aussi bien pour le sélectionneur que pour sa maman. Ça me fait mal. Très mal ».
Les témoignages des joueurs post-Knysna, en tout cas ceux qui échappent à la langue de bois, font état d’une troublante unanimité à cet égard : tous ont été profondément ulcérés par cette couverture de L’Équipe qui, perçue comme une attaque frontale venant de l’extérieur, a eu pour effet de ressouder un moment un groupe par ailleurs en lambeaux. Elle a eu pour effet de créer une « communauté de réactions affectives », éminemment propice à la mobilisation collective [19]. Les joueurs, offensés par cette atteinte à leur honneur social (« on ne parle pas comme ça », « on est pas des voyous », « c’est des propos de vestiaire »), ont cherché à obtenir réparation collective pour ce qu’ils ont perçu comme une malhonnêteté ou comme une faute professionnelle de la part du journal. Car à travers cette « une », c’est aussi l’image des joueurs qui a été atteinte. La majorité d’entre eux sont des pères de famille respectables (le footballeur professionnel a une forte fécondité moyenne et souvent précoce), souvent puritains, qui ont été aussi choqués par l’étalage sur la place publique de ces propos très crus.
Dans un entretien accordé aux Inrockuptibles à peine quelques semaines après les événements, Gallas revient ainsi sur les conséquences personnelles de la déferlante médiatique associée à l’entreprise de récupération politique : « C’est allé beaucoup trop loin. J’ai entendu Roselyne Bachelot parler de “caïds immatures”. Ce n’est pas du tout le discours qu’elle nous a tenu avant le match contre l’Afrique du Sud. Faut arrêter, les joueurs de l’équipe de France sont des hommes, ils ont des responsabilités, ils sont pères de famille. […] Pendant trois ans, j’en ai pris plein la gueule. On m’a collé une personnalité qui n’est pas la mienne. Ma fille, au téléphone, m’a demandé : “Papa, c’est vrai que tu es un caïd ?” Elle avait entendu ça à l’école. Pour moi, une limite a été franchie [20]. »
Ce n’est sans doute pas un hasard si les témoins directs de cette journée où L’Équipe a sorti sa fameuse « une » ont noté que les joueurs, notamment les plus mesurés dans leurs réactions, tenaient alors avant tout à protester contre cette violation de leur vie interne, de leur « vestiaire », par la presse. C’est d’ailleurs ce que raconte Jean-Pierre Escalettes à France Football quand il accepte, quatre mois plus tard, de raconter ce qu’il a vu et entendu à Knysna « [dans le bus des grévistes, le dimanche] Jérémy Toulalan m’a simplement dit : “Vous ne nous avez pas soutenus, vous deviez porter plainte contre L’Équipe.” J’ai évoqué la liberté de la presse, mais je crois qu’ils étaient ailleurs [21]. » […]
Les rapports entre footballeurs professionnels et journalistes (en premier lieu les journalistes sportifs) ont changé de forme et de nature dans l’univers ultramédiatisé qu’est devenu le monde du football. Les joueurs, et a fortiori les internationaux, sont confrontés à un véritable « dilemme de statut [22] » : d’une part, ils possèdent le statut (et les avantages associés) de « vedette médiatique », qui les livre, au mieux, à la curiosité insistante de la presse spécialisée (dont la fine fleur est constituée par les spécialistes de la presse sportive, avec au premier rang L’Équipe) et, au pire, au harcèlement des paparazzi ; d’autre part, leur statut de footballeur professionnel, souvent issu de milieu populaire, passé par le filtre très étroit des centres de formation, n’est pour la plupart d’entre eux pas ajusté aux attentes des médias. Quelques séances de media training ne peuvent pas compenser leur « timidité sociale » et leurs handicaps de formation.
La décision, hautement stratégique et politique, des responsables (rédacteur en chef, directeur) de L’Équipe de sortir en une de leur journal les insultes d’Anelka peut s’expliquer partiellement par des raisons économiques (sortir un scoop qui fait vendre [23]). Mais elle ne se comprend entièrement, nous semble-t-il, que sur fond d’un agacement croissant des journalistes à l’égard des comportements des footballeurs professionnels d’aujourd’hui – agacement qui n’est pas dénué d’un certain mépris de classe. Au fond, et ce sera notre hypothèse, on peut se demander si à travers cette une scandaleuse – et volontairement scandaleuse – de L’Équipe, ne se sont pas aussi réglés des comptes entre la presse sportive des années 2000 et cette nouvelle génération de joueurs, jugée peu facile, guère amène, et parfois franchement « antipathique » par les journalistes. Mais aussi s’il ne s’est pas ainsi soldé un lourd contentieux, larvé, entre l’équipe de France et L’Équipe. Comme le reconnaît d’ailleurs le rédacteur en chef de ce journal, quelques jours après le scoop : « On ne publie jamais des vulgarités par plaisir, on savait qu’on allait choquer, être critiqués. Mais une majorité de notre rédaction a estimé qu’on en avait assez de l’hypocrisie régnant depuis trois semaines autour de l’équipe de France : on nous racontait que l’ambiance était fantastique, avec un groupe serein, soudé, alors qu’on savait très bien, justement par nos sources à l’intérieur, que le climat était pourri. Pourquoi s’autocensurer ? Pourquoi être complices du staff et des joueurs ? On a décidé de faire partager la vérité au lecteur. Nous n’en tirons aucune fierté, aucune gloire. Personnellement, je ne suis même pas convaincu que c’était le meilleur titre à faire. Mais nous avons fait notre boulot [24]. »