Le mouvement social dont il est question ici, où convergent les syndicats traditionnels et les occupants de la place « Syntagma » (sur le modèle des « indignés » espagnols), est parvenu, dès la fin du mois de mai, à rassembler des centaines de milliers de manifestants. C’était notamment le cas le dimanche 5 juin, non seulement à Athènes mais dans des dizaines de villes grecques. Depuis, les manifestations et les occupations se succèdent, posant la question de l’origine de la dette grecque [1] et affichant le refus de laisser détruire, au nom de cette dette, les acquis sociaux et les services publics.
On avait pris la peine de rappeler il y a quelques semaines, à propos du retour de Manuel Zelaya au Honduras, le théorème de Jean-Pierre Pernaut : « Vous voulez des nouvelles sur le Venezuela ? Regardez la chaîne vénézuélienne. Sur le Soudan ? Regardez les chaînes africaines » [2]. Ce retour avait en effet été en bonne partie invisibilisé par les médias français, pressés d’oublier un pays à propos duquel ils ne s’étaient guère honorés quelques mois auparavant. On aurait pourtant tort d’imaginer que la tendance des médias à se désintéresser des conflits sociaux, et plus encore lorsque ceux-ci concernent les pays étrangers [3], se réduirait à la personne de « JPP », aussi symptomatique soit-elle de la sous-estimation de l’information sociale et internationale.
Celui-ci n’avait fait qu’exprimer une « loi » qui gouverne les journaux télévisés, renvoyant à la place qu’ils occupent dans le champ médiatique et à la fonction qu’ils exercent, parfaitement décrite par Pierre Bourdieu : « Une part de l’action symbolique de la télévision […] consiste à attirer l’attention sur des faits qui sont de nature à intéresser tout le monde, dont on peut dire qu’ils sont omnibus – c’est-à-dire pour tout le monde. Les faits omnibus sont des faits qui, comme on dit, ne doivent choquer personne, qui sont sans enjeu, qui ne divisent pas, qui font le consensus, qui intéressent tout le monde mais sur un mode tel qu’ils ne touchent à rien d’important » [4].
La révolte grecque ne sera pas télévisée
Entre l’affaire Dominique Strauss-Kahn et l’affaire Ferry, l’accident de Joué-lès-Tours et la bactérie tueuse, en passant par la sécheresse et ses conséquences, la révolte sociale en Grèce a été presque totalement passée sous silence dans les journaux télévisés des deux principales chaînes de télévision française. En tout et pour tout, du lundi 30 mai au dimanche 12 juin, à 13 heures et à 20 heures, TF1 lui a consacré deux sujets, au « 13 heures » du 30 mai et au « 20 heures » du 4 juin, soit 2 min 40 s en deux semaines. France 2 a été plus généreuse dans la pénurie, accordant trois sujets et 5 min d’antenne à la révolte grecque, au « 13 heures » du 4 juin et aux « 20 heures » du 3 et du 4 juin.
Si l’on prend la peine de faire l’inventaire de l’ensemble des sujets abordés par les journaux télévisés sur cette même période, la politique éditoriale mise en œuvre apparaît en pleine lumière, et en stricte conformité avec l’argumentation de Bourdieu citée plus haut. On trouve ainsi, tout en haut de la hiérarchie de l’information, la « bactérie tueuse » et la sécheresse, qui apparaissent à chaque journal télévisé durant nos deux semaines d’observation.
De manière générale, les phénomènes sanitaires et climatiques occupent une place essentielle dans les journaux télévisés. Epidémies, infections, sécheresse, orages, tornades, etc. : autant de faits qui permettent de construire une information dépolitisée et, presque quotidiennement, d’alimenter les bavardages télévisuels en donnant lieu à une multitude indéfinie de sujets stéréotypés. Ces derniers ne posent généralement aucune question susceptible de faire l’objet d’un débat, qu’il s’agisse par exemple des rapports entre réchauffement climatique et politiques productivistes ou de la marchandisation de la santé, mais invitent au contraire à une commune déploration.
Ensuite vient la politique nationale, généralement traitée sous l’angle des « affaires » (DSK, Tron, Ferry, etc.), des petites phrases (celle de Jacques Chirac concernant François Hollande servira ainsi d’ouverture au « 13 heures » et au « 20 heures » de France 2, le dimanche 12 juin), ou enfin en réaction directe aux annonces faites par le gouvernement ou la majorité parlementaire (rapport Ciotti, volonté d’imposer des contreparties contre le rvenu de solidarité active, etc.).
Plus bas dans la hiérarchie : l’information sociale. Un exemple : l’annonce d’une fermeture possible de l’usine de PSA à Aulnay-sous-Bois n’aura bénéficié que d’une ou deux journées d’antenne, selon la chaîne et selon l’horaire du JT. Le « 13 heures » de TF1 a même fait l’impasse sur cette information qui touche pourtant, outre les 3 600 salariés du site, les intérimaires, tous ceux qui travaillent dans les entreprises sous-traitantes et les commerçants de la ville et des alentours.
Enfin, tout en bas de la hiérarchie propre aux journaux télévisés : l’information internationale. Outre la révolte grecque, les élections en Italie, au Portugal ou au Pérou n’ont fait l’objet que de sujets très courts, ne proposant aucune analyse des forces en présence ou des résultats, et ne situant nullement ces derniers dans le contexte politique et électoral propre à chacun de ces pays. Les résultats des élections au Portugal et au Pérou ont ainsi été expédiés en 45 s lors du « 20 heures » de France 2 le lundi 6 juin.
« Cacher en montrant »
Dimanche 5 juin, jour d’une des manifestations grecques les plus imposantes dans l’ensemble du pays, et alors que la chaîne dispose d’un envoyé spécial (Romain Messy), le « 20 heures » de France 2 préfère consacrer un sujet de 11 min à « l’affaire DSK ». Le lendemain, ce sont pas moins de 28 min qui seront consacrées à cette affaire qui agite le microcosme médiatico-politique depuis environ un mois, et ce pour traiter une audience qui aura duré… 7 min. Près de 40 min en deux jours, et rien pour un mouvement social rassemblant plusieurs centaines de milliers de personnes en Grèce, qui signale par ailleurs que l’activité du même DSK à la tête du FMI a fait merveille (point sur lequel les médias français ne sont jamais revenus).
Autre exemple de la futilité des informations télévisées, ces mots par lesquels David Pujadas choisit d’ouvrir son journal, mardi 7 juin : « Hillary Clinton hier, Anne Sinclair aujourd’hui : face à l’infidélité, elles suscitent l’admiration ou les interrogations : pourquoi des épouses pardonnent, s’engagent, et même épaulent leurs maris dans l’épreuve judiciaire ? C’est une autre des questions posées par l’affaire DSK ». Une question cruciale, à l’évidence.
À l’opposé, la dépêche de l’Agence France Presse révélant que ce sont les Européens du Sud qui travaillent le plus en Europe n’aura pas trouvé droit de cité au journal télévisé. Elle permettait pourtant, au moins en partie, de comprendre la révolte du peuple grec, qui se voit imposer de nouveaux sacrifices alors qu’il affiche de loin la durée annuelle moyenne du travail la plus forte d’Europe (2 219 heures, contre 1 390 par exemple pour l’Allemagne ou 1 554 pour la France).
« Cacher en montrant », comme l’écrivait Bourdieu, c’est-à-dire mettre en avant une somme innombrable de sujets qui occuperont le devant de la scène médiatique un temps variable pour mieux noyer l’information qui divise, sociale ou internationale. Mais quelle vision du mouvement social en Grèce ont donné TF1 et France 2 quand, en de rares occasions, ils ont daigné lui accorder quelques minutes, ou plutôt quelques secondes, d’attention ?
TF1 : « l’humeur est à la résignation »
Le « 13 heures » de TF1 n’a consacré qu’un sujet de 1 min 10 s à la situation en Grèce, mais non pour nous informer du mouvement social ou des difficultés rencontrées par la population mais pour nous apprendre que l’austérité ne fait (malheureusement) « pas forcément l’affaire des touristes qui vont là-bas ». Respectant le théorème énoncé plus haut, Jean-Pierre Pernaut ne s’intéresse à la Grèce que pour éviter aux Français qui souhaiteraient s’y rendre de trouver des prix plus chers que prévus. Charmante attention.
Plus intéressant peut-être, le court reportage (1 min 40 s) que le « 20 heures » de TF1 a concédé, samedi 4 juin, à la révolte grecque. L’inamovible Claire Chazal annonce d’emblée la couleur : « aujourd’hui la mobilisation est restée assez limitée ». Technique éprouvée à propos des mouvements sociaux en France, le meilleur moyen de convaincre qu’aucune alternative ne saurait être recherchée et que les mobilisations sociales ne servent à rien consiste, comme on va le voir, à réduire la colère aux seuls syndicats, souvent considérés comme « archaïques », et surtout à dépouiller les acteurs de ces mobilisations de tout espoir de l’emporter.
Ainsi le reportage de TF1 commence-t-il en précisant : « Les syndicats vont se battre. Les mots d’ordre parlent de résistance au FMI et à l’Union européenne, mais l’humeur, elle, est à la résignation. Les syndicats ont faiblement mobilisé aujourd’hui à Athènes. Face à un nouveau plan d’austérité, les Grecs semblent perdre espoir ». S’ensuit le témoignage d’un manifestant qui n’affirme pas le moins du monde avoir « perdu espoir » mais accuse : « on n’a plus rien, ils nous ont tout pris, directement dans la poche ». Un autre : « évidemment c’est inacceptable, car les gens ne peuvent pas accepter de nouvelles mesures d’austérité si brutales ».
Le journaliste de TF1 poursuit en expliquant les contreparties de l’« aide » européenne [5]. Mais il le fait au futur, laissant entendre que cela se fera de toute façon, quelle que soit l’intensité des mobilisations sociales : « la Grèce va devoir accélérer les privatisations ». Il oublie en outre d’informer les téléspectateurs d’un fait qui aurait pourtant pu permettre de comprendre que la « fatalité » n’avait rien de naturel : lorsqu’il explique qu’il s’agit « d’éponger une dette de 340 milliards d’euros », il omet de préciser que les fonds grecs placés dans les banques suisses représenteraient 280 milliards d’euros (près de 120 % du PIB grec), ce qui signale une vaste fuite des capitaux grecs vers la Suisse. Une information digne d’intérêt ? Pour TF1 et France 2, c’est non...
France 2 : « leur colère n’y changera rien »
De même, quand France 2 décide (enfin) d’évoquer la Grèce, c’est pour mieux convaincre les téléspectateurs que, décidément, les mobilisations sociales ne sauraient changer le cours des choses, en Grèce ou ailleurs : « tous les jours les mêmes piquets de grève, les mêmes défilés, et leurs cortèges de tensions. […] Depuis un an, si à intervalle régulier, si Athènes est dans la rue, c’est pour lutter contre les mesures d’austérité qui ont déjà profondément ébranlé la société grecque. Première visée : la fonction publique. Le gouvernement a déjà supprimé 82 000 postes l’an dernier, les salaires des fonctionnaires sont eux gelés jusqu’en 2014. Les pensions des retraités connaissent elles aussi le même sort : leur colère n’y changera rien ».
Mais si France 2 se permet de décréter l’utilité (ou plutôt ici l’inutilité) des mobilisations sociales, c’est que – comme l’affirme le journaliste – « le pays n’a pas le choix ». Et à l’appui de cette allégation sans nuance, c’est à l’expert Élie Cohen qu’il est demandé d’ânonner la ritournelle de l’absence d’alternative : « Ou la Grèce applique cet accord, et elle obtiendra les versements qui sont promis tant par le FMI que par la Communauté européenne. Ou elle n’accepte pas et elle est techniquement en faillite ». Ainsi le périmètre de la sortie de crise est-il soigneusement délimité, aussi bien par le journaliste que par l’économiste promu au rang d’expert infaillible. Par ce moyen, c’est le contenu même de l’accord qui est insidieusement placé hors de tout débat, comme si les plans dits « d’ajustement » imposés par le FMI, notamment en Amérique latine, avaient fait la preuve de leur viabilité à court ou long terme et les rendaient indiscutables.
Invisible ou inutile d’après les journaux télévisés français, la révolte grecque se poursuit néanmoins et pourrait faire des émules dans d’autres pays européens promis aux mêmes plans d’austérité. Il ne s’agit donc pas d’une information marginale, et chacun devrait pouvoir en saisir les tenants et les aboutissants. Mais qu’a pu en connaître, par l’intermédiaire des JT, la grande majorité de la population, sinon des fragments et quelques idées toutes faites ? Comment comprendre que la question de la dette constitue un enjeu majeur, susceptible de faire l’objet d’analyses et de politiques contradictoires, quand elle n’est jamais présentée comme telle par les grands médias ? Nul doute que c’est pour favoriser ce débat démocratique que les mobilisations sociales contre les mesures imposées au nom de la dette sont systématiquement passées sous silence ou réputées battues d’avance...
Ugo Palheta (avec Frédéric Lemaire et Julien Sergère)