I. Retour sur « l’affaire »
Le 23 juin, le « 13 heures » de TF1 consacre un reportage au « contrat de responsabilité parentale » (CRP), l’un des nombreux dispositifs de la loi sur l’absentéisme scolaire, dont l’objet est de sanctionner les parents des enfants qui multiplient les absences. Le CRP a notamment été porté par le député (UMP) Éric Ciotti, par ailleurs président du Conseil général des Alpes-Maritimes. Reportage de TF1, donc, dans les Alpes-Maritimes, lancé par « JPP » avec une affirmation pleine d’assurance : « Depuis deux ans déjà les parents signent dans ce département un contrat de responsabilité parentale, et apparemment les résultats sont positifs ». Durant le sujet, une « parent d’élève » témoigne (et va dans le sens des propos de JPP) : « J’ai un enfant qui ne va plus à l’école, qui commence à sécher, et je suis un peu inquiète parce que l’Éducation m’a alertée, je suis un peu désemparée ». Jacques Victor, conseiller général communiste, révèle rapidement que la « mère de famille » n’a pas d’enfants, et qu’elle est en réalité attachée de presse au Conseil général. Malaise.
L’information est rapidement rendue publique par France Info et Arrêts sur images. Le directeur de la communication du conseil général, Éric Doré, déclare, le lendemain, à l’AFP : « Pendant le reportage, une maman devait témoigner, elle n’est pas venue, la journaliste a alors proposé à l’agent de jouer les témoins, ce qu’elle a malheureusement accepté […]. On ne fait pas ça, normalement ». Le même jour, la fausse mère de famille remettait sa démission à son vrai patron, Éric Ciotti, qui avait de son côté déclaré ne pas être au courant de la manip. Du côté de TF1, la directrice de l’information, Catherine Nayl, s’est dite « folle de rage » [2] estimant que la chaîne avait « subi un préjudice important » [3]. Le 27 juin, Jean-Pierre Pernaut présente ses excuses aux téléspectateurs : « Nous sommes […] sincèrement désolés de ce manquement inadmissible au sérieux, à l’éthique et à la déontologie de l’information. […] Nous vous prions bien évidemment d’accepter nos excuses ». Dont acte ? Voire...
II. Des « explications » et des « excuses »... révélatrices
À y regarder de plus près, cette « affaire » en dit beaucoup plus qu’elle n’en a l’air. Il ne s’agit pas seulement d’une faute professionnelle (de l’interviewée et/ou de l’intervieweur), comme certains voudraient le laisser entendre. Cet incident est révélateur à double titre : sur le plan des pratiques journalistiques – celle du « micro-trottoir », en l’occurrence – et sur le plan des conséquences, sur la qualité et la fiabilité de l’information, du développement des mécanismes de sous-traitance.
Les micro-trottoirs : le degré zéro de l’information
Pratique journalistique qui prétend rendre compte de l’opinion « de la rue », le micro-trottoir ou l’entretien-vite-fait n’est trop souvent qu’un moyen pour les journalistes chargés de cette besogne de faire dire à leurs reportages... ce qu’ils souhaitent que leurs reportages disent. Questions biaisées, réponses amputées ou coupées au montage, vaine prétention à refléter « l’opinion » à l’aide de quelques témoignages soigneusement sélectionnés... Autant de pratiques qui ne laissent planer aucun doute sur ce procédé informatif : le micro-trottoir est à l’interview éclairant le téléspectateur ce que les « enquêtes d’opinion » sur Internet sont à l’enquête sociologique.
Dans le cas qui nous occupe, la ficelle est encore plus grosse : « Une maman devait témoigner, elle n’est pas venue », a-t-on en effet appris. Il ne s’agissait donc pas d’interroger une parente d’élève au hasard : un rendez-vous avait été pris. Les mères (et les pères) de famille sont-elles (ils) si rares dans les rues des villes des Alpes-Maritimes ? Ou alors s’agissait-il de recueillir un certain avis, qui n’aurait peut-être pas été celui d’un-e interviewé-e choisi-e de manière aléatoire ? Poser ces questions, c’est y répondre : de toute évidence, le scénario était écrit à l’avance. Il ne restait plus qu’à trouver une comédienne (malgré elle ?) pour le jouer. Celle qui l’a remplacée au pied levé avait très probablement collaboré à la rédaction du script et au casting. Elle s’est contentée de dire le bon texte, et hop c’est dans la boîte, tu me montes ça et on balance à Pernaut.
Quiconque est familier des micro-trottoirs ou des entretiens de quelques secondes, et les subit sans faire le deuil de son esprit critique a pu constater qu’ils ressemblent en général à un clip de phrases récurrentes et stéréotypées : « On est pris en otage » ; « On n’aurait jamais cru ça de lui » ; « On ne se sent plus en sécurité » ; etc. Les journalistes en charge de l’entretien au rabais (qu’ils s’en réjouissent ou le déplorent) portent évidemment une part de responsabilité dans la production de cette non-information, usant et abusant des méthodes évoquées plus haut. Mais ont-ils toujours besoin de tricher pour obtenir de telles réponses ? Probablement pas. Par un effet de mimétisme, nombre d’interviewés s’approprient en effet les formules qui sont celles qui « passent à la télé » : celui qui, sur un quai de RER bondé, déclare qu’il se sent « pris en otage » n’a probablement jamais été enlevé contre demande de rançon. Mais l’intégration des normes médiatiques a ceci de pervers qu’elle peut conduire celui ou celle qui espère retenir l’attention des journalistes à leur offrir le discours formaté que ces derniers sont venus chercher. On est presque étonné d’entendre parfois des interviewés déclarer qu’ils sont « solidaires des grévistes malgré tout ». Merci, en ce cas, au journaliste en charge de la diversité… Mais, dans un cas comme dans l’autre, où est l’information ?
Ceci étant dit, ne nous trompons pas de cible : les réalisateurs de ce genre de reportage ne sont, à bien des égards, que les exécutants d’un donneur d’ordre ou les rouages d’un automatisme médiatique qui entretient la pratique du reportage « scénarisé », dans lequel les quelques secondes de parole accordées à « la rue » ne sont que des simulacres de confrontation d’arguments, quand ils ne sont pas de commodes alibis pour des sujets qui ressemblent en général davantage à de la propagande qu’à de l’information. À un point tel qu’il arrive, comme nous l’avions relevé il y a quelques mois, que la voix off ou le journaliste en plateau fasse dire aux interviewés des choses très différentes, voire à l’opposé, de ce qu’ils ont effectivement dit.
La sous-traitance : la rentabilité avant la qualité
Mais force est de constater qu’il est plus simple et plus rapide d’avoir recours au micro-trottoir, plus ou moins (mais toujours) bidonné, que de mener de réelles investigations. On ne peut pas, en effet, attribuer la seule responsabilité de l’usage récurrent de cette pratique à la paresse ou aux mauvaises intentions des journalistes qui les réalisent. C’est en fait la question des conditions de travail de ces derniers qui est posée par l’affaire du bidonnage de TF1. A fortiori lorsqu’ils sont les premières victimes des dégâts causés par les procédés de sous-traitance, de plus en plus en vogue dans les grands médias. « L’affaire » TF1 est à cet égard exemplaire.
« Je suis en colère par rapport à la façon dont les journalistes de Nice Matin, qui travaillent dans le cadre de nos accords avec la presse quotidienne régionale, ont réalisé leur reportage », déclarait la directrice de l’information de TF1 à l’AFP, dans la dépêche déjà citée. Réponse du directeur général délégué de Nice Matin, Frédéric Touraille : « C’est une filiale qui réalise les reportages dans le cadre de contrats de correspondance avec TF1, pas la rédaction [de Nice Matin]. Je ne veux pas que cette affaire lui porte préjudice ». La filiale en question, NMTV, est présentée comme une société de « production de films et de programmes pour la télévision ». Son gérant est… Frédéric Touraille.
Bref. Sans trop de caricature, on comprend que TF1 a sous-traité un reportage à Nice Matin qui l’a, à son tour, sous-traité à une petite société locale, gérée par un des responsables du quotidien. L’a-t-elle à son tour sous-traité au frère du gérant ? Malgré une enquête approfondie le long des trottoirs niçois, nous ne sommes pas en mesure de le confirmer. Mais ces différents étages de sous-traitance indiquent à quoi peut ressembler le « journalisme » aujourd’hui. Comme dans la production automobile, par exemple, les « grands » sous-traitent à des plus petits, qui sous-traitent à leur tour. Et comme dans la production automobile, la concurrence fait rage entre les bénéficiaires potentiels de ces contrats. Qui doivent donc être compétitifs, et réduire les coûts de production. Afin de satisfaire les donneurs d’ordre qui, en cas de faute, peuvent commodément s’exonérer de toute responsabilité et agiter le bâton. En témoignent les « excuses » de JPP : « Dès qu’on a eu connaissance ici, à TF1, de ce faux témoignage, réalisé à la demande des journalistes de la société NMTV, qui assure la correspondance de TF1 dans la région, eh bien on a demandé au groupe de presse d’en tirer les conséquences auprès de ses deux collaborateurs afin de retrouver la confiance qui existe depuis plus de vingt ans dans ce partenariat ».
Sans avoir les moyens de réaliser l’enquête qui permettrait de nous en assurer, nous pouvons émettre sans trop de risque l’hypothèse selon laquelle les conditions de travail des « collaborateurs » de NMTV ne leur permettent probablement pas de conduire de longues investigations et d’offrir à TF1, par l’intermédiaire de Nice Matin, des sujets d’une rigueur et d’un professionnalisme irréprochables. Ce n’est sans doute pas ce que TF1 leur demande, par ailleurs. L’essentiel est de ne pas se faire prendre la main dans le sac.
Car TF1 n’en est pas à son coup d’essai, en dépit du gros mensonge proféré lors des « excuses » de JPP : « C’est la première fois dans l’histoire de nos journaux ». La première fois ? Pas vraiment. Exemple, parmi d’autres, ce bidonnage d’un reportage sur l’immobilier à Rennes diffusé dans le… « 13 heures » de Jean-Pierre Pernaut. Le « client » d’une agence immobilière visitait un appartement et témoignait devant la caméra. Sauf qu’il s’agissait en fait « [d’]un agent immobilier qui [jouait] l’acheteur devant la caméra en compagnie d’un autre agent immobilier qui n’[était] autre que son chef d’agence, tous les deux mimant la visite d’un bien mis en vente par le groupe qui les [employait] ».
Pour les quelques cas révélés, combien sont passés au travers des mailles du filet ? Probablement des dizaines. Or ces habitudes ont des conséquences désastreuses. De telles pratiques ne peuvent en effet que renforcer la méfiance, pour ne pas dire l’hostilité croissante, du public à l’égard des grands médias. De même que la moindre erreur médicale peut alimenter les soupçons contre la médecine ou la chirurgie en général, la moindre inexactitude peut miner le crédit de l’ensemble de l’information. C’est la dure loi du journalisme professionnel, mais c’est sa loi.
Mais il est vrai que, sur TF1, ce qui est bidon ne s’arrête pas aux « bidonnages ».
Julien Salingue