Élue professeure au Collège de France, la philosophe Claudine Tiercelin y a présenté le 5 mai dernier sa leçon inaugurale, La Connaissance métaphysique. Son projet s’inscrit dans un large courant international récent, qui développe une approche rationaliste, scientifique et réaliste des questions métaphysiques. Elle s’appuie résolument sur une certaine tradition du rationalisme en France, largement ouverte aux philosophies de langue allemande et anglaise et au style de pensée analytique – tradition incarnée au Collège de France notamment par Jules Vuillemin (1962-1992) et par Jacques Bouveresse (1995-2010).
Sous la plume d’Aude Lancelin, Le Nouvel Observateur – arbitre autoproclamé des valeurs philosophiques en France – a discrédité la nouvelle élue, ironisant dans un article de quatre pages sur « L’inconnue du Collège de France ».
« Stupéfaction rue d’Ulm. Émoi place de la Sorbonne… » Le trait le plus remarquable de cet article est que les seuls cités ne sont pas seulement des adversaires de la philosophie en question : tous crient haut et fort que celle-ci n’a aucune valeur, qu’elle n’est d’ailleurs pas française, et qu’elle ne devrait donc pas avoir droit de cité dans un haut-lieu de la recherche et de la pensée comme le Collège de France.
Jacques Bouveresse n’a cessé depuis les années 1970 de dénoncer la mainmise d’un certain journalisme sur le monde philosophique français et l’utilisation des médias par certains courants philosophiques à la recherche de pouvoir. Voici la lettre qu’il vient d’adresser au Nouvel Observateur.
Puisque vous m’aviez fait l’honneur de me demander, dans un mail daté du 23 mai dernier, ma réaction à propos de l’élection de Claudine Tiercelin au Collège de France (je vous ai expliqué, je crois de façon suffisamment claire, pourquoi j’étais dans une position qui aurait rendu pour le moins étrange une intervention de ma part dans la presse sur ce point [1]), je me permets de vous faire part de l’étonnement et de l’indignation que suscite en moi l’article que vous venez de publier dans Le Nouvel Observateur. Il n’est pas seulement méprisant, mais même à bien des égards insultant, pour Claudine Tiercelin et pour tous les philosophes qui, en France, se rattachent de près ou de loin à la tradition analytique. Le titre lui-même, « L’inconnue du Collège de France », me semble déjà pour le moins contestable. Je ne suis pas surpris que Claudine Tiercelin soit inconnue du Nouvel Observateur et des médias en général, mais la présenter comme une inconnue tout court n’a pas de sens. Elle est tout à fait connue dans les milieux philosophiques et intellectuels qui ont des raisons de s’intéresser à ce qu’elle fait, et elle a même une réputation internationale que beaucoup de philosophes pourraient lui envier.
D’autre part, je trouve particulièrement inquiétante la tendance que l’on a aujourd’hui de plus en plus à oublier que la célébrité médiatique et la célébrité tout court ne constituent pas une preuve suffisante de la qualité et de l’importance, et n’en sont pas non plus une condition nécessaire. Le fait d’être inconnu ou peu connu n’a jamais constitué et ne constituera jamais par lui-même un argument sérieux à utiliser contre un intellectuel. Enfin, je remarque que votre journal se contentait jusqu’à présent d’ignorer ostensiblement à peu près tout ce qu’écrivent les philosophes qui, en France, se rattachent de près ou de loin à la tradition analytique en philosophie. Je ne pensais pas, je vous l’avoue, en être réduit à penser un jour, comme cela a été le cas lorsque j’ai lu votre article, que c’était peut-être, tout compte fait, encore ce qui pouvait leur arriver de plus supportable.
Quand j’ai reçu votre mail, je me suis imaginé naïvement qu’il s’agissait pour l’essentiel de donner à vos lecteurs une idée un peu plus précise de ce que fait Claudine Tiercelin, de l’importance de la contribution qu’elle apporte à la philosophie d’aujourd’hui et des raisons qui ont pu motiver le choix de quelqu’un comme elle pour une chaire au Collège de France. Je ne me doutais pas qu’il s’agissait en réalité avant tout de permettre à un certain nombre de gens qui sont mécontents de cette élection de régler leurs comptes à travers la presse. Votre article n’apporte malheureusement aucun des éclaircissements que l’on était en droit d’attendre sur ce que fait exactement Claudine Tiercelin, sur les raisons pour lesquelles on peut parler depuis quelque temps d’un véritable renouveau de la métaphysique, dont il était important qu’il soit représenté au Collège de France, et qui a la particularité de s’effectuer pour le moment davantage dans des pays comme l’Australie ou les États-Unis qu’en France. Les seules personnes à qui vous avez donné la parole, à peu près comme s’il n’y avait pas également des philosophes qui ont trouvé pleinement justifié le choix de Claudine Tiercelin et s’en sont réjoui, se trouvent être des gens hostiles a priori et qui, si j’en juge d’après les propos qu’ils tiennent, n’ont aucune connaissance réelle de son œuvre. Je pense que, dans les cas de cette sorte, il faudrait peut-être faire l’effort d’aller chercher des informations également dans d’autres endroits que les librairies du Quartier latin et la rue d’Ulm - dont les philosophes les plus représentatifs, ou en tout cas les plus en vue, semblent convaincus plus que jamais qu’il ne se fait rien d’intéressant en philosophie en dehors de la France [2].
Je ne reproche pas, bien entendu, aux gens auxquels vous vous êtes adressée de ne savoir manifestement pas grand-chose de philosophes aussi importants que Peirce (je parle ici de Peirce métaphysicien), Bradley, McTaggart, David Lewis, David Armstrong et d’autres, dont ils n’ont même peut-être jamais entendu parler ; mais la moindre des choses, en pareil cas, est de se montrer un peu plus prudent et un peu moins catégorique dans ses jugements ; et, pour un journal, de ne pas reproduire ceux-ci sans prendre au moins un minimum de distance par rapport à eux.
Je ne veux pas entrer dans les détails d’une discussion qui m’entraînerait beaucoup trop loin et ne servirait manifestement pas à grand-chose. Mais je me permettrai néanmoins de faire quelques remarques sur des points particuliers :
1. Dire que des gens comme Foucault ou Bourdieu ne seraient pas élus aujourd’hui au Collège de France est une affirmation gratuite et parfaitement absurde, formulée par quelqu’un qui ignore manifestement tout de la situation réelle.
2. Le comble de l’inexactitude est atteint par la déclaration de Badiou [3]. Sur les quatre philosophes qui ont enseigné au Collège de France depuis le départ à la retraite, en 1990, de Jules Vuillemin et Gilles-Gaston Granger et avant l’élection de Claudine Tiercelin, aucun ne peut être considéré, même de loin, comme un représentant de la philosophie analytique américaine. Ce n’est sûrement pas le cas d’Anne Fagot-Largeault, ni de Jon Elster, dont la formation philosophique a, du reste, été pour une part essentielle française (Jean Hyppolite, Raymond Aron, etc.), et même pas non plus de Ian Hacking, qui est un admirateur et un disciple de Foucault. Quant à moi, que Badiou a qualifié autrefois de « héraut de l’hégémonie anglo-saxonne », j’ai travaillé en fait essentiellement, comme il est facile de s’en rendre compte en regardant simplement une bibliographie, sur des philosophes et des écrivains qui sont autrichiens ou allemands ; et si j’ai effectivement une certaine proximité avec la philosophie analytique, ce n’est sûrement pas en priorité avec la philosophie analytique américaine. En dépit de tout ce que certains d’entre nous ont essayé de dire sur ce point, Badiou, depuis les années 1960, continue à répéter à peu près les mêmes clichés et les mêmes contre-vérités à propos de la philosophie analytique en général et également de Wittgenstein.
3. Il y a des formes de nationalisme philosophique que je ne peux considérer autrement que comme puériles et déshonorantes, en particulier celle dont la rue d’Ulm semble être devenue depuis quelque temps la représentante par excellence dans sa façon de militer pour le retour à la seule philosophie digne de ce nom - autrement dit, la philosophie française, et plus précisément la « French Theory ». Verra-t-on un jour arriver enfin une époque où on trouvera normal, pour ceux qui estiment avoir des raisons de le faire, de pouvoir critiquer certaines des gloires de la philosophie française contemporaine, comme Derrida, Deleuze, Foucault et d’autres, sans risquer d’être soupçonné immédiatement d’appartenir à une sorte de « parti de l’étranger » en philosophie ? Si la philosophie, au moins quand il s’agit de penseurs de cette sorte, est en train de se transformer en une sorte de religion dont les dogmes et les ministres sont à peu près intouchables, je préfère renoncer tout simplement, pour ma part, à la qualité de philosophe. Et s’il y a une régression qui est en train de s’effectuer, je crains malheureusement que ce ne soit pas dans le sens qui est suggéré par les gens que vous avez interrogés, mais plutôt dans l’autre [4]. J’ai, en effet, bien peur que ce ne soient d’abord ceux qui, comme moi, depuis le milieu des années 1960 ont essayé, dans des conditions particulièrement défavorables, d’ouvrir la philosophie française sur l’étranger et de l’internationaliser un peu plus, qui ont des raisons de s’inquiéter. Mais c’est, me semble-t-il, plutôt de leur côté que de celui des défenseurs de la philosophie essentiellement et même parfois uniquement « française » que devrait se situer un journal ayant des ambitions intellectuelles comme le vôtre.
Quand je parle de « régression », je ne compare pas simplement, bien entendu, la situation actuelle à ce que les choses étaient encore il y a une dizaine d’années. Dans les années 1960-1970, j’ai entendu moi-même à plusieurs reprises des philosophes comme Althusser, Derrida, Foucault et d’autres déplorer le provincialisme de la philosophie française et son manque d’ouverture sur l’étranger, en particulier sur le monde anglo-saxon. Même s’ils n’ont pas fait eux-mêmes grand-chose de concret pour essayer de mettre en pratique ce qu’ils prêchaient, ils trouvaient néanmoins normal d’encourager ceux qui essayaient de le faire. C’est à la demande d’Althusser - qui, s’il n’était sûrement pas un libéral en matière théorique, l’était néanmoins à coup sûr en matière d’organisation de l’enseignement -, que j’ai donné à la rue d’Ulm pendant les années 1966-1969 des cours sur la philosophie analytique. C’est bien la dernière chose qu’il pourrait me venir à l’esprit d’essayer de faire aujourd’hui. Et si j’avais eu encore des hésitations sur ce point, ce que j’ai lu dans Le Nouvel Observateur me les aurait sûrement enlevées.
4. Le nom de l’auteur du livre intitulé Ontological Relativity (1969) n’est pas « Quayle », mais « Quine » (prénom : « Willard van Orman ») (1908-2000). Il est probablement le philosophe américain le plus célèbre et le plus important du XXe siècle ; et il aurait droit, me semble-t-il, au moins à ce que son nom soit cité correctement.
5. Bien que cela puisse sembler un détail insignifiant, je tiens à vous signaler que Jules Vuillemin n’était pas, en tout cas sûrement pas uniquement ni même d’abord, un « philosophe des sciences », mais un philosophe tout court, au sens le plus classique et le plus plein du terme, et un historien de la philosophie de premier ordre (c’était un élève et un héritier de Martial Gueroult). Si je vous dis cela, c’est parce que qualifier quelqu’un de « philosophe des sciences » revient toujours à suggérer implicitement qu’il ne s’attaque pas aux « grands » problèmes philosophiques et ne peut intéresser qu’un nombre tout à fait restreint de spécialistes, ce qui, dans le cas de Vuillemin, ne correspond en aucun cas à la réalité. Je ne vois d’ailleurs pas ce qui autorise à parler, comme vous le faites dans l’article, d’un « effet de terreur garanti [5] » quand des gens qui sont de vrais savants s’efforcent de communiquer au moins une partie de leur savoir à des auditeurs qui sont venus là pour apprendre et n’ont aucune raison de se sentir terrorisés. C’est une sensation que je n’ai en tout cas jamais eue quand je me suis trouvé ou me trouve encore aujourd’hui dans une situation de cette sorte.
Après vous avoir envoyé, dans un premier temps, une version de ce message à titre personnel, j’ai décidé de le diffuser publiquement, avec quelques corrections et adjonctions : je me suis senti obligé de le faire tellement les choses sont en train de prendre une tournure désagréable (pour ne pas dire plus).
Bien cordialement à vous,
Jacques Bouveresse
Pour une analyse complémentaire de l’article en question, lire Marie-Anne Paveau, « Barbarella au Collège de France. Du traitement médiatique de la métaphysique et des métaphysiciennes », La Pensée du discours, 15 juin 2011. [note d’Agone] Pour un entretien avec Claudine Tiercelin : « La philosophie ne protège et ne console de rien ». [note d’Agone]