Laurent Joffrin : Eva Joly est une « naïve inconséquente »
En tête du défilé : Laurent Joffrin, C’est en effet au Grand Laurent, spécialiste du débat démocratique avec tous ceux qui sont d’accord avec lui, qu’il revient d’ouvrir cette revue de détail. « 14 juillet : Eva Joly, la naïve inconséquente » : tel est le titre du billet de Joffrin, mis en ligne sur le site du Nouvel Obs le 15 juillet. Le décor est planté. Le chapeau de l’article informe le lecteur qu’il va recevoir une leçon joffrinesque tout en nuances : « Supprimer le défilé militaire du 14 juillet ? La candidate écologiste ferait mieux de s’occuper de son jardin bio ». D’autres se chargeront de la renvoyer en Norvège. Laurent Joffrin, lui, en sa qualité d’éditorialiste polyvalent, se borne à inviter Eva Joly à s’occuper de ce qui relève de la seule compétence qu’il daigne lui reconnaître…
« Il y a certes une tradition d’antimilitarisme à gauche, qui a ses justifications », admet Joffrin avec cette martiale assurance qui amalgame immédiatement la proposition de renoncer au défilé militaire du 14 Juillet avec l’antimilitarisme, lui-même réduit à une « tradition » : « […] il y a eu dans l’histoire suffisamment de militaires rangés du côté de la plus noire réaction pour expliquer cette tradition ». « Certes », déclare notre éditocrate : quiconque connaît la prose du directeur du Nouvel Obs pressent que cette concession annonce le pire. Et le pire vient rapidement : « Point n’est besoin, dans un élan chauvin, de vouer aux gémonies la Scandinavie pour rejeter l’idée d’Eva Joly. Une certaine candeur écologiste qui s’allie trop souvent au catastrophisme l’explique suffisamment. » Quelques phrases pour « expliquer » la « tradition antimilitariste ». Et une ligne pour, d’un même mouvement, en finir avec l’écologie… et « expliquer suffisamment » – c’est-à-dire avec suffisance… – ce que l’on rejette. Le procès est expéditif…
Morgue avérée contre candeur supposée : supposée, mais dénoncée grâce à un sidérant amalgame [1]. Laurent Joffrin poursuit en effet : « Un jour peut-être les armées seront inutiles et les soldats se changeront en troubadours. Quand les hommes vivront d’amour... Ce temps, n’en déplaise à Eva Joly, n’est pas encore advenu […]. Il nous faut encore compter sur des forces armées capables pour défendre nos valeurs de liberté. […] La France et l’Europe doivent être en mesure de dissuader tel ou tel ennemi qui pourrait se déclarer contre nous, de combattre telle ou telle organisation terroriste dont le fanatisme nous prendrait pour cible (cela s’est vu...) ». Comprenons bien : alors qu’Eva Joly a remis en question le défilé militaire du 14 juillet, Laurent Joffrin procède comme si elle avait proposé de supprimer… l’armée. Prêter à l’autre des propos qu’il n’a jamais tenus pour les tourner en ridicule et dénigrer une cible qui ne peut pas répondre : une méthode qui a fait ses preuves.
Et l’éditorialiste de retomber, maladroitement, sur ses rangers : « Si l’on considère ces quelques réalités élémentaires, le défilé du 14 juillet est parfaitement légitime. On ne peut demander aux soldats français de secourir telle ou telle révolution démocratique, de protéger nos ressortissants à l’étranger ou de couvrir telle ou telle opération humanitaire et les cacher ensuite comme si nous en avions honte. Eva Joly devrait y réfléchir ».
Laurent Joffrin, lui, n’a pas eu besoin de réfléchir. D’ailleurs, en est-il capable ?
Christian Makarian : Eva Joly « bafoue la démocratie »
Christian Makarian est injustement méconnu : c’est pourtant le directeur délégué de la rédaction de L’Express, le second de Christophe Barbier donc. Le titre de son billet publié sur le site de l’hebdomadaire le 15 juillet attribue à Eva Joly, non la prime de la « candeur » mais celle du cynisme : « 14 juillet : le calcul d’Eva Joly ».
Comme Laurent Joffrin – son confrère de l’autre rive –, Christian Makarian concède : « Réclamer la suppression du défilé militaire du 14 juillet et le présenter globalement comme une survivance du passé – pour ne pas dire un archaïsme belliciste – est, en théorie démocratique, une opinion aussi légitime qu’une autre ». Voilà qui est bien dit. Et plus loin : « Certes, il y a une part de vrai pacifisme nordique dans les propos d’Eva Joly – cela se respecte ». Ces concessions, elles aussi, annoncent le pire, qui ne tarde pas. Voici comment se manifeste le « respect » : « Taper sur l’armée, c’est vieux comme Hérode, mais ça marche toujours auprès des consciences corrodées par les sous-produits idéologiques de mai 68. L’anticléricalisme et l’antimilitarisme (comme l’antiaméricanisme) sont les recettes des gens qui ne savent pas faire leur cuisine autrement – ou qui n’ont rien à servir à leur public affamé ».
Laurent Joffrin n’est manifestement qu’un apprenti dans l’art d’exécuter toute discussion rationnelle par des caricatures et des amalgames ! Où le Makarian a-t-il lu qu’Eva Joly avait « tapé sur l’armée » ? Quel est ce « respect » qui lui permet d’amalgamer à la proposition d’Eva Joy tout ce qu’il déteste : l’antimilitarisme, l’anticléricalisme et l’antiaméricanisme ? Et d’afficher sa haine rancie pour « les sous-produits idéologiques de mai 68 », pour les « esprits corrodés » et pour le « public affamé » qui a pour seul défaut de ne pas apprécier la tambouille de L’Express ?
Makarian, du haut de la superbe qui sied à sa position de sous-éditocrate, s’autorise à excommunier sans délai et sans argument : « On ne va pas perdre de temps à défendre ici les vertus républicaines, identitaires, collectives, démocratiques du défilé du 14 juillet ». Il est vrai qu’argumenter serait une perte de temps pour celui qui, depuis qu’il a écrit un livre sur la Sainte Vierge [2], se sent probablement investi d’un mission sacrée…
Quelle mission ? Rappeler quelques « vérités oubliées par Eva Joly » : « On peut imaginer une France qui devienne un jour la Belgique ou la Norvège, mais ça ne semble pas être la volonté du peuple pour le moment. Ce qu’Eva Joly a donc bafoué, c’est non seulement l’histoire, la tradition, la conscience nationale, etc. C’est aussi, et surtout, la démocratie ». Vous avez bien lu : l’estimation, au doigt mouillé, de « la volonté du peuple pour le moment », suffit à exclure du débat démocratique toute opinion qui ne serait pas conforme à cette « volonté ». Minorités, réelles ou supposées, taisez-vous : c’est ce qu’exige le pluralisme démocratique selon Makarian, qui est ainsi parvenu à transformer l’or de l’« opinion légitime » des premières lignes de l’acte d’accusation en plomb de la condamnation pour atteinte à la démocratie. Rompez les rangs.
Yves Thréard : « Un petit côté castriste, nord-coréen et soviétique »
Peut-on faire pire dans le même genre ? Évidemment, puisque c’est Yves Thréard, du Figaro, qui s’en charge, dans un billet intitulé « Le PS et Madame Sans-Gêne », mis en ligne le 16 juillet sur son blog. Eva Joly ne serait pas seulement une « Madame Sans-Gêne », donc, mais aussi une « tornade blanche » et une « adepte du gant de crin ». Tout simplement. On pourrait se demander si Yves Thréard aurait employé le même genre de désignation à l’égard d’un homme. Mais ce serait sans doute faire un mauvais procès à celui qui a, sans doute pris d’un irrésistible élan de déconstruction des normes sexuées, récemment affublé la candidate d’EELV du doux surnom de « Madame Propre ».
À l’instar de Makarian, Yves Thréard, courageusement, ne perd pas son temps. Pas question de discuter la proposition de supprimer le défilé militaire du 14 juillet : « On ne reviendra pas sur cette insulte faite aux soldats de l’An II et à leurs successeurs ». Yves Thréard, qui ignore sans doute que chacune de ses analyses est une insulte à l’intelligence, préfère commenter la « proposition d’un défilé citoyen associant écoliers, étudiants et seniors ». À cette fin, l’héritier présomptif des soldats de l’An II sort l’artillerie lourde : « Ce petit côté castriste, nord-coréen et soviétique en dit long sur l’idéal de société de l’alliée du futur candidat PS ». Notre authentique démocrate, pressé de clore tout débat avant même qu’il ait commencé, ne semble pas s’être avisé que la dictature nord-coréenne, en héritière de son modèle soviétique, est précisément une adepte des parades militaires « patriotiques »…
Le n’importe quoi de l’anathème prépare la menace d’excommunication, qu’Yves Thréard brandit quand, abordant en fin d’article quelques thèmes du programme d’Eva Joly, il les « résume »… à sa manière : « Rappelons qu’Eva Joly milite pour la sortie du nucléaire, la démondialisation, une révolution institutionnelle. Tous les “anti” (anti-nanotechnologies, antennes-relais...) et “sans” (sans-papiers, sans-abri...) peuvent naturellement compter sur elle. Quant aux autres, ils n’auront qu’à bien se tenir ». De là à en déduire que l’ex-magistrate souhaite envoyer en camp de travail tous ceux qui auraient des papiers ou un toit, il n’y a qu’un pas, qu’Yves Thréard invite à franchir sans le franchir lui-même : son sens des nuances et des exigences du débat démocratique le lui interdit.
Les éditorialistes sont des citoyens et des journalistes d’exception. Comme tous les citoyens et comme tous les journalistes, rien ne leur interdit d’avoir une opinion sur tout. Mais, à la différence du commun des mortels et, donc, des journalistes, leur opinion, forgée sur l’Olympe de l’omniscience s’abat sur ceux qui les lisent et les écoutent comme des révélations sacrées. C’est la loi du genre. Libre à chacun de les approuver ou non. Mais le genre est passablement corrompu quand ces chiens de garde (qui ne sont plus très nouveaux, puisque certains montrent les crocs depuis plusieurs décennies), ne se bornent pas à prescrire leurs opinions mais usent et abusent de leur pouvoir de prescription pour tracer le périmètre des opinions qu’il est ou n’est pas légitime de discuter. Les performances des trois éditocrates en tenue dont on vient d’inspecter l’uniforme sont là pour nous rappeler qu’ils prétendent exclure du débat démocratique – du débat, du débat tout simplement – ce qui compromet leur consensus. La cour martiale de l’éditocratie n’a pas d’autre pouvoir que ce pouvoir symbolique, mais elle entend bien essayer de l’exercer pour le plus grand bien de la démocratie !
Julien Salingue et Henri Maler
Complément en image : Une pétroleuse et deux amoureux ?
Il devait revenir à France-Soir de résumer le tout en un seul titre, dans son édition des 16 et 17 juillet : « Eva la rouge a mis le feu »… Mais elle n’a pas troublé le week-end des « amoureux de Brégançon ».