I. Une relative sous-médiatisation
Si les tueries de Norvège ont immédiatement occupé les « unes » de la quasi-totalité des grands médias [1], force est de constater que leur surexposition médiatique s’est très rapidement atténuée, à mesure que l’identité et les motivations du tueur étaient connues. Comme si la presse, découvrant que le « terroriste » n’était pas « islamiste », avait jugé que l’information devenait soudain moins digne d’intérêt. Les « unes » de Libération sont à cet égard exemplaires, surtout si on les met en regard de celles qui ont suivi les attentats de Madrid et de Londres.
Pour mémoire :
- Les attentats de Madrid du 11 mars 2004 (dix explosions dans des trains de banlieue) ont fait 200 morts et 1 200 blessés. Initialement attribués à l’ETA, ils ont été revendiqués par Al-Qaida. Mais aucun lien n’a pu être établi.
- Les attentats de Londres du 7 juillet 2005 (quatre explosions dans les transports publics) provoqué par quatre kamikazes ont fait plus de 50 morts et 700 blessés. Al-Qaida, qui avait, semble-t-il revendiqué l’attentat après-coup, a été mise hors de cause par les enquêteurs [2].
Exercice de comparaison de « unes » de Libération.
– Le lendemain des attentats
La transformation de la maquette des « unes » de Libération (d’un seul à plusieurs titres) ne peut expliquer à elle seule la sobriété du titre sur les tueries d’Oslo. Mais ne nous avançons pas trop, ce serait faire un mauvais procès à Libération, qui privilégiait encore la « piste islamiste ».
– Deux jours après les massacres
Dans les trois cas, les attentats demeurent l’information numéro 1. On peut cependant déjà remarquer que Libé s’intéresse davantage, dans le cas d’Oslo, au tueur lui-même… Nous y reviendrons.
– Trois jours après les massacres
L’information relative à la Norvège figure toujours en « une », mais elle n’est plus le titre principal.
– Quatre jours après les massacres
L’information rétrograde encore (la trouverez-vous ?) :
– Cinq jours après les massacres
Ils ne font plus la « une ». Six ou sept jours après, non plus.
– Alors qu’à une autre époque…
Les attentats de Madrid, cinq, six et sept jours après…
Les attentats de Londres, cinq, six et sept jours après…
Conclusion : les actes de terrorisme, lorsqu’ils ne sont pas imputables à « l’islamisme » ne méritent de faire la « une » que pendant deux jours.
En tout cas, pour L’Express et Le Point – d’accord en cela avec Libération –, il y a des priorités qu’il est hors de question de modifier, comme le montrent les « unes » des numéros qui ont suivi les attentats :
Ces deux hebdomadaires nous avaient pourtant habitués à plus d’intérêt pour le terrorisme, en tout cas dans sa version « islamiste » [3].
Il semble donc que ce soit l’identité de leurs auteurs qui décide de l’importance accordée aux actes de terreur.
II. Des enquêtes sur les motivations du tueur
Deuxième surprise, et pas des moindres. Plusieurs quotidiens et hebdomadaires ont tenté de comprendre ce qui avait pu motiver le tueur, sans se borner à l’attribuer à son fanatisme religieux. Un souci d’analyse que l’on ne rencontre guère quand « l’islamisme » est en question.
Mieux connaître le tueur pour comprendre son geste
Le « manifeste » de plus de 1 500 pages publié par l’auteur des tueries d’Oslo quelques heures avant son passage à l’acte a été ausculté, commenté et, plus ou moins, analysé… afin de « comprendre » ce qui avait pu pousser ce jeune Norvégien à basculer dans l’ultra-violence. Et nombreux sont ceux qui, à l’image de L’Express (voir ci-dessus), ont tenté de déterminer « les raisons d’un massacre », admettant à mots couverts que les tueries méritaient, cette fois, non seulement d’être condamnées mais d’être expliquées en détail : des explications qui, pourtant, tournent vite à l’enquête de personnalité. En témoignent ces quelques titres, glanés ici ou là : « Norvège : dans la tête du monstre » (Le Point, 28 juillet) ; « Itinéraire d’un tueur » (Libération, 24 juillet) ; « Norvège : le croisé de la haine » (Le Nouvel Observateur, 28 juillet) ; « Oslo : “Anders Breivik n’est pas un malade mental” » (Le Figaro, 26 juillet) ; « Dans la tête de Breivik » (Slate.fr, 28 juillet) ; etc.
Nous n’avions pas été habitués à un tel zèle de la part de titres et d’éditorialistes qui ont plutôt coutume d’attribuer les actes terroristes, en tout cas lorsqu’ils sont l’œuvre d’intégristes musulmans, non à leurs motivations personnelles, mais presque exclusivement à leurs motivations politiques et religieuses, et notamment à leurs références irrationnelles au « Jihad ». Expérience mentale : combien d’éditoriaux vengeurs auraient voué aux gémonies toute tentative d’expliquer « rationnellement » les motivations individuelles des kamikazes de Londres (dont les liens avec Al-Qaida, il convient de le rappeler, ont été démentis pas les enquêteurs) ? Combien de voix condamnant la complaisance coupable à l’égard du « terrorisme islamiste » se seraient élevées si un journal avait titré « Madrid : les raisons d’un massacre » ?
Pour illustrer ce « deux poids, deux mesures », rien ne vaut un article de L’Express, paru sur le site de l’hebdomadaire le 18 juillet 2005 et consacré aux attentats de Londres. Doctement titré « Endoctrinement à distance », il illustre à merveille le traitement de la « personnalité », des « motivations » et des « raisons » des « terroristes islamistes » :
En moins de quatre ans, du Nine/Eleven des New-Yorkais au Seven/Seven des Londoniens, le fondateur d’Al-Qaeda a réussi à propager son poison parmi nous, presque aussi efficacement que s’il avait concocté une bombe chimique ou bactériologique. Ce venin, cocktail de haine et de fanatisme, coule désormais dans les veines d’islamistes vivant depuis des années au sein de nos sociétés et qui viennent grossir les rangs de ceux qui prétendent assassiner au nom d’Allah. Ainsi, les auteurs des attentats de Londres seraient tous des kamikazes, âgés de 18 à 30 ans, dont trois avaient la citoyenneté britannique. D’origine pakistanaise, ils étaient apparemment bien intégrés, puisque l’un était professeur dans une école primaire et qu’un autre jouait tout le temps au cricket... […] Des recrues extrêmement difficiles à repérer parce qu’elles ne sont passées ni par l’Afghanistan ni par l’Irak. Elles ont été formées au moyen de cassettes vidéo ou par Internet. Il y a près de trente ans, un certain Khomeini avait fait le pari d’exporter sa révolution islamique avec de simples cassettes audio. Un pari gagné au-delà de ses espérances.
Le « terrorisme islamiste » est directement, et simplement, imputable à « l’islamisme ». D’ailleurs, il suffit de « cassettes audios » (islamistes, bien sûr) pour que des citoyens « bien intégrés » se transforment en bombes humaines.
C’est à la « stratégie du fanatisme », de préférence à toute autre explication, que recourt tout aussi doctement Jean Daniel après les attentats de Londres : « Nous sommes donc bien en présence d’une stratégie du fanatisme au service d’une idéologie de la Reconquista contre l’Occident. Nous avons beau lui trouver des causes économiques, sociales ou politiques, ce serait une illusion, jadis bien décrite par Tocqueville, que prétendre vaincre les passions et leur dérèglement par la seule rationalité » [4].
Qu’importe en l’occurrence si aucune « stratégie » n’a pu être établie : si un terroriste s’avère être un musulman, nul doute que c’est un fanatisme qui se passe de toute compréhension, voire, tout simplement, sa religion, qui l’a poussé à avoir recours à la violence. On ne s’encombrera pas alors de « portraits » permettant de cerner les motivations individuelles du tueur, et on ne fera pas appel, dans la presse, à des psychologues qui se demanderont s’il est ou non un « malade mental ». Nous n’avons en tout cas rien trouvé de tel, dans les médias français, au sujet des quatre kamikazes de Londres. D’ailleurs, qui connaît leur nom ? Mais si le terroriste est chrétien, blanc, norvégien « de souche », comme l’ont répété à l’envi la plupart des médias, les choses se compliquent. Et même si rien ne peut justifier son geste, il doit bien y avoir une explication.
Conclusion : un acte terroriste, s’il n’est pas l’œuvre d’un musulman, mérite d’être expliqué précisément. Sans pour autant être excusé, il peut être « compris ». Les causes et les raisons de son acte doivent être rigoureusement circonscrites… Pour innocenter d’éventuels responsables.
Analyser subtilement l’idéologie du terroriste
Nombre d’articles, signés de journalistes ou d’intellectuels, ont établi un lien entre, d’une part, la montée des extrêmes droites et des populismes en Europe et, d’autre part, le passage à l’acte d’Anders Breivik. Après le geste meurtrier d’un militant d’extrême droite dénonçant « l’invasion musulmane » et le « multiculturalisme », le débat sur les conséquences du développement d’idéologies stigmatisant les immigrés et/ou les musulmans est plus que légitime.
Mais quelques habiles on fait preuve d’un sens des nuances et des distinctions auquel il ne nous avait pas habitués en d’autres circonstances. Alors que « l’islamisme » (grossièrement et globalement désigné) – que l’on prend soin de distinguer de « l’islam » (toujours évoqué, rarement analysé) – suffit à expliquer les actes de terreur de ceux qui se réclament de la religion musulmane, les croyances que mobilise le tueur d’Oslo et qui lui servent d’alibi mériteraient seules d’être passées au tamis pour que la responsabilité de ceux qui les propagent soient dégagée…
Parmi les très subtils, Laurent Joffrin.
Le 28 juillet, dans son éditorial du Nouvel Observateur [5], Joffrin s’est ainsi employé à combattre tous les « amalgames » que pourraient susciter les tueries d’Oslo et le profil de celui qui les a commises [6]. Extraits :
Il ne s’agit pas ici d’accuser tel ou tel populisme qui reste dans une stricte légalité, de stigmatiser tous ceux qui se réfèrent à la nation ou qui critiquent l’islam, ni de rendre le Front national – auquel on pense naturellement quand il s’agit d’hostilité envers les étrangers – responsable d’actes qu’il a toujours réprouvés sans ambiguïté.
Première trouvaille : ceux qui respectent la légalité ne sont pour rien dans les actes de ceux qui la transgressent !
Il ne s’agit pas non plus d’incriminer, selon la méthode de la causalité floue qui autorise toutes les confusions, “une atmosphère”, qu’on qualifiera évidemment de “nauséabonde”, un climat d’“intolérance” instauré par ceux qui s’inquiètent de l’immigration ou qui se réfèrent à l’identité nationale et avec lesquels on rompt habituellement des lances. Non, Guéant, Sarkozy, Ménard ou Zemmour ne sont pour rien dans les événements d’Oslo. Elisabeth Lévy non plus.
Deuxième trouvaille : les propagateurs d’intolérance (sans guillemets !) en France ne sont pour rien (ou presque) dans les « événements »… d’Oslo ! De l’art d’enfoncer des portes ouvertes. Mais alors, qui a inspiré le tueur de Norvège ? Patience…
En France, trois sites se sont fait une spécialité de l’idéologie antimusulmane contemporaine : François Desouche, Bloc identitaire et Riposte laïque. Point de terroristes, évidemment, chez ces gens-là. Mais une agressivité verbale telle qu’elle finit par distiller une sémantique de guerre civile. Non dans les pages d’accueil ou dans les textes programmatiques, qui restent tenus par une obligation de réserve publique. Mais dans les forums de débats hypocritement laissés sous la responsabilité des contributeurs et dont on ne comprend pas que les pouvoirs publics les laissent libres de répandre diffamation et injures raciales. […] La Toile recèle des forums de ce genre dans tout le continent. Sous l’apparence du défoulement verbal, c’est une école de la haine qui s’est ouverte à l’échelle européenne. Une école dont Anders Behring Breivik était l’élève assidu.
CQFD. En deux temps et trois sites web francophones, Laurent Joffrin explique que ce sont les « forums » de sites internet d’extrême droite qui ont inspiré le tueur d’Oslo. Joffrin a-t-il mené une enquête approfondie sur la « fachosphère » norvégienne ? En tout cas, il ne l’évoque pas…
Qu’importe à Laurent Joffrin si Anders Behring Breivik lui-même se réfère, dans son manifeste de 1 500 pages, à des idéologues de la droite néo-conservatrice états-unienne, mais aussi à Oriana Fallacci, et surtout à Alain Finkielkraut et Frédéric Encel [7]. Un fanatique peut, certes, s’emparer de n’importe quel discours et le mettre à son service, sans que son auteur soit responsable d’actes de terreur commis en son nom. Mais ces références n’auraient-elles pas dû refréner les ardeurs de Laurent Joffrin dans son entreprise de construction d’une frontière étanche entre Anders Behring, quelques forums d’extrême droite et le reste du spectre politique et intellectuel ? On a connu Laurent Joffrin moins timide, comme par exemple lorsqu’il a fait publier, en mars dernier, dans Le Nouvel Obs qu’il dirige, un article d’Ariane Chemin pointant celles et ceux qui « décontaminent la pensée du FN ». Éric Zemmour, Élisabeth Lévy, Philippe Cohen... y étaient accusés de « brouille[r] les repères et les pistes » : « En focalisant le débat sur leurs thèmes fétiches – l’identité française, l’État, l’Islam – ils ont irrigué le champ politique qui court de Sarkozy à la candidate d’extrême droite ». Serait-ce trop demander à Laurent Joffrin que de s’interroger sur l’hypothèse que certain-e-s idéologues aient pu « irriguer » le cerveau du tueur d’Oslo, a fortiori lorsque ce dernier les cite ? [8]
Identifier d’improbables responsables
Certains sont allés encore un peu plus loin, en opérant un renversant changement de perspective.
Nous avions déjà mentionné, dans notre précédent article, ce reportage de TF1 dans lequel on apprenait que les « tensions » générées par les « populations immigrées » et les « musulmans » en Norvège faisaient « le terreau de l’extrême droite et des intégrismes religieux chrétiens ou musulmans ». À défaut d’être coupables, les musulmans étaient ainsi indirectement responsables des attentats.
C’est ce que confirme Christophe Barbier dans son éditorial vidéo du 26 juillet [9] : « Il y a un fondamentalisme chrétien, blanc, nationaliste, protecteur d’une pseudo-identité qu’il s’agirait de préserver dans sa pureté. Ce problème-là, il est chez nous, il est devant nous, aussi grave que l’islamisme ». Barbier semble faire figure d’exception : il met sur le même plan le « fondamentalisme chrétien » et « l’islamisme ». Mais avec la suite, ça se complique : « Le danger n’est pas seulement venu de l’extérieur, il est aussi dans les réactions, les anticorps, comme on pourrait dire, que l’on produit face à ce danger, et qui sont eux aussi un poison pour nos démocraties ». Vous avez bien lu : le « fondamentalisme chrétien » du tueur d’Oslo est une « réaction » face au « danger » islamiste. Pas besoin de long discours, seulement d’une question dont la réponse nous semble évidente : Christophe Barbier et ses confrères éditocrates ont-ils un jour expliqué que le terrorisme islamiste était une « réaction » à un « danger venu de l’extérieur », rendant ainsi responsables des attentats perpétrés par des intégristes musulmans d’autres que les intégristes eux-mêmes ?
Mais la palme dans ce domaine revient, une nouvelle fois, à André Rousselin, dans un éditorial du Figaro commis le 25 juillet, au fil duquel on découvre ce qui suit :
Il est frappant de constater que le manifeste d’Anders Breivik multiplie les références aux croisades, en se réclamant des Templiers, comme s’il cherchait à mimer les appels au djihad lancés par les radicaux islamistes. Le recours à des actes qui suscitent le plus de morts possible, avec la volonté expresse de déclencher un choc dans la société, est, en fait, une image inversée du terrorisme d’al-Qaida. Dix ans après les attentats du 11 septembre 2001 et quelques mois après sa mort, il est inquiétant de voir l’héritage de Ben Laden récupéré par un fondamentalisme de signe opposé.
Nous y voilà : c’est Ben Laden qui se cache derrière la tuerie d’Oslo !
Que conclure, sinon que les médias occidentaux sont bien les médias de l’Occident, et que les éditocrates qui les décorent méritent bien d’être décorés à leur tour pour leur ethnocentrisme radical ?
Julien Salingue (avec Henri Maler)