Si le conflit israélo-palestinien fait l’objet de controverses passionnées dans les médias, il est au moins un constat sur lequel tous les observateurs s’accordent : à en juger tant par la quantité d’informations produites sur le sujet, que par la concentration de journalistes présents sur place, il est peu de conflits faisant l’objet d’une médiatisation aussi importante. A ce premier constat s’en ajoute un deuxième : il n’est probablement pas d’autre conflit dont la couverture médiatique soit elle-même l’objet d’un débat public aussi intense. Accusés de privilégier un camp au détriment d’un autre, ou d’être les jouets de stratégies de communication des parties en présence, les professionnels de l’information traitant du Proche-Orient font l’objet de critiques virulentes. La plupart de ces critiques se placent cependant davantage dans le registre de la polémique que de l’analyse scientifique.
Le pari de cet ouvrage collectif, dirigé par les universitaires Jacques Walter et Béatrice Fleury, est de montrer ce que les concepts et méthodes d’analyse des sciences sociales peuvent apporter à la compréhension du traitement journalistique de ce conflit. L’ouvrage réunit ainsi différents spécialistes des médias autour d’une discussion des propos de Daniel Dayan, directeur de recherche au CNRS et sociologue des médias. Lors d’une interview donnée en 2005 [2], ce chercheur avance qu’un parti-pris pro-palestinien aurait dominé le traitement par les médias français de la seconde Intifada, déclenchée fin septembre 2000. Les quatorze articles, rassemblés en trois sections thématiques, se présentent comme autant de réponses à son analyse : comment articuler un travail de recherche scientifique avec des prises de position dans l’espace public ? Est-ce que les contraintes pesant sur le travail journalistique ne sont pas plus déterminantes que le seul cadrage idéologique, pour expliquer la couverture médiatique du conflit israélo-palestinien ? Qu’apporte la comparaison internationale aux propos de Daniel Dayan sur les seuls médias français ?
Une guerre médiatique menée contre les Israéliens ?
Pour Daniel Dayan, le traitement par les médias français de la seconde Intifada est marqué par une transgression permanente des normes d’excellence professionnelle dont les journalistes se prévalent. Les médias les plus légitimes et les journalistes les plus renommés auraient présenté des points de vue favorisant systématiquement la « victimisation » des Palestiniens et la « diabolisation » des Israéliens. Cette « guerre [qui] semble s’être livrée contre les Israéliens » se manifesterait par une « croisade de vocabulaire », « un lexique visuel et verbal à la fois récurrent et tyrannique », des formulations « faites pour être mémorisées ». Il fonde son analyse sur l’identification, le repérage et le classement des mots et images de cette « novlangue » autoritaire (p. 34) marquée par des « leitmotivs lexicaux » indéfiniment ressassés (p. 35). Deux « pathologies de la lisibilité » (p. 42) prédomineraient ainsi dans ce (mauvais) traitement médiatique.
- Premièrement, l’obfuscation est un procédé qui consiste à créer de l’illisibilité, par exemple à intervertir une cause et son effet. C’est le cas, par exemple, lorsqu’un attentat palestinien est présenté comme une riposte à une intervention militaire israélienne, alors que cette intervention serait une riposte à une violence palestinienne.
- Deuxièmement, le détournement consiste à créer une lisibilité fallacieuse, c’est-à-dire à décrire une interaction avec des termes qui trahissent la réalité.
Daniel Dayan donne plusieurs exemples concrets pour étayer sa thèse. Anticipant les critiques scientifiques qui pourraient être formulées à l’encontre de ses propos, il dit en assumer pleinement la dimension normative, « entièrement sous-tendus par l’idéal habermassien d’une sphère publique centrée sur la possibilité du débat » (p. 55). Il aurait souhaité un traitement journalistique honnête et équilibré et non ce qui lui a semblé un matraquage idéologique unilatéral mené contre Israël. Une nécessité morale, ajoute-t-il, le pousse a s’exprimer : « il me semblait que nous étions dans une situation proche de celle d’un roman d’Aharon Appelfeld […] où, à la veille de la Shoah, des personnages, délibérément aveugles à ce qui se prépare, vont à des réceptions, jouent au tennis […] Je ne voulais pas leur ressembler » (p. 37). Pour lui, la défense de la cause palestinienne est une « religion qui s’ignore » (p. 38), un « récit » qui aurait « permis de construire une grande fresque victimaire à dimension effectivement religieuse. Il ne s’agit pas seulement de rendre compte de la souffrance – réelle, incontestable – des Palestiniens, mais d’inventer à son propos, de nouvelles formes de piété » (p. 40).
Le chapitre de Laurent Perrin et Laurianne Perbost est l’un des rares de l’ouvrage à soutenir la thèse de Daniel Dayan. Il est également l’un des rares à se fonder sur des analyses empiriques précises pour étayer ce point de vue. A partir d’un corpus de 66 articles et de 14 éditoriaux du quotidien régional le Républicain Lorrain, consacrés à la seconde Intifada et à la « bataille de Jénine », entre février et juillet 2002, les auteurs montrent l’écart systématique, mais souvent subtilement masqué, entre les marqueurs de distanciation journalistique dans le traitement des informations et des partis pris sous-jacents en faveur du camp palestinien. Ils analysent ce système d’écart à un niveau « macrotextuel global », d’une part, c’est-à-dire entre des séquences discursives complexes (comme des paragraphes entiers), et à un niveau « microtextuel local », d’autre part, c’est-à-dire des séquences discursives simples (phrases, syntagmes). Ils constatent ainsi la récurrence d’un effet de symétrie qui « consiste parfois à masquer, sous un équilibre apparent, une forme de déséquilibre sous-jacent, associé à une prise de position subjective du journaliste en faveur de la cause palestinienne » (p. 197).
Si l’on peut apprécier dans cet article la subtilité des analyses qui mettent à jour les mécanismes cachés du langage, plusieurs points méritent cependant réflexion. L’absence de statistiques précises tirées du corpus ne permet pas de prouver que les déséquilibres macro- ou micro-textuels mis à jour sont « en majorité » en faveur des Palestiniens. Or plusieurs indices laissent perplexes sur l’impartialité des auteurs. Ainsi, un article du journaliste Claude Aubertin est cité comme un exemple de déséquilibre micro-textuel favorable aux Palestiniens (p. 203), mais le titre de l’article « Israël : le projet de barrière se précise » ne fait curieusement pas l’objet de commentaires des auteurs. Pourtant, il s’agit de la reprise d’un terme – « barrière [de sécurité] » - utilisé par les autorités israéliennes, quand les « pro-palestiniens » parlent de « mur [d’annexion] ». L’absence de remarques sur l’utilisation d’un terme si connoté en faveur de l’interprétation « pro-israélienne » de la réalité, dans un titre d’article peut étonner, si l’on tient compte de l’importance de la hiérarchie des informations dans l’écriture et la lecture de la presse. Comme l’a montré par exemple Daniel Dor dans son analyse de la couverture médiatique de la Seconde Intifada par la presse israélienne, la formulation d’un titre ou la position d’un article dans le journal peuvent contrebalancer efficacement les symétries formelles dans le compte-rendu « macro » ou « micro » textuel des faits [3].
La présentation que les auteurs font des faits coïncide sémantiquement avec le récit « pro-israélien » des événements. Par exemple, les auteurs présentent la période étudiée comme marquée par « de nombreux attentats suicides meurtriers [qui] ont conduit les Israéliens à multiplier les représailles militaires en territoire palestinien » (p. 197) - quand les défenseurs de la cause palestinienne verraient davantage dans cette période une stratégie de réoccupation de la Cisjordanie par l’armée israélienne. De même, quand ils parlent des « belligérants » à propos des Israéliens et Palestiniens (p. 202), ceci implique (du moins selon la définition du dictionnaire) l’existence de deux armées régulières, se faisant face dans des conditions de guerre conventionnelle. Or ce n’est pas le cas dans ce conflit. Faut-il alors considérer que les auteurs postulent l’existence d’une relation équilibrée entre une « puissance occupante » et un « peuple occupé » ? Enfin, parler de la « bataille de Jénine », lorsque les « propalestiniens » se réfèrent à cet événement comme au « massacre de Jénine », n’est-ce pas implicitement prendre position sur la nature très discutée de cet épisode ?
L’absence de prise en compte des conditions de production de l’information est également préjudiciable : n’observe-t-on pas un phénomène de « co-production » et de « circulation circulaire » des informations et des points de vue entre les différents titres de presse français dans la période étudiée ? Les propriétés sociales des journalistes, la position du journal étudié dans le champ journalistique, les prises de position éditoriales historiquement dominantes de ce journal, ne comptent-elles pas pour l’analyse de texte ? Ces points aveugles semblent conduire les auteurs à privilégier l’hypothèse d’une intentionnalité malveillante des journalistes contre Israël, au détriment d’hypothèses sociologiquement plus réalistes : un éditorialiste prendra-t-il une position subtilement plus « propalestinienne » en raison d’une opinion politique arrêtée sur la question, ou parce qu’il anticipe les modalités de réception de son travail par ses confrères et ses lecteurs, tout en étant soumis à des contraintes spécifiques de production de l’information (rythme, nombre de signes, ligne éditoriale, etc.) ?
Un point de vue militant déguisé en discours scientifique ?
Si Patrick Charaudeau admet que « Daniel Dayan est un chercheur qui oblige à penser » (p. 67), il s’interroge cependant : « y a-t-il donc partialité dans le traitement du conflit israélo-palestinien et peut-on dire qu’il est nettement orienté en faveur des Palestiniens et à l’encontre des Israéliens ? » (p. 72). Dans une étude menée sur le conflit en ex-Yougoslavie, il montrait qu’une triade Mal/Victime/Sauveur domine le traitement médiatique des conflits. La focalisation des médias sur les victimes dans le conflit israélo-palestinien ne serait donc pas particulièrement originale. Il rapporte moins la « possible » préférence des médias au camp palestinien à une intention, comme Daniel Dayan, qu’à un imaginaire sociodiscursif propre aux journalistes, en particulier « l’idéologie de la dramatisation » (p. 75) des journalistes de télévision. Ils seraient davantage surdéterminés par les logiques de la machine médiatique qu’intentionnellement positionnés sur un axe idéologique : « il serait à la fois exagéré d’attribuer aux journalistes français une intention de délégitimer Israël dans le traitement du conflit qui nous occupe, et naïf de penser qu’ils ne seraient pas influencés par les discours qui circulent dans la société française » (p. 78).
Selon Marc Lits, Daniel Dayan est parfaitement fondé à intervenir sur ce sujet, au vu de ses travaux et publications, mais il critique sa thèse d’une « volonté journalistique délibérée d’utiliser l’arme médiatique, en la détournant de manière pathogène de sa fonction sociale de mise en débat critique au profit d’une mise à mort du point de vue israélien » (p. 101). Soutenir une telle thèse implique l’adoption d’un point de vue militant, et non plus scientifique : « il y a, sur base de relevés aléatoires, sans définition précise d’un corpus de journaux ou d’une période, une généralisation quelque peu abusive, parce qu’elle apparaît comme relevant d’un procédé systématique, unilatéral » (p. 101). L’absence de données statistiques réalisées à partir d’une analyse de corpus rigoureuse rendrait la thèse de l’auteur difficile à défendre. Marc Lits propose à l’inverse d’apporter des éléments empiriques au débat, sur la base d’une étude sur le traitement du conflit israélo-palestinien menée en 2005 sur six journaux français et cinq journaux belges entre 2001 et 2004. Or s’il apparaît bien que le conflit est sur-représenté par rapport à d’autres, « le dépouillement systématique de tous les articles de presse ne permet pas de dégager une posture de diabolisation systématique d’un des protagonistes » (p. 103). L’auteur fait néanmoins l’hypothèse d’un renversement relatif de l’opinion en faveur des Palestiniens depuis quelques années, sans apporter cependant d’éléments empiriques permettant de confirmer cette hypothèse.
Jérôme Bourdon replace dans une perspective internationale et historique la thèse de Daniel Dayan. Il observe que la critique du traitement médiatique du conflit israélo-palestinien est fortement marquée par des enjeux identitaires, dépasse les frontières nationales, et apparaît largement dominée par les prises de positions pro-israéliennes. Cette critique a également pour particularité de faire débat dans les médias, ce qui est assez exceptionnel. Elle se fonderait sur trois arguments principaux : 1/ ce conflit fait l’objet d’une sur-médiatisation par rapport aux autres conflits de la planète ; 2/ des erreurs nombreuses et récurrentes seraient commises par les journalistes dans le rapport des faits, qui irait toujours dans le sens de la victimisation des Palestiniens ; 3/ l’emploi des mots par les journalistes serait contestable. L’auteur montre qu’on ne peut comprendre cette critique sans la replacer dans une histoire des sensibilités, notamment le basculement relatif de l’opinion publique française autour de 1967 (guerre des Six Jours), et en 1982 (guerre du Liban) en défaveur d’Israël – bien que la lutte contre l’antisémitisme limiterait ce désenchantement. Ensuite, cette « tempête critique » s’explique selon lui par le fait que « le récit israélo-palestinien est littéralement ballotté entre ces cadres cognitifs puissants, mais dont aucun ne s’impose » (p. 125), ce qu’il appelle avec Ulf Hannerz des « archi-récits » (guerre froide, décolonisation, guerre contre le terrorisme, processus de paix, etc.). Ensuite, cette prolifération de critiques correspondrait à une crise du cadre national : « demeurés nationaux, les médias d’information générale ne peuvent s’ajuster à ces sous-publics aux appartenances multiples et, surtout, revendiquées comme telles » (p.126). L’auteur plaide ainsi pour une « restitution de l’opacité » (p. 126) qui caractérise le travail des journalistes, et une attitude compréhensive à l’égard des ceux qui disent chercher à exercer avec « modestie » (p.127) leur métier.
L’importance des contraintes professionnelles dans le travail des journalistes
Patrick Champagne rappelle que l’activité scientifique ne peut se passer d’enquêtes empiriques précises, même s’il faut éviter le piège de la fétichisation du terrain, et que l’autoanalyse critique est une condition nécessaire à l’objectivation des faits sociaux. Le fait que Daniel Dayan soit partie prenante du débat public n’invalide pas, selon lui, ses prises de position et analyses : « parce qu’il a un point de vue informé sur le conflit israélo-palestinien, mais aussi des intérêts personnels et un certain engagement, Daniel Dayan est prédisposé à apercevoir le véritable acte de construction de la réalité qui s’opère à travers le langage et les images qui parlent de ce conflit ou le montrent parce que ce n’est pas la vision qu’il en a spontanément » (p. 139). Cependant, il s’arrêterait, en raison même de cette proximité à l’objet, à une « demi-analyse » (p. 140). Patrick Champagne s’étonne ainsi que Daniel Dayan « oublie (bien qu’il le sache en fait) » (p. 139) les analyses qui concluent à l’existence d’un biais pro-israélien dans le traitement de la seconde Intifada par les médias français. Il critique également le postulat normatif, selon lequel il existerait quelque chose comme « l’information », « alors qu’il s’agit d’un sous-produit du champ journalistique, c’est-à-dire quelque chose qui existe par ce qu’une presse à grande diffusion existe » (p. 140).
Il souligne ensuite que toutes les représentations de la réalité sociale n’ont pas toutes la même légitimité, et que, contre l’idée d’intentionnalité des acteurs, l’information est co-produite : le journaliste n’est qu’un maillon, certes très visible, mais sans doute peu déterminant, d’un système global. Il critique également les distinctions proposées par le chercheur, par exemple entre le « journalistique » (l’information qui accède de facto à l’espace public) et le « journalisé » (l’information qui n’accède à l’espace public qu’après avoir été filtrée par des journalistes), ou encore des modalités « normales » ou « pathologiques » de traitement de l’actualité. Ces distinctions sont arbitraires et normatives - ce que Daniel Dayan assume - mais elles constituent selon Patrick Champagne des obstacles à l’analyse et à l’action (p. 145). Il critique, enfin, une prise en compte insuffisante du phénomène des médias sur Internet qui « représente une véritable révolution dans le domaine du journalisme » en accentuant la concurrence entre les producteurs d’information.
Pour Arnaud Mercier, la principale limite des propos de Daniel Dayan vient du fait qu’il considère comme de la « désinformation » ce qu’il serait préférable de considérer comme de la « malinformation », pour reprendre une expression de François Heinderyckx. En effet, on peut accorder au sociologue une indiscutable acuité dans sa critique des médias : mise à jour d’une certaine « langue de bois » journalistique pour parler du conflit, des phénomènes d’emportement ou de surenchère, la médiatisation de pseudo-événements répondant aux besoins de trames narratives ou de catégories d’analyse préalables, etc. Cependant, plusieurs de ses procédés stylistiques ou rhétoriques apparaissent étonnants, de la part de quelqu’un qui se prévaut d’une autorité scientifique. Il pense par exemple au parallèle systématique avec le système de propagande soviétique pour décrire les médias français : « nous ne sommes pas [ici] dans le registre rigoureux de l’analyse scientifique […] mais bien dans la polémique » (p. 152), estime Arnaud Mercier.
Il focalise sa critique sur l’intentionnalité « maligne » contre Israël prêtée par Daniel Dayan aux journalistes français : selon lui, les conditions de production de l’information en flux tendus contraint les professionnels de l’information à un « journalisme passif », phénomène qui explique davantage les limites de leur travail d’information qu’un parti pris d’ordre idéologique. Il pose également le problème de l’absence de corpus précis sur lequel pourraient se fonder les propos du chercheur, et estime que des conclusions exactement inverses (l’existence d’un parti pris systématiquement pro-israélien dans les médias français, comme le soutient, par exemple, le journaliste Denis Sieffert [4]), pourraient être tirées avec les mêmes méthodes, qui consistent à « monter en généralité » à partir d’exemples disparates. « Le minutieux décorticage sémiologico-sémantique proposé s’apparente à un procès à charge, où la conclusion est connue avant d’avoir commencé : les journalistes sont coupables ! » (p. 160). L’hypersensibilité à la cause serait le premier facteur explicatif de ces lacunes scientifiques – manifestée également dans le refus de distinguer entre antisémitisme et antisionisme, ou le fait de réduire le schéma explicatif de type « David contre Goliath » à un « grand récit », en oubliant de mentionner l’inégalité objective des forces en présence (p. 164).
L’intérêt des comparaisons internationales
La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à des recherches menées sur la couverture du conflit israélo-palestinien dans des médias étrangers, aux Etats-Unis, en Espagne, au Royaume-Uni, dans le monde arabe et au Québec.
Divina Frau-Meigs montre l’existence d’un biais systématique dans les médias américains : « aux Etats-Unis, la couverture de la crise israélo-palestinienne penche très nettement en faveur d’Israël, tous médias confondus », au point que l’analyse que fait le sociologue des médias français « pourrait être reprise terme à terme et inversée, à l’avantage d’Israël ». Le public américain ne serait ainsi pas exposé du tout au point de vue palestinien, et jamais confrontés à la question du « pourquoi ? », mais seulement à celle du « comment ? ». L’auteur se dit frappée par le « suivisme des médias américains » par rapport à la politique étrangère de leur gouvernement. Elle cite une série d’études critiques menées sur le traitement médiatique du conflit, montrant un biais systématique dans le traitement de l’information. Il s’expliquerait en partie par la menace crédible des lobbies pro-Israël, « qui dénoncent systématiquement toute couverture favorable à la Palestine comme étant un acte d’antisémitisme, créant ainsi une autocensure très efficace, par préemption » (p. 221). De même, l’emploi des termes rend particulièrement difficile la compréhension de la situation sur place, par exemple lorsque le terme de « voisinage » ou « quartier » est utilisé pour celui de « colonie ». Elle est en désaccord avec Daniel Dayan sur l’idée d’un penchant systématiquement pro-palestinien des médias français dans leur ensemble, car leur pluralisme interdit de penser les choses de manière aussi simplificatrice. Elle s’oppose également à l’idée que ces prises de position correspondraient, pour Daniel Dayan, « au retour de la grande tradition de l’antisémitisme théologique » (p. 224). Si elle s’accorde avec Daniel Dayan sur l’existence de discours génériques qui rabattent le traitement des faits nouveaux sur des cadres d’analyses anciens, elle refuse de « mettre la seule responsabilité de l’information "journalisée" […] sur les journalistes » (p. 231), compte tenu des dispositifs infrastructurels qui encadrent leur travail.
Grégory Kent et Jerry Palmer proposent une thèse intéressante qui ne se place pas sur le plan d’un « constructivisme radical », pour reprendre l’expression de Patrick Champagne. Pour résumer leur thèse en la simplifiant quelque peu, tout ne peut se réduire à une pure construction sociale de la réalité : il existerait une réalité « réelle » ou des faits « objectifs », et les comptes-rendus journalistiques peuvent être évalués à l’aune de leur proximité à cette réalité ou à ces faits. Ils considèrent donc qu’une prise en compte de la critique de Daniel Dayan sur les médias français doit « renvoyer non pas à une version alternative des événements en question, mais à une version cognitivement supérieure » (p. 253). On peut soutenir indéfiniment des thèses contradictoires sur un même événement, si l’on ne se donne pas les moyens de hiérarchiser entre les versions médiatiques des événements, sur la base de leur niveau de « vérité » (p. 254). A ce titre, ils critiquent l’inférence déductive de Daniel Dayan qui consiste à « partir de la représentation d’un seul événement pour remonter à une analyse de la couverture cumulative d’une série d’événements » (p. 254). Comment éviter un tel « saut méthodologique de grande envergure » (p. 254), et parvenir à une représentation « cognitivement supérieure » du traitement médiatique du conflit israélo-palestinien par les médias français ?
Les auteurs distinguent deux formes de revendication de vérité (truth claim) mobilisées par les journalistes : la première consiste à affirmer une connaissance supérieure des faits, la seconde à considérer que la couverture des faits constitue une « représentation fidèle de la gamme d’opinions disponibles au sein de l’élite politique » (p. 260). Ces deux justifications permettant de hiérarchiser les productions journalistiques selon leur niveau de connaissance des faits ou de représentativité des opinions sont cependant discutables. Le problème vient, en effet, de ce que tous les points de vue n’ont pas socialement la même légitimité : par exemple, un point de vue « antisioniste » risque davantage d’être taxé d’antisémite, même si la connaissance des faits dont il témoigne est supérieure à celle d’un point de vue « prosioniste » ; de même, tous les observateurs ne vont pas accorder un statut équivalent aux protagonistes du conflit, de telle sorte que la confrontation des points de vue entre inégaux n’a plus de sens. Ils concluent par une série de critiques supplémentaires de la thèse de Daniel Dayan. Ainsi, pour eux, « l’attention médiatique vis-à-vis de cette partie du monde est on ne peut plus raisonnable » (p. 263) et « les études anglo-saxonnes les plus récentes ne permettent pas de constater un changement fondamental dans la couverture du conflit israélo-palestinien » (p. 264). Une remarque cohérente avec leurs analyses « réalistes » conclut l’article : « pour Daniel Dayan, la critique des médias à l’encontre d’Israël dépasse les frontières du débat politique. Pourtant, si l’on accepte les thèses d’Avi Shlaim, selon lesquelles le comportement de l’Etat israélien transgresse les règles en politique, on peut soutenir que ces critiques à outrance sont justifiées par ces comportements » (p. 264).
Sans reprendre tous les termes du débat entre « constructivistes » et « réalistes » en science sociale, on indiquera cependant que cette thèse se prête à l’essentiel des critiques de la tradition constructiviste. Par exemple, le fait d’utiliser le terme « colonie » pour désigner une agglomération urbaine habitée par des citoyens israéliens en Cisjordanie est-il « cognitivement supérieur » au fait d’utiliser, par exemple, les termes « implantation » ou « quartier est de Jérusalem » ? Le premier terme implique une référence normative implicite au droit international, quand le deuxième renvoie au vocabulaire politique et juridique israélien. Il s’agit donc d’une construction sociale de la réalité qui implique une certaine prise de position. Est-ce que le fait d’utiliser les deux termes cote à cote (« Colonie/implantation/Quartier est de Jérusalem ») pourrait constituer une issue cognitivement satisfaisante à ce dilemme (à défaut de l’être stylistiquement) ? Cela impliquerait de considérer que les deux points de vue se valent, ce qui implique une fois encore un point de vue situé, socialement construit, sur cette « réalité » (présupposant notamment qu’il existe deux et seulement deux « camps », dont les points de vue pourrait être placée au même niveau).
L’article de Claire-Gabrielle Talon offre un éclairage supplémentaire à ces questions complexes, en se demandant « si cette conception de l’objectivité, pensée comme le plus petit dénominateur commun d’information cautionnable par tous, est véritablement pertinente en temps de guerre, lorsque c’est précisément la qualification des événements qui fait débat » (p. 269-270). « Comment, s’interroge-t-elle, les journalistes pourraient-ils imposer du consensus, puisque comme on sait, la seule présentation des faits implique une vision du conflit, voire un décentrement du regard ? » (p. 270). « Le fait en tant que tel, ajoute l’auteur, ne fait sens que par rapport à d’autres faits, et toute mention d’un événement implique inéluctablement une manipulation par omission » (p. 270). Pour elle, le décompte des morts de l’Intifada ou l’usage d’un schéma « David contre Goliath » ne peuvent être réduits à un rituel antisémite, vu le déséquilibre des morts et des forces entre les deux « camps ». C’est plutôt la volonté des médias français de créer un impossible consensus, en renvoyant dos à dos les adversaires, qui pose un problème. De même, le déplacement progressif du cadrage médiatique, sur le risque d’une « importation du conflit » en France, aurait créé l’incompréhension voire la colère au sein du public. « S’ils doivent effectivement éviter l’hybris […], les médias n’ont pas pour autant pour rôle d’ignorer les passions » (p. 277). On comprend mieux le sens de ses critiques à la fin de l’article, où elle montre que le point de vue dominant dans le « monde arabe » sur le conflit israélo-palestinien serait, à l’inverse, marqué par un déchaînement de passions que les médias relaient (sans nécessairement encourager) : ce que des médias présenteraient en France comme une « opération ciblée » est montrée sur des chaînes arabes d’information en continu comme des « bains de sang » faisant de nombreuses victimes civiles. Cette « fracture médiatique » n’aide pas à la création d’un consensus dans l’opinion publique internationale.
Les auteurs reconnaissent à Daniel Dayan l’intérêt de ses réflexions et analyses, mais soumettent pour la plupart ses conclusions à rude épreuve. Le dispositif de débat ouvert par les coordinateurs de cet ouvrage répond ainsi parfaitement à leur ambition d’objectivation scientifique du traitement médiatique du conflit israélo-palestinien. Un point nous semble rester en suspens après la lecture du livre : il est dommage que Béatrice Fleury et Jacques Walter n’aient pas davantage invité Daniel Dayan à exposer les raisons de son engagement dans ce débat : il l’explique principalement par une volonté de défense de l’idéal habermassien de l’espace public, mais il ne dit presque rien de ses propres engagements politiques, hormis dans un court passage où il évoque une adhésion au mouvement « La Paix Maintenant » (p. 38). N’est-ce pas présupposer que le point de vue du chercheur l’emporte sur celui du citoyen que de faire l’impasse sur cet aspect ? Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage est riche d’enseignements pour quiconque souhaite mieux saisir les enjeux et les mécanismes à l’œuvre dans la couverture médiatique du conflit israélo-palestinien.
Benjamin Ferron [5]