Alors que le livre joue encore un grand rôle dans la communication scientifique dans les SHS, ce sont presque exclusivement les revues qui jouent ce rôle dans les STM. Elles en sont le média de prédilection. Dès l’origine (XVIIe siècle), les sociétés savantes, soucieuses de faire connaître leurs travaux, sont les éditeurs naturels des revues scientifiques, fonction qu’elles assurent jusqu’au milieu du XXe siècle, et encore aujourd’hui pour une bonne part. Après la guerre de 1939-1945, face à l’explosion des budgets de la recherche et du nombre des chercheurs, les sociétés savantes, mal adaptées à ce nouveau contexte, ont dû céder une grande partie de leur activité à des sociétés commerciales. Après une période de montée en charge, ces dernières connaissent, à partir des années 1970, une prospérité qui ne s’est par la suite jamais démentie.
Un oligopole à franges
Le marché - puisqu’il s’agit bien de cela - des revues scientifiques ressemble à tous les autres et à aucun autre.
Il ressemble à tous les autres (industries culturelles, d’édition ou de presse, mais aussi par exemple la grande distribution ou l’industrie pétrolière) puisqu’il est dominé par quatre grands groupes. Par ordre d’importance : Elsevier-Sciences (Hollandais, 2494 titres dont 253 en sciences sociales) [2], Springer-Kluwer (suédois, environ 2000 titres dont 206 en sciences sociales), Wiley-Blackwell (anglais, 1492 titres dont 500 en sciences sociales), et Taylor & Francis (anglais, 1300 titres dont 543 en sciences sociales). À titre de comparaison, le plus important éditeur français de STM, EDP Sciences, dispose de 50 titres.
Sur une quantité de revues STM évaluée, à l’échelle mondiale, à environ 25000, les quatre leaders du secteur s’en partagent autour de 8000 tandis que les deux autres tiers se distribuent sur quelques milliers de sociétés savantes et autres petits éditeurs dont certains peuvent être assez importants. D’où l’appellation imagée d’ « oligopole à franges » affectée à ce type de structure. Mais les 8000 revues possédées par les grands groupes ne sont pas les moindres : elles comprennent la moitié des revues qui sont classées parmi les plus demandées…
Ces quatre groupes se sont constitués au cours du temps, comme bien d’autres, par des stratégies de fusions acquisitions, et le nombre des revues dont ils sont les propriétaires augmente en permanence. Toutes cotées en bourse, ces sociétés ont pour la science – on le devine - une passion proportionnelle au cours de leurs actions. L’une d’entre elles, Springer-Kluwer, était même détenue par deux fonds d’investissement anglais, Cinven et Candover [3] qui, associés pour l’occasion, l’ont à leur tour revendue en février 2010 à un fond d’investissement suédois, EQT, pour 2,3 milliards d’euros (soit une plus value de 700 millions).
En 1995 Herman Bruggink, alors coprésident de Reed Elsevier, maison-mère d’Elsevier-Sciences annonçait dans Le Monde la nécessité pour le groupe de se séparer de sa branche « presse grand public » dont les marges bénéficiaires « plafonnaient » à 14% contre 26% pour la branche professionnelle et surtout 34% pour les publications scientifiques. Ce taux de rentabilité exceptionnel explique qu’un groupe comme Reed Elsevier ait pu être conduit à faire des concessions à certaines réclamations de chercheurs [4]. La rentabilité actuelle, pour les gros éditeurs STM, est supérieure à 25%.
Dans l’ensemble, les prix des revues scientifiques STM ont augmenté entre 1986 et 2003 (17 ans) de 215% tandis que le prix des livres augmentait de 82% et l’indice des prix de 68%. Pendant les 12 années précédentes, de 1973 à 1985, l’augmentation fut de 711% pour les revues STM et de 412% pour les revues SHS. Et chaque année qui passe voit une augmentation du prix des abonnements de plus de 7%.
La poule aux œufs d’or
Mais ce marché ne ressemble à aucun autre. En effet, cette configuration oligopolistique doit sa rentabilité particulièrement élevée aux caractères spécifiques de l’économie des revues et des revues scientifiques en particulier.
– L’usager n’est pas le payeur. Sauf exception, les lecteurs des revues scientifiques ne s’abonnent pas directement à ces revues ; ce sont leurs bibliothèques, principalement les bibliothèques publiques (universités, centres de recherche) qui souscrivent ces abonnements pour eux. Or les gestionnaires de ces bibliothèques n’ont quasiment aucune marge de négociation avec les éditeurs car leurs usagers, les chercheurs, ne peuvent pas se passer des revues dont la lecture est indispensable à leur activité. Les éditeurs peuvent ainsi augmenter les prix sans risque de perdre des clients (c’est ce que l’on appelle une clientèle captive). Et ils ne se gênent pas. C’est ainsi qu’au cours des années, les bibliothèques ont dû consacrer une part croissante de leur budget à l’achat des revues des grands éditeurs, au détriment des autres postes. Et cela dans un contexte où les budgets des bibliothèques augmentent fort peu quand ils ne baissent pas.
– La concurrence qui peut jouer dans le sens d’une baisse des prix des marchandises dans d’autres secteurs joue ici très peu. Chaque revue est en effet unique ; on ne peut pas la remplacer par une autre, surtout quand elle est essentielle dans son domaine ; on dit qu’elle n’est pas « substituable ». La concurrence est faussée.
– La vente directe par abonnements payés à l’avance permet une souplesse exceptionnelle de trésorerie (toute la production d’une année réglée d’un seul coup et à l’avance, pas de stocks, pas d’invendus, pas de retours) et de supprimer l’étape de la vente en librairie (30 à 40 % du prix des livres), sans parler des coûts réduits de diffusion et de distribution.
– Les auteurs des articles ne sont quasiment jamais rémunérés et ne perçoivent pas de droits qui sont cédés à l’éditeur. De plus, la sélection des articles, leur vérification scientifique, leur relecture et leur correction, travail considérable qui relève classiquement de l’éditeur, sont assurées par les pairs (réunis dans un comité de lecture ou un comité scientifique), des universitaires qui ne sont pas davantage rémunérés par l’éditeur privé.
Quand on aura ajouté que les éditeurs n’ont pratiquement pas de frais de traduction, étant donné que les chercheurs en STM écrivent en anglais qu’ils ont reconnu depuis longtemps comme leur langue de communication, on aura compris que l’édition des revues scientifiques ne supporte quasiment aucune des charges de l’économie du livre.
Il est assez remarquable qu’à l’origine, certaines de ces facilités ont été instaurées pour permettre une réduction des frais de publication à des sociétés savantes et des chercheurs qui n’avaient pas les moyens financiers suffisants pour diffuser leurs travaux. La technique de l’abonnement a ainsi été inventée comme une sorte de souscription (on dit d’ailleurs encore « souscrire » un abonnement) permettant à un petit éditeur, en général la société savante elle-même, de financer sa production pour l’année. De même, la gratuité des contributions des auteurs et du comité de lecture était une façon de promouvoir la communication scientifique, objectif premier de la publication, et non d’enrichir les éditeurs. Par un singulier et typique retournement, ces mesures de réduction des coûts et de facilité de gestion dans une économie artisanale et désintéressée (financièrement), ont été perverties en sources de profits considérables dans une économie éditoriale industrialisée.
– Enfin, ce secteur de l’édition est très peu dépendant des fluctuations du marché des annonces publicitaires ; cet atout est loin d’être négligeable en cette période où l’ensemble de la presse est mis en danger par, entre autres mais surtout, la baisse des recettes publicitaires [5] Même la presse professionnelle, pourtant assez peu exposée aux incertitudes du marché de la publicité, l’est encore trop aux yeux du plus important de ces éditeurs, Reed Elsevier, qui a mis en vente, pour cette raison, sa branche professionnelle, Reed Business Information. Sans succès jusqu’à présent.
À l’abri des fluctuations du marché de la publicité, en situation de monopole effectif pour chacune de leurs revues produites et diffusées au moindre coût, bénéficiant d’une clientèle captive et payant à l’avance, la prospérité de ces groupes (mais aussi de certaines sociétés scientifiques, comme Oxford University Press, ou de revues prestigieuses restées indépendantes qui ont profité de l’aubaine, comme la revue Nature et ses extensions) est assurée.
En dernière analyse, le « modèle économique » de la commercialisation des revues scientifiques repose sur un véritable pillage des fonds publics consacrés à la recherche. Les enseignants-chercheurs qui sont les producteurs de l’information scientifique, sont en général rémunérés par l’État ou une collectivité publique. Les bibliothèques qui souscrivent les abonnements aux revues scientifiques fonctionnent également, dans leur grande majorité, sur fonds publics. Ainsi les fonds publics reviennent deux fois aux éditeurs privés : une fois comme réduction de frais quand ils rémunèrent la production de recherche (salaires des chercheurs, infrastructures, laboratoires, etc.) et une deuxième fois quand ils financent la consommation (abonnements) de recherche par les bibliothèques.
La bourse des revues
Un tel pillage des fonds publics s’appuie sur la dimension subjective de la diffusion de l’information scientifique. L’objectif principal des chercheurs est en effet de faire connaître leurs travaux et de connaître ceux de leurs collègues. Les considérations financières de la diffusion proprement dite sont pour eux secondaires. Même si des retombées financières peuvent indirectement en découler, être publié, et dans une revue la plus prestigieuse possible, telle est, en général, leur ambition.
Pour cela, les chercheurs disposent d’un outil « scientifique » qui permet de mesurer ce prestige : la bibliométrie (appelée aussi scientométrie), fondée en 1950 et systématisée à partir des années 1970.
Le principe en est simple : plus une revue est citée par les autres revues, plus son prestige est grand, plus son prix sera élevé et plus il sera valorisant pour le chercheur d’y voir publier un article sous sa signature. C’est sur la base du « facteur d’impact », rapport du nombre de citations sur le nombre d’articles publiés par une revue, qu’est établie la hiérarchie des revues scientifiques. Le petit monde de ces revues est ainsi transformé en une sorte de bourse où la valeur de chacune est calculée en citations. Le grand ordonnateur de l’évaluation bibliométrique des revues scientifiques est traditionnellement l’ISI (Institut for Scientific Information) de Thomson Reuters, concurrencé depuis 2004 par Scopus de Elsevier-Sciences et Google Scholars, version du moteur de Google affectée aux publications scientifiques [6]. C’est que l’enjeu est de taille : pour les revues, faire partie des quelque 8000 qui sont recensées par l’ISI est aussi important que le référencement qui permet à un fabricant de yaourts d’avoir son rayon dans une grande surface hors de laquelle il n’est point de salut. Contestée depuis longtemps, notamment pour son caractère conservateur (une revue nouvelle aura beaucoup de peine à être citée, donc à se faire reconnaître), cette méthode se prête par ailleurs à des pratiques inflationnistes par le mécanisme des auto-citations, ou citations de complaisance au sein d’un même éditeur, saucissonnage d’une recherche en plusieurs articles pour accumuler les citations, etc.
Internet
L’arrivée d’Internet n’a pas changé la donne. Pis : les clients sont devenus encore plus captifs. Rapidement numérisées, les revues scientifiques sont désormais diffusées sur le web sous forme de bouquets sous contrat de licence. Un bouquet contient un ensemble de revues en nombre variable regroupées par domaines (physique, chimie, mathématiques). Les clients, bibliothèques et centres de documentation, souscrivent pour l’année une licence globale d’accès aux revues d’un ou plusieurs bouquets sans qu’il soit possible de choisir les revues, de modifier le bouquet : c’est le bouquet composé par l’éditeur ou rien. Bien évidemment, ces bouquets sont conçus de manière à en vendre le maximum : une revue incontournable se trouvera en compagnie de quelques autres de moyenne importance et d’autres invendables. La stratégie consiste généralement à vous conduire à adopter le « Big deal », soit la souscription à l’ensemble des bouquets d’un éditeur pour un prix à peine supérieur à celui de votre licence en cours : pas plus coûteux pour l’éditeur, plus large mais plus captif pour l’acheteur.
Depuis quelques années, pourtant, bibliothécaires, documentalistes et chercheurs sont partis à la reconquête.
À suivre, donc…
Jean Pérès
– Lire la suite : « L’édition scientifique (2) : Le temps de la révolte ».
– Cet article reprend certains passages d’un article du même auteur paru en 2006 dans le cadre des travaux de l’Observatoire de l’édition sociale du réseau documentaire Prisme (lien périmé, octobre 2013). Il doit beaucoup au travail de Nathalie Pignard-Cheynel, notamment à sa thèse de doctorat « La communication des sciences sur Internet : stratégies et pratiques » et un article de cette auteure paru dans la revue Sciences de la société : « L’édition scientifique, une forme de marchandisation de la diffusion des connaissances » (N°66, 2005). Disponible en.pdf.