La première réaction face à la hausse du prix des revues a été, pour les bibliothécaires et documentalistes, de se regrouper pour constituer une force de négociation face aux grands éditeurs. Ces groupements d’achat s’appellent les consortiums. Les consortiums de bibliothèques existent depuis les années 1930 aux Etats-Unis, mais ils ont connu récemment, à la fin des années 1990 un nouveau développement pour les raisons indiquées plus haut.
En France, le consortium Couperin est le plus important. Fondé en 1999, il associe 200 membres (Universités, grandes écoles, centres de recherche). S’ils obtiennent pour leurs adhérents des prix plus intéressants, les consortiums sont également avantageux pour les éditeurs car ils leurs permettent de toucher, en une seule négociation, un grand nombre de clients. Par contre, les négociations du consortium portent sur des bouquets de revues qui ne répondent pas toujours aux intérêts de chacun de leurs adhérents pris individuellement ; dans le cas où, par exemple, telle revue qui intéresse un centre de documentation, ne figure pas dans le bouquet négocié par le consortium, ou encore, ce qui semble plus fréquent, le cas où on se trouve abonné, via le consortium, à nombre de revues dont on n’a que faire. La sélection des abonnements, qui est une des prérogatives professionnelles des bibliothécaires et documentalistes, s’en trouve limitée.
Cela dit, les consortiums, malgré l’aide incontestable qu’ils apportent, n’ont pas permis de modifier sensiblement la politique des prix des grands éditeurs.
Une autre réaction face à la hausse des prix que ne pouvaient suivre les budgets des bibliothèques fut de supprimer des abonnements, ce que firent nombre d’universités aux Etats-Unis, et plus récemment en France l’université Pierre et Marie Curie – Sorbonne. Mais supprimer des abonnements devient de plus en plus délicat avec les politiques de licence portant sur des bouquets thématiques de revues indissociables, voire des "Big Deals". La licence, comme son nom l’indique, donne un droit d’usage, c’est-à-dire en l’occurrence un droit d’accès et de consultation à des collections de revues qui ne sont pas appropriées par le souscripteur. Contrairement à la cessation d’un abonnement papier qui laisse en votre possession les numéros acquis, le non renouvellement de la licence vous laisse sans rien. C’est ce qui a failli arriver à la Grèce en 2010, comme le signalait Christelle di Pietro : « Les bibliothèques universitaires grecques ont vu la plupart de leurs abonnements électroniques suspendus en guise d’avertissement pour non-paiement des abonnements depuis deux ans par le gouvernement grec. Le ministère de l’Education finance en effet, depuis 2000, la totalité des abonnements électroniques scientifiques des bibliothèques académiques qui ont supprimé la même année la totalité des abonnements imprimés. La facture s’élève à 32 millions d’euros. Les éditeurs concernés (dont Elsevier, Les Presses universitaires d’Oxford et Cambridge, et la Société Américaine de Physique, entre autres) ont prévenu que la suspension deviendrait définitive en l’absence d’un règlement immédiat. » [1]
Ce sont sans doute les bibliothécaires des universités de Californie qui sont allés le plus loin dans la contestation des pratiques des éditeurs commerciaux. A la suite d’une augmentation en une année de 400% du tarif de la licence d’accès au bouquet des 67 revues du groupe NPG (Nature Publishing Group) qui publie notamment la célèbre revue « Nature », ils ont proposé aux chercheurs de l’université et menacé l’éditeur de boycotter ses revues, c’est-à-dire de ne plus proposer d’articles ni participer aux Comités de lecture [2]
Ecrire sur le ciel
C’est de la communauté scientifique, sensibilisée par les bibliothécaires et les documentalistes et stimulée par les possibilités offertes par Internet, qu’est venue la riposte la plus ferme à la domination des grands éditeurs. Ce fut, au milieu des années 1990, la naissance du mouvement pour le libre accès (open access) qui s’est ensuite structuré autour de trois événements :
– Octobre 2000 : fondation de The public library of science (www.plos.org) réunissant de nombreux chercheurs américains. Ces chercheurs, dont nombre sont illustres, lancent une pétition exigeant que tout contenu d’une recherche financée sur fonds publics soit librement accessible sur le web six mois après publication dans des revues payantes. Cette pétition recueille 38 000 signatures de chercheurs de 180 pays.
– Février 2002 : Initiative de Budapest pour l’accès ouvert, qui est un véritable manifeste où les scientifiques retrouvent des accents oubliés : « Une tradition ancienne et une technologie nouvelle ont convergé pour rendre possible un bienfait public sans précédent. La tradition ancienne est la volonté des scientifiques et universitaires de publier sans rétribution les fruits de leur recherche dans des revues savantes, pour l’amour de la recherche et de la connaissance. La nouvelle technologie est l’Internet. Le bienfait public qu’elles rendent possible est la diffusion électronique à l’échelle mondiale de la littérature des revues à comité de lecture avec accès complètement gratuit et sans restriction à tous les scientifiques, savants, enseignants, étudiants et autres esprits curieux. Supprimer les obstacles restreignant l’accès à cette littérature va accélérer la recherche, enrichir l’enseignement, partager le savoir des riches avec les pauvres et le savoir des pauvres avec les riches, rendre à cette littérature son potentiel d’utilité, et jeter les fondements de l’unification de l’humanité à travers un dialogue intellectuel, et une quête du savoir communs. » (extrait de la Déclaration du 14 février 2002 citée sur le site Openaccess de l’Inist)
– Octobre 2003 : La déclaration de Berlin reprend les principes de l’appel de Budapest sur le libre accès à la littérature scientifique. La déclaration de Berlin a été signée par les centres de recherche allemands et par quelques centres de recherche français, dont le CNRS.
Il ne s’agit de rien de moins que de constituer une banque mondiale de textes scientifiques de toutes disciplines librement accessibles. Autrement dit « écrire sur le ciel » [3] pour que chacun puisse lire.
Vers un nouveau modèle ?
Malgré l’opposition des grands éditeurs à une initiative qui les menaçait explicitement, l’accès libre s’est développé d’une manière continue. Il prend deux formes.
– Les revues en libre accès. Ce sont des revues à comité de lecture ; soit des nouvelles revues qui sont souvent seulement électroniques, soit des revues déjà existantes qui sont passées au libre accès. Les articles de ces revues sont accessibles gratuitement dès publication. Les plus anciennes sont recensées par l’ISI et les nouvelles le sont progressivement. A ce jour, le DOAJ (Directory of Open Access Journals) recense 6754 revues en libre accès. Les revues en libre accès sont plus souvent citées que les revues dont l’accès est payant, ce qui augmente leur facteur d’impact. N’étant plus financées, par définition, par les abonnements, ces revues le sont par les instances qui ont intérêt à leur diffusion, c’est-à-dire les divers organismes qui produisent la recherche scientifique [4].
– Les archives ouvertes. Les chercheurs peuvent aussi déposer leurs articles dans des archives ouvertes, institutionnelles ou spécialisées. Il n’y a pas obligation de comité de lecture. L’article peut être déposé avant sa publication dans une revue (pré-print) ou après (post-print). L’archive du CNRS, HAL (Hyper Article en Ligne), compte à ce jour 172 924 documents en texte intégral. Un protocole dit OAI (Open Archives Initiative) permet de retrouver les articles, quelque soit l’archive où ils se trouvent. Ce sont des millions d’articles qui sont désormais accessibles par des moteurs de recherche qui "moissonnent" les diverses archives au niveau mondial, par exemple grâce au moteur « Scientific Commons » (plus de 38 millions de publications à ce jour). Les archives ouvertes, peu onéreuses, ne posent pas de problème de financement.
Nombre des articles en libre accès sont sous licence « creative commons » définie par l’auteur (qui ne cède donc plus ses droits à l’éditeur), licence qui autorise une large diffusion des articles concernés.
Face à ce nouveau modèle de diffusion de la recherche scientifique, les grands éditeurs ont d’abord défendu leur modèle commercial tel que décrit ci-dessus. Dans un deuxième temps, ils essaient d’intégrer le modèle du libre accès dans le leur, solution audacieuse si l’on considère que ces modèles sont un tout indissociable, mais qui fonctionne pourtant depuis quelques années (certaines revues des grands éditeurs acceptent des articles en libre accès – après un délai de 6 mois à 2 ans - moyennant un paiement de 1800 à 3100 dollars).
L’issue de la lutte entre ces deux modèles est incertaine, mais quelle qu’elle soit, on ne peut que se féliciter, en ces temps de libéralisme échevelé, qu’une initiative collective en faveur de ce que l’on pourrait appeler un service public mondial de la communication scientifique, ait pu connaître un tel développement, jusqu’à ébranler les fondements d’un oligopole que l’on aurait pu croire installé pour encore des décennies.
Jean Pérès