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« Crise des dettes » ? « Notre hymne à la rigueur », par les experts médiatiques

par Mathias Reymond,

Est-ce parce que l’économie, la finance et la dette publique sont des sujets trop complexes pour les journalistes économiques ? On n’ose le croire… Est-ce parce qu’ils ont besoin de la caution d’autorités que eux-même consacrent ? Ce serait étrange… Est-ce parce que les experts qu’ils consultent donnent du poids à ce qu’ils pensent déjà ? Ce serait déroutant… Toujours est-il que les médias dominants donnent la parole à des « experts » qui chantent en chœur, en dépit de quelques voix dissonantes et de quelques fausses notes, la même chansonnette (dont on peut parcourir les diverses versions dans notre rubrique).

L’été 2011 est marqué par un nouveau coup de massue sur les marchés financiers. La dette des États-Unis a été rétrogradée, par l’une des agences de notation [1], de la note AAA à AA+, faisant craindre un risque de défaut de paiement auprès des investisseurs. Après la Grèce, c’est le prolongement de la « crise des dettes ». En France, l’inquiétude grandit, bien que la salutaire note AAA soit conservée. Le gouvernement français, pour réduire le déficit du budget de l’État propose alors de mettre en place un plan, que l’on dit « de rigueur ».

Mais pour les médias, la dette est un sujet complexe. Le plus simple est de donner la parole à des experts, économistes pour la plupart. Logique. Problème : ces experts sont toujours les mêmes et partagent pour l’essentiel des positions identiques. Trois exemples pour illustrer cette (lourde) tendance.

Les experts du Point

Le 11 août 2011, l’hebdomadaire de François Pinault, Le Point, donne la parole à plusieurs économistes et experts habitués des médias. Peu de diversités dans leurs préconisations pour sortir de la crise qui se concluent toutes à peu près ainsi : davantage d’Europe politique et davantage de libéralisme économique.

- Pour Christian Saint-Étienne (professeur d’économie, conseiller municipal à Paris, élu sur la liste de Jean Tiberi en 2008, et consultant financier au sein de Conseil stratégique européen SA) il faut « fédérer la zone européenne », puis il précise que, « s’agissant de la France, si elle ne prend pas des mesures de libéralisation de son système économique, elle aura encore des mois de crise devant elle. »

- Daniel Cohen (conseiller – « senior adviser » – auprès de la Banque Lazard, membre du Conseil d’analyse économique et proche de Martine Aubry) souhaite que l’on donne (encore) plus de pouvoir à la Banque centrale européenne car « elle est la seule capable de résoudre la crise ».

- Pour Jean Arthuis (sénateur centriste) il faut alléger les charges sur les entreprises : « la France ne reconquerra son industrie et sa compétitivité et elle ne retrouvera l’équilibre de ses finances publiques que si elle allège les charges qui frappent la production. »

- Alain Minc (président d’AM Conseil, ami de François Pinault et de Nicolas Sarkozy, et plagiaire condamné), quant à lui, ne voit pas d’autres solutions : « Pour la majorité, cela implique un budget 2012 très rigoureux. Pour l’opposition, même chose : ses arguments de campagne doivent prouver qu’elle a compris dans quel monde nous vivons. »

- Enfin, pour Jean-Pierre Jouyet (président de l’Autorité des marchés financiers), « il y a trop de disparités de croissance, trop de divergences monétaires, trop de réformes engagées solitairement par chaque pays. […] La gouvernance européenne doit être à la hauteur des événements : c’est le signe qu’attendent les marchés. » Plus d’Europe pour satisfaire les marchés, et plus de marché pour satisfaire l’Europe. L’Europe a bon dos, les marchés aussi.

Prises une à une, ces positions n’engagent que ceux qui les prennent et relèvent donc de la liberté d’opinion. On notera pourtant que tous ces interlocuteurs sont proches du pouvoir financier, et qu’il serait surprenant qu’ils le critiquent vraiment. Mais surtout – du même coup ? – il n’existe aucune différence notable de point de vue entre les experts invités à s’exprimer, et aucune variante significative entre les analyses proposées. Qui peut croire que c’est parce que la science économique a des assises aussi solides que les sciences physiques ?

Les experts du Monde

Le Monde opte pour la même stratégie : poser une question et convoquer des experts pour y répondre. Une stratégie qui n’est, somme toute qu’un stratagème, puisque les interlocuteurs sont similaires et que leurs réponses, une fois encore, ne divergent que par des nuances. Ainsi, le quotidien vespéral s’interroge (17 août 2011) : « L’inflation peut-elle résorber les dettes publiques ? » et lance le débat … avant de le clore aussitôt. En effet, sur les six experts invités à s’exprimer sur ce sujet… six trouvent que cette solution est à exclure. Étonnamment, tous sont favorables à l’Union européenne et à la mondialisation capitaliste, ils affichent une réelle empathie à l’égard de l’économie de marché et sont proches, pour la plupart aussi, du milieu de la finance.

- Pour Jean-Pierre Landau, sous-gouverneur de la Banque de France, « l’inflation est immorale […] Elle déclenche la défiance à l’égard des gouvernants. [Elle est] dangereuse, car elle décourage les investisseurs de long terme qui ont besoin de stabilité. »

- De son côté, Christian de Boissieu (dont nous avons déjà tracé le portrait ici-même) explique que « l’inflation des actifs n’allège en rien le poids de la dette. »

- Pour Michel Didier, président de Coe-Rexecode, « la hausse des prix n’est pas maîtrisable. »

- L’économiste de la Banque Lazard, Daniel Cohen, juge « complètement en dehors des clous » la proposition de réduire la dette par l’inflation.

- Pour Jacques Delors, l’inflation est une mauvaise option car « le dumping social interdit toute hausse » des prix.

- Et pour Olivier Blanchard, économiste en chef du Fonds monétaire international, « toute inflation destinée à raboter la dette […] s’apparente […] à une expropriation ».

On aura compris que, pour les experts sélectionnés par Le Monde, jouer avec l’inflation afin de réduire la dette n’est pas une bonne solution… alors que d’autres spécialistes – non conviés dans le quotidien – trouvent la solution pertinente. Par exemple, Denis Clerc explique dans le mensuel Alternatives Économiques (septembre 2011) que cet instrument a été utilisé en France au cours des années 1950 à 1975 : « grâce à l’éponge de l’inflation, les emprunts souscrits dix ou vingt ans auparavant étaient facilement remboursés en monnaie dépréciée. » Il ajoute que « la mesure peut être bénéfique, à condition que l’inflation soit maîtrisée par les banques centrales. » Ce point de vue n’aura pas été évoqué par les invités du Monde.

Les experts de France 5

Durant le mois d’août, l’émission « C dans l’air », sur France 5, a consacré neuf éditions à l’actualité économique (la crise financière, la dette américaine, le plan de rigueur…), conviant souvent les mêmes invités. Les habitués, comme Élie Cohen (professeur à Sciences Po, administrateur chez Orange et déjà invité 44 fois depuis janvier 2008) et Christophe Barbier (directeur de L’Express et invité 149 fois depuis janvier 2008), ont évidemment été de la partie deux fois chacun, Emmanuel Lechypre (rédacteur en chef du service Économie générale de L’Expansion) a répondu présent à quatre reprises, Philippe Dessertine (professeur de finances à l’université Paris-X-Nanterre et directeur de l’Institut de haute finance du groupe IFG) a dit oui trois fois, et de nombreux autres invités sont venus « débattre » deux fois : Jean-François Gilles (associé-gérant du fonds d’actions européennes FCP mon PEA), Jean-Pierre Gaillard (président d’une société de conseil et du Cercle des épargnants), Gaël Sliman (directeur général adjoint de l’institut d’études de marché et d’opinion BVA) et Philippe Frémeaux (directeur de la rédaction d’Alternatives Économiques).

Sur un total de 36 cartons d’invitation distribués (chaque émission compte quatre invités), 10 seulement ont été octroyés à des personnes qui n’ont pas de lien direct avec le monde de la finance ou de l’entreprise (voir annexe). Mais parmi ces 10, figurent

- Yves Thréard (directeur adjoint de la rédaction du Figaro) et François Lenglet (ancien directeur de la rédaction du mensuel Enjeux-Les Échos et du quotidien La Tribune), que l’on ne peut pas soupçonner d’être des farouches opposant au capital.

- Jean-Marc Daniel (professeur d’économie à l’ESCP-EAP), défenseur, somme toute, du libéralisme économique.

- Et… Christophe Barbier, qui entonne pour la énième fois sa chansonnette, lors de l’émission du 25 août 2011 : « il vaut mieux laisser l’argent dans les poches des gens, parce qu’ils l’utilisent mieux que l’État, qui souvent le gaspille. À condition qu’on aille vérifier que les gens l’ont bien utilisé ! Que les riches aient bien dépensé leur argent, c’est-à-dire l’aient investi – alors là il faut leur faire des cadeaux fiscaux – ou l’aient consommé en France pour créer des emplois en France – et là aussi on peut les aider en les taxant pas trop. »

Restent quelques voix dissidentes, relativement filtrées. On put entendre ainsi le très médiatique Jean-François Kahn, le très médiatique Bernard Maris (Charlie Hebdo et France Inter), Philippe Frémeaux donc, mais aussi Guillaume Duval (rédacteur en chef d’Alternatives Économiques) et Thierry Pech (Alternatives Économiques). Mais que l’on ne s’y trompe pas, si le mensuel Alternatives Économiques porte parfois une analyse hétérodoxe sur la crise économique, certaines positions défendues par ses journalistes dans l’émission « C dans l’air » ne sont guère iconoclastes. Ainsi, le 19 août 2011, Thierry Pech explique – c’est une vieille rhétorique libérale – que le marché et la démocratie sont indissociables : « On a le sentiment d’être au bout d’un cycle, qui n’est certainement pas la fin du cycle de l’économie de marché, je ne crois pas du tout, parce que ça fait système avec la démocratie, le marché, il faut le réguler, il faut le domestiquer, il faut le discipliner, tout ce qu’on veut, mais le marché, ça fait système avec l’égalité démocratique. C’est une conquête du XVIIIe siècle et de la Révolution. »

On l’a compris, l’émission « C dans l’air » donne la parole, à de très rares exceptions, aux défenseurs de la finance et aux porte-voix du capitalisme. Les commentaires critiques sur l’économie de marché, sur les mesures gouvernementales ou sur la crise financière sont livrés au compte-goutte. Rien d’étonnant quand on entend l’animateur de l’émission, Axel de Tarlé (remplaçant d’Yves Calvi durant l’été), s’inquiéter pour les riches : « on sent monter une rancœur anti-riche ou, en tous cas, entre les pauvres et les riches, c’est presque le retour de la guerre des classes, je ne sais pas comment dire… Est-ce que ce n’est pas malsain et dangereux ? »

***

Alors que les journalistes les présentent bardés de titres universitaires, ils oublient de rappeler que, comme Christian de Boissieu, la plupart des experts conviés pour commenter l’actualité économique ont un pied (voire les deux) dans la finance. Une telle indépendance, on s’en doute, ne peut que conforter celle des journalistes : ainsi se referme le cercle de la domination et de son « pluralisme ».

Mathias Reymond



Annexe
 : Invités dans « C dans l’air » durant le mois d’août 2011 ayant un lien avec la finance et le monde de l’entreprise :

- Philippe Dessertine (professeur de finances à l’université Paris-X-Nanterre et directeur de l’Institut de haute finance du groupe IFG) ;
- Élie Cohen (professeur à Sciences Po et administrateur chez Orange) ;
- Jean-François Gilles (associé-gérant du fonds d’actions européennes FCP mon PEA) ;
- Jean-Pierre Gaillard (président d’une société de conseil et président du Cercle des épargnants) ;
- Gaël Sliman (directeur général adjoint de l’institut d’études de marché et d’opinion BVA) ;
- Éric Chaney (chef économiste du groupe Axa) ;
- Nicolas Bouzou (directeur d’études du MBA Droit des affaires et management à Paris-II Assas, il dirige une société d’analyse et de prévisions économiques) ;
- Philippe Waechter (directeur des études économiques et de la recherche chez Natixis Asset Management) ;
- Jean-Michel Six (chef économiste Europe de Standard & Poor’s) ;
- Jean-Paul Betbèze (chef économiste de Crédit agricole SA et président de la Commission des affaires économiques et financières de l’Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe (Unice)) ;
- Jean-Pierre Petit (président du cabinet de conseil en stratégie d’investissements Les Cahiers verts de l’économie, et ancien chef économiste chez Exane BNP Paribas) ;
- Jérôme Sainte-Marie (institut de sondage CSA).

 
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Notes

[1Les agences de notations sont des entreprises chargées de « noter » les acteurs économiques (États, entreprises…) selon des critères de risque financier. Une mauvaise note signifiant qu’il y a un risque financier à investir dans telle entreprise ou à prêter à tel État.

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