Les cercles vertueux de la grande distribution
L’édition française ne manque pas de livres consacrés aux changements d’échelle (dans l’organisation économique et sociale) qui façonnent, au su et au vu de chacun, en toute légalité, sans violence de mauvais goût, un monde où la question même de l’existence d’un type de vie, de culture, de commerce, etc. finit par ne plus se poser parce que ceux-ci n’ont simplement plus leur place. Par exemple, le livre d’un expert-comptable et délégué consulaire à la chambre de commerce et d’industrie de Paris sur Les Coulisses de la grande distribution, justement édité par le deuxième « grand indépendant » français [1]. Le propos de l’auteur, Christian Jacquiau, fut largement relayé par plusieurs groupes écologistes, diverses associations de consommateurs, des syndicats comme la Confédération paysanne, des organisations politiques comme Attac ; au travers de conférences, d’émissions de radio (dont sur France Culture), de télévision (France 5), et d’articles de presse plus ou moins issus des propos de l’auteur (par exemple dans Le Monde diplomatique). Ce qui peut se comprendre étant donné l’importance du sujet et la qualité de la démonstration, ainsi que les effets politiques attendus.
En quelques lignes, l’histoire de la grande distribution à la française, qui n’a pas beaucoup plus d’un demi-siècle d’existence, peut se résumer à la transformation d’un cercle supposé vertueux (des remises, consenties par les producteurs sur l’achat en grandes quantités, répercutées aux clients) en un engrenage destructeur dont les producteurs et les consommateurs ne sont pas près de sortir. Après une ère de fusions et concentrations sans équivalent, cinq centrales d’achat, qui se partagent 90 % du marché alimentaire français, imposent désormais aux producteurs, sous le nom de « marges arrière », une taxation arbitraire, qui dépasse souvent aujourd’hui 50 % du prix du produit mis en vente. Les énormes bénéfices ainsi obtenus ne sont évidemment pas répercutés auprès du consommateur (s’ils l’ont jamais été) mais des actionnaires. La perpétuation de ce système s’explique en partie parce qu’il dégage d’énormes moyens de corruption bénéficiant aux pouvoirs politiques : le « droit » d’installer un hypermarché se payerait désormais en millions d’euros [2].
Parmi les quelques dommages bien connus de ce système bien installé, signalons la disparition du commerce de proximité, l’écrasement de l’agriculture à taille humaine, les délocalisations industrielles et importations massives, avec les bienfaits écologiques et avantages sociaux afférents. On peut donc concevoir qu’en France, où la grande distribution bat tous les records de densité en Europe, « si le marché [du livre] se développe, c’est essentiellement dans les grandes surfaces ». Et que, rien ne devant entraver la « liberté d’accès au marché », il faut y être. Quels qu’en soient les effets déjà répertoriés ? Auxquels le livre participe comme produit d’appel parmi les autres consommables culturels.
Gaspillages [3]
Ces questions se posent donc aux éditeurs. Du moins aux indépendants. Et encore seulement à quelques-uns d’entre eux. La plupart n’ont pas le choix. Ceux qui ont été délivrés des soucis de gestion par la vertu des économies d’échelle vendent leurs livres où et comment on leur dit de les vendre. Tandis que le plus grand nombre est condamné à faire de nécessité vertu : les tirages nécessaires pour qu’un livre soit vendu en supermarché sont très au-delà de ce qu’ils peuvent espérer – ou, parfois, de ce qu’ils peuvent risquer. Les grandes surfaces ne sont pas seulement l’univers des grandes quantités, elles sont aussi celui du grand gaspillage. Qu’il faut pouvoir s’offrir. Ce système est toutefois presque parfait : les livres destinés à être majoritairement vendus dans les supermarchés ont été, sauf erreur de parcours, édités pour y être majoritairement vendus.
Parmi ces erreurs, il y a quelques fausses erreurs de parcours : les prix littéraires, qui, éventuellement écrits hors critères de grande distribution, sont, une fois « élus », préparés pour être vendus en supermarchés. Mais il y a aussi, parmi ces erreurs, quelques vraies erreurs de parcours. La possibilité de diffusion d’un titre dans le circuit de la grande distribution est plus ou moins décidée suivant la liste des meilleures ventes données par les magazines. Où se glissent parfois des surprises, qui ne sont pas forcément de bonnes nouvelles pour tout le monde… À la mort de Julien Gracq, son roman le plus connu, Le Rivage des Syrtes, s’est retrouvé dans cette situation. Un ordinateur a donc envoyé plusieurs commandes par centaines d’exemplaires au distributeur de José Corti, qui dut s’exécuter (au risque de tomber sous l’accusation de « refus de vente »). Résultat : près de 90 % d’invendus, retournés en si mauvais état qu’ils ont été détruits.
Pour « affiner l’offre libraire », des créatifs à gages ont inventé les « Centres culturels » (Leclerc) et les « Cultura » (Auchan), qui ressemblent, au premier coup d’œil, plus à des librairies que de bêtes rayons de supermarché. Une partie de la production éditoriale y est en effet présente, ce qui augmente la « diversité » et améliore la fonction de produit d’appel fixée aux livres. Avec les effets prévisibles sur ceux qui n’ont pas été conçus pour ce destin : entre 90 et 100 % de retour pour des ventes annuelles de l’ordre de quelques centaines d’euros, au mieux, sur l’ensemble de ces enseignes [4].
La question du développement du marché du livre « essentiellement dans les grandes surfaces » se pose aussi aux auteurs de ces livres cajolés par les amoureux des lettres et du débat d’idées. C’est en effet un peu de leur faute, suggère Antoine Gallimard : dans cette « atmosphère très concurrentielle, marquée par le besoin de reconnaissance, d’argent, etc., les auteurs sont de plus en plus demandeurs de succès, il faut à la fois établir des scores et s’inscrire dans la durée. […] Cela fait toujours des petits dégâts collatéraux. J’ai deux amis écrivains : Pascal Quignard, longtemps, j’ai espéré avoir le Goncourt avec lui, finalement il l’a eu chez Grasset ; et François Weyergans, dont j’étais assez proche, pareil [5] ».
On connaît donc la réponse de ces deux auteurs-là, et de leurs semblables. Ces briseurs d’amitié vendraient père et mère et se vendraient eux-mêmes à n’importe qui pour voir leurs livres vendus en piles dans les supermarchés ; où ils ne se rendront toutefois jamais en personne, certainement pas, mais qui veulent bien, quand on sait les inviter, se montrer, parfois, discrètement, au public des librairies de qualité, des librairies de fonds, des librairies indépendantes…
Dilemmes
Bien que le contenu (ou même la qualité) des livres n’ait ici aucune importance pour la démonstration – puisqu’on ne s’occupe que des effets sociaux du monopole des grandes surfaces –, on pourrait tout de même présenter ces dilemmes aux auteurs de livres politiques. Surtout à ceux qui écrivent sur ce monde non seulement pour le faire comprendre mais aussi pour le changer – en particulier lorsque le changement pour lequel ils s’agitent passe par la lutte contre les « puissances d’argent » et leur poids sur le destin de nos sociétés. Peut-être Christian Jacquiau n’est-il pas de ceux-là ? Mais on pourrait tout de même lui demander ce qu’il pense des pratiques commerciales de vente en grandes surfaces de l’éditeur des Coulisses de la grande distribution. Et s’il a été satisfait de la prestation de Mille et Une Nuits pour son livre suivant, sur les Coulisses du commerce équitable ? « Satisfait » en quels termes ?
Certains éditeurs ne manquent ni d’imagination ni de bonnes raisons pour couvrir leurs (grosses) affaires. Lorsque est annoncée en France la parution de Ce que j’ai vraiment dit à Zidane, par le footballeur italien Marco Materazzi, son éditeur, Le Rocher, nous explique que ce livre « hilarant et explosif », édité « simultanément en Espagne, en Allemagne, en Suède, en Pologne, en République tchèque, au Japon et en Chine », se serait « déjà vendu à plus de 100 000 exemplaires en Italie ». Et l’hebdomadaire Marianne « espère qu’il se vendra comme des petits pains, car les droits d’auteur seront versés à l’UNICEF »…
Avec un peu plus d’inventivité commerciale, Albin Michel aurait pu proposer à Christian Jacquiau d’accompagner son livre d’une campagne publicitaire (relayée par Marianne et d’autres supporters humanitaires) annonçant qu’il reverserait ses droits d’auteur à trois caisses de soutien : au commerce de proximité, à l’agriculture biologique et aux victimes des délocalisations. (Le principe de générosité dont a fait preuve Marco Materazzi devrait être étendu aux livres qui analysent l’écrasement des classes laborieuses, et/ou s’opposent à la vente d’armes, et/ou dénoncent les politiques racistes du gouvernement Sarkozy, etc. Une répartition à établir suivant la manière dont les livres sont produits par des partenaires éditoriaux plus ou moins associés à ces bienfaits sociaux. Par exemple ceux qu’on appelle les « beaux livres », montés en Inde, corrigés en Tunisie et fabriqués en Chine – pratique largement répandue de Hachette à Gallimard en passant par tous les « grands éditeurs indépendants ».)
Tout auteur soucieux des effets politiques, directs et indirects, de ce qu’il écrit ne devrait-il pas commencer par se demander si la modification des consciences à laquelle il œuvre n’est pas ruinée par sa participation à l’irrigation de fait, grâce aux bons soins de son éditeur, du système de la grande distribution ? Et si cette participation renforce la valeur d’une démonstration dont la diffusion dépend de fait du bon fonctionnement d’un système dont il a été démontré qu’il est nuisible au monde dans lequel on vit ? Ce qui ne constitue pas non plus une illustration idéale du monde dans lequel on aimerait vivre. Ni une action qui participe de fait à sa réalisation ici et maintenant.
Compromis
D’autant que ce compromis (tactique, évidemment), pour « diffuser ses idées au plus grand nombre », passé avec les « grands » éditeurs, n’est pas nécessaire. De même que les supermarchés ne sont pas indispensables pour qu’un livre touche des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de lecteurs. Plusieurs (petits) éditeurs indépendants qui n’existaient pas, pour la plupart, voilà vingt ans en font la preuve régulièrement. Sans avoir recours à la grande distribution, des livres aussi différents que L’Insurrection qui vient et Une histoire populaire des États-Unis se sont vendus à 50 000 exemplaires – et le Petit cours d’autodéfense intellectuelle presque au double ; la première édition des Nouveaux Chiens de garde et de Sur la télévision ont dépassé les 200 000 ventes dans les seules librairies. La courte nouvelle de politique-fiction Matin brun a été vendue en librairie à un million et demi d’exemplaires en douze ans – et encore en 2010 à 80 000 exemplaires. Quant à l’hostie cathartique Indignez-vous !, les libraires en auraient fait avaler à eux seuls plus d’un million d’exemplaires à leurs clients en quelques mois [6].
Ce qui avait été illustré voilà trente ans par Jérôme Lindon pour la Fnac (alors emblème du discount multimédias) est toujours valable [7] : les moyennes et grandes surfaces ne sont capables que d’accélérer la vente de livres dont le travail de découverte et d’installation a été fait au préalable dans le seul lieu réunissant les compétences nécessaires pour ce travail : la librairie. Comme système socio-économique global, la grande distribution ne profite qu’aux productions industrielles (les meilleures ventes de 2010 étaient encore des livres de régime) et aux éditeurs dont c’est le métier d’en produire. L’émergence épisodique de best-sellers non planifiés ne change rien à la situation normale d’une gestion rationalisée de la consommation de masse.
À l’époque où fut lancée la bataille pour le prix unique du livre, les défenseurs du « droit au rabais » invoquaient la « démocratisation de la culture », accélérée en France avec l’introduction du livre de poche par Hachette au début des années 1950. Aujourd’hui, les vertueux qui défendent la vente de livres dans les supermarchés invoquent l’urgence et les bénéfices (politiques, bien sûr) de l’accès aux classes populaires ; les mieux intentionnés parlent même d’« éducation populaire ». Ce qui en dit long sur la vision (misérabiliste) du monde social que se font ces bienveillant-e-s.
Thierry Discepolo
Extrait de La Trahison des éditeurs (Agone, 2011), dont la conclusion est à télécharger ici.
Ce livre intègre trois textes écrits entre 2009 et 2010 :
- « Les misères de l’édition indépendante racontées par Éric Vigne », Blog.agone.org, 25 septembre 2009
- « La mule du baron à la découverte du marché de la consommation contestataire », Blog.agone.org, 7 octobre 2009
- « Notes sur la pratique d’une politique éditoriale », Acrimed.org, 18 novembre 2010
Autres extraits postés en 2011 :
- « L’"anticapitalisme" d’Hervé Kempf à Jean-Claude Guillebaud », Blog.agone.org, 4 février 2011
- « Fourniture en gros et mi-gros de la concentration éditoriale », Blog.agone.org, 21 septembre 2011