Acte I : Ivan Levaï, enquêteur et interprète lumineux
Ivan Levaï a donc commis un ouvrage sur « l’affaire » [1]. Le titre parle de lui-même : Chronique d’une exécution. Il s’y insurge notamment contre le traitement médiatique de l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn. Car l’ex-mari d’Anne Sinclair n’est pas un journaliste comme les autres. Il refuse que les médias soient immoraux et « soumis aux lois du marché ». Et il ose l’affirmer à Pascale Clark : « Moi je suis très content chaque fois que la radio ou les chaînes de télévision publiques [disent] : “Nous n’obéirons pas, l’information c’est pas une marchandise comme les autres”. » Voilà qui est dit.
Il a donc souhaité, lui aussi, donner son point de vue sur « l’affaire », et a beaucoup de choses à dire. Pascale Clark semble l’avoir compris, et lui demande, à l’affût du scoop : « Ivan Levaï, que s’est-il passé dans la suite 2 806 du Sofitel ? Moi je ne le sais pas, est-ce que vous vous le savez ? »
Réponse :
Écoutez, je ne le sais pas […] [Mais] j’ai fait comme pour le reste, j’ai réfléchi. Et d’abord j’ai lu de la première à la dernière ligne le rapport de Cyrus Vance. Et, vous savez, y a un mot dans le rapport qui revient tout le temps, et que j’aime bien. Cyrus Vance dit, et Dieu sait s’il a enquêté, il en a bavé, lui, sur cette affaire, le procureur américain, il dit à chaque fois “incident”, “incident”, “incident”, “incident”. Autrement dit : ce qui s’est passé dans la suite du Sofitel, c’est un incident.
Nous n’aurons donc pas appris grand-chose, sinon qu’Ivan Levaï aime bien le mot « incident » [2], sans doute parce qu’il permet de banaliser la portée de l’acte dont DSK est accusé, qu’il a lu le rapport du procureur et que ce dernier, « lui », en a bavé. Chacun est libre d’interpréter ce qui signifie ce « lui », à l’instar d’Ivan Levaï qui nous offre, à défaut de savoir quoi que ce soit, son « interprétation » des événements du 14 mai :
Et maintenant, pardonnez-moi, je vais vous dire comment je, je… C’est une interprétation. Bon. Un : j’ai vu que la scène, disons de relation sexuelle, a duré entre 8 et 9 minutes, interrompue par un coup de téléphone à Camille, la fille de Dominique Strauss-Kahn, avec laquelle il avait rendez-vous pour aller déjeuner. Donc retiré sur les 9 minutes, vous en retirez une. Et maintenant, je suis parti de mon expérience personnelle, et je me suis dit mais… Est-ce qu’il m’est arrivé à moi de sortir tout nu de ma salle de bains d’une chambre d’hôtel ?
Si quelqu’un a compris le sens du calcul d’Ivan Levaï, qu’il n’hésite pas à nous écrire. L’« interprétation » est confuse, mais la suite est – malheureusement – beaucoup plus claire :
Eh oui, ça m’est déjà arrivé, en entendant du bruit […] Mon éducation, mon attitude naturelle, qui est probablement la vôtre aussi, je veux dire, qu’est-ce qu’on fait ? On dit : « Oh, pardon », on referme la porte, on met un peignoir, et on ressort. Et puis maintenant ,j’ai pensé à… quelqu’un entre dans la chambre d’hôtel, quelqu’un qui vient contrôler le minibar dans la suite, et cætera. Madame Nafissatou Diallo. Elle entre. Elle voit un homme tout nu. Logiquement, qu’est-ce qu’elle doit faire ? Même chose, elle fait : « Oh, pardon », alors elle le dit en anglais : « I’m sorry », et elle referme la porte et elle sort.
Résumons : les gens bien élevés comme Ivan Levaï ou DSK ne se promènent pas nus devant des inconnues. Les femmes de chambre comme Nafissatou Diallo ne restent pas en présence d’un riche client nu. L’inspecteur Levaï est formel : il s’est passé quelque chose d’anormal, l’ordre des choses n’a pas été respecté…
Et là, c’est incroyable : les deux sont restés, et il y a eu une relation sexuelle, non tarifée, que personne ne dément. Et je vais vous dire quelque chose : moi j’ai regretté que Claire Chazal n’ait pas posé une question au cours de l’intervention, au cours du dialogue qu’elle a eu avec Dominique Strauss-Kahn. […] Je vais vous dire, il a manqué une question, que moi j’aurais posée : qui a fait des avances à qui ? Et je m’arrêterai là.
Effectivement, il aurait mieux valu s’arrêter là. Nous ne sous-entendrons pas qu’Ivan Levaï sous-entend lourdement, car à l’évidence cela ne lui ressemblerait pas :
[…] Je ne suis pas policier, […] je ne suis pas juge, […] je ne suis qu’un journaliste qui essaie de respecter la règle qu’avait établie Hubert Beuve-Méry, qui était que le journalisme c’est le contact et la distance. Donc, moi je suis à distance des Strauss-Kahn, et il se trouve, c’est un hasard heureux pour moi, j’ai le contact avec eux.
Un « hasard heureux » qui ne joue évidemment aucun rôle dans son « interprétation » de faits qu’il ne connaît pas, et dans son positionnement à l’égard des deux principaux protagonistes. Il est vrai qu’Ivan Levaï n’est rien moins qu’un « ami du couple Strauss-Kahn ». Or il ne se contente pas d’interpréter. Il affirme. Et là, ça décoiffe.
Acte II : Ivan Levaï, spécialiste du viol
Alors qu’il est en train d’élucubrer sur « la » question que Claire Chazal aurait dû poser, Ivan Levaï fait soudain cette déclaration tonitruante : « Moi je crois pas au viol, hein, je vous dis tout net, je ne crois pas au viol. » À cause du décompte des minutes ? À cause des règles de bienséance ? Mais non ! La réponse est beaucoup plus simple, à un point tel que l’on se demande pourquoi il aura fallu attendre 28 minutes d’émission pour qu’Ivan Levaï nous dise enfin le fond de sa pensée :
« Parce que, pour un viol, il faut un couteau, un pistolet, et cætera, je ne crois pas au viol ».
Premier cliché : les violeurs menacent leurs victimes d’une arme. Le docte chroniqueur de France Inter mesure-t-il l’énormité de son propos ? Toutes les enquêtes et les témoignages l’indiquent : l’utilisation d’une arme ne concerne qu’une infime minorité des cas de viols et d’agressions sexuelles, notamment parce que la majorité des victimes de viol sont des enfants, et que 80 % des victimes sont violées par quelqu’un de leur entourage. Pascale Clark lui fait (gentiment) remarquer qu’il se trompe :
« Pas forcément… Enfin faut forcer. Violer, c’est aller contre l’autre volonté… »
Réponse d’Ivan Levaï :
« Vous avez vu la taille des deux ? Euh… Elle est euh… Bon. Enfin, bref ».
Deuxième cliché : les femmes violées sont nécessairement petites. Nous n’oserons pas dire « et minces », car de nouveau ce serait sous-entendre qu’Ivan Levaï a lourdement sous-entendu. En mai dernier, certains avaient osé mettre en doute la parole de Nafissatou Diallo en invoquant son apparence physique. Ivan Levaï est un grand journaliste, il est donc beaucoup plus subtil : étant donné la corpulence de Nafissatou Diallo, DSK aurait eu besoin de la menacer d’une arme pour la violer. Voilà qui témoigne, de nouveau, d’une fine connaissance de la réalité des violences faites aux femmes.
Une fine connaissance qu’Ivan Levaï illustre par la suite, d’une voix solennelle, chiffres à l’appui, en réponse à une question de Pascale Clark sur les réactions des mouvements féministes, qu’il affirme « comprendre » : « Il y a en France, écoutez bien ça, une femme sur six, une femme sur six, qui, au cours de sa vie, a été violée ou agressée sexuellement. C’est beaucoup, hein. C’est beaucoup. Et je considère que le viol est un crime ». Affirmer le contraire eut été pour le moins audacieux pour un journaliste en vue. Mais, attention, la suite arrive : « Mais je sais aussi que sur les 75 000 crimes qui font l’objet de déclarations de viol à la police et, éventuellement, qui débouchent en justice, 10 % sont des fantasmes et des faux. Voilà ».
Une première remarque s’impose : Ivan Levaï mélange absolument tout. Tout d’abord, il confond viol et agression sexuelle : une femme sur six est effectivement victime, au cours de sa vie, d’un viol ou d’une tentative de viol. Mais si l’on y ajoute les agressions sexuelles, le chiffre augmente considérablement. De plus, le chiffre de 75 000 viols par an en France, fondé sur une enquête de l’Observatoire national de la délinquance (qui ne prend d’ailleurs en compte que les femmes majeures), ne correspond en aucun cas aux viols déclarés (environ 10 %), et encore moins à ceux qui aboutissent à une condamnation (environ 2 %). La très grande majorité des 75 000 viols qui ont lieu chaque année ne sont donc pas signalés et, surtout, ne donnent pas lieu à des sanctions judiciaires. Mais passons, car le plus grave est ailleurs. En effet, Ivan Levaï invente un autre chiffre (dont on attend avec impatience la source) qui lui sert, ni plus ni moins, à jeter le soupçon sur l’ensemble des femmes déclarant avoir subi un viol ou une agression sexuelle. Ce faisant, il « boucle la boucle » et entend sans doute, par une ultime pirouette, innocenter DSK. Celui-ci est-il coupable ? Là n’est pas la question. Ce qui est en cause ici, c’est qu’Ivan Levaï, sous couvert de compassion pour les femmes violées, reprend à son compte le plus persistant et sans doute le plus insupportable des clichés relatifs au viol : dans bien des cas, « elles » mentent.
Il va même encore un peu plus loin en employant le terme de « fantasme ». Une simple définition du dictionnaire Larousse suffira sans doute à montrer à quel point l’usage de ce mot pour parler de plaintes pour viol est, disons-le, ignoble : « Fantasme, n.m : Représentation imaginaire traduisant des désirs plus ou moins conscients ».
Au début de l’émission de Pascale Clark, Ivan Levaï, sans doute la main sur le cœur et comme pour s’excuser préventivement des propos qu’il allait tenir, déclarait ceci :
J’ai rêvé, je me suis dit : ce serait bien si, avant de terminer mon existence, j’assiste à une chose, c’est-à-dire une femme présidente de la République. Alors j’ai pas eu de chance, parce que je trouvais qu’il y avait une femme modèle qui aurait été une formidable présidente de la République française, Simone Veil. Et donc j’ai passé une partie de ma vie à souhaiter et cætera... Mais les hommes étaient là : non, pas question, ils n’en voulaient pas et ils lui ont fait les pires avanies…
« Les pires avanies ». On ne saurait mieux dire.
Julien Salingue
Post-scriptum : À la fin de l’émission, Pascale Clark explique que de nombreux mails ont été envoyés à la radio, en réaction aux propos de son invité : « Il y a quelque chose que vous avez dit et qui choque un peu, c’est le pistolet et le couteau pour un viol… Ça ne se passe pas comme ça, enfin pas forcément ».
Réponse :
« Oui. Moi je… Disons, forcer une femme, bien sûr, j’ai peut-être eu tort de dire ça, parce qu’on peut forcer avec ses poings, on peut forcer avec ses mains, on peut forcer… Mais pour être clair, et quitte à faire flamber le standard, je n’imagine pas Dominique Strauss-Kahn forçant une femme. Voilà. »
Tout est dit, et tout cela n’a bien entendu rien à voir avec une connivence fondée sur des préjugés sociaux et sexués.