La parution du livre de Thierry Discepolo, La Trahison des éditeurs [1], agace. Les « grands » éditeurs ne sont pas épargnés dans cet ouvrage où chaque page est un coup de baïonnette adressé aux marchands de livres. En réaction, Pierre Assouline, qui a assisté à une conférence de l’auteur, s’est fendu d’un billet sur son blog [2]. Pour défendre son institution, son métier, ses amis… et ses patrons.
Le livre de Discepolo dont nous avons publié ici un extrait nous semble être un élément important du débat sur le milieu de l’édition. Comme tout ouvrage, celui-ci n’est pas au-dessus de toute critique. Il est discutable, car il mérite d’être discuté. Mais la « critique » que nous propose Pierre Assouline n’en est pas une. En effet, si l’on passe sur les critiques de forme qu’il formule à l’égard de Discepolo et la mention de quelques erreurs factuelles dans son ouvrage, les principaux reproches portent sur trois points : son travail serait « manichéen », il verrait un « complot » des éditeurs dominants, et, surtout, aurait un « horizon intellectuel » peu varié. Voilà qui est prometteur.
Manichéisme ?
Pierre Assouline écrit :
« Thierry Discepolo […] a exposé ses vues sur la question [l’édition] avec un manichéisme si primaire que, dans un premier temps, il laissa sans voix. Le public découvrit ainsi que l’édition française se décompose en gros (et même en demi-gros et dans le détail) en deux clans antagonistes : les petits (Agone, Le Dilettante, Verdier, Cheyne, Vrin, Les Belles Lettres, Minuit, Bourgois, Champ libre, Maurice Nadeau, La Différence, Galilée, L’Âge d’homme, L’Éclat, José Corti auxquels on a adjoint… Payot !) et les gros (Hachette, Gallimard, Albin Michel, Flammarion, Actes Sud). Les premiers sont « vertueux », adjectif si récurrent qu’il en devint un tic dans sa bouche ; les seconds sont par conséquent vicieux, terme qu’il n’employa jamais mais que l’on pouvait déduire de son discours tant il relevait d’une logique platement binaire. Les uns ont tout de gentils promoteurs de choses de l’esprit qui ne veulent surtout pas se développer afin de ne pas devenir comme les autres qui ont tout de multinationales nonobstant le fait que leur capital est souvent familial, français et verrouillé. On n’est pas plus caricatural. »
Discepolo serait donc d’un « manichéisme primaire caricatural » simplement parce qu’il distingue deux catégories d’éditeurs… Mais Pierre Assouline, lui, ne fait preuve d’aucun manichéisme dans ses critiques et dans ses choix littéraires. Ce n’est qu’un hasard si, sur les articles qu’il a rédigés dans la presse (Le Monde, Lire, Le Magazine littéraire…) depuis 2002 [3] il fait référence à 186 reprises à des « gros » éditeurs et seulement à 22 reprises à des « petits » éditeurs, Agone n’étant jamais cité. Soit un rapport de 9 « gros » éditeurs pour 1 « petit » éditeur.
Plus intéressant encore est de constater la répartition des références aux « gros » éditeurs. Depuis 2002, on trouve 65 références à Gallimard (son éditeur, tiens…), 36 références au Seuil, 30 à Grasset, 17 à Fayard, 12 à Albin Michel, 13 à Flammarion, 7 à Actes Sud, 4 à Hachette et 2 à La Découverte. Ainsi, un tiers des ouvrages recensés par Assouline sont édités par Gallimard… son propre éditeur.
On peut comprendre alors l’agacement que suscite chez lui la lecture d’un ouvrage dont le premier chapitre est consacré aux éditions Gallimard et dresse un portrait à charge de leur actuel patron. D’autant qu’Assouline est l’auteur d’une belle biographie de Gaston Gallimard (le fondateur desdites éditions) et qu’il n’a aucun tabou à prendre la plume pour lui rendre hommage. Ainsi, dans le magazine L’Histoire (mars 2011) – dont il est membre du comité de rédaction –, il signe un texte intitulé : « A Gaston, pour toujours ». Extraits de l’oraison : « on n’entre pas chez Gallimard pour publier un livre mais pour y construire une œuvre » ; « Il n’est pas de décision éditoriale et littéraire que Gaston Gallimard n’ait prise sans la replacer aussitôt dans une vision à long terme » ; « Sans cet orgueil, qui lui fit le plus souvent projeter ses livres et ses auteurs dans la perspective floue d’un avenir incertain plutôt que dans les “coups” assurés d’un présent plus excitant, le catalogue Gallimard ne serait pas. Le génie de Gaston Ier fut de se donner et de leur donner à tous les moyens de cet orgueil en préservant contre les aléas de l’histoire une certaine idée du livre. »
Pas de doute, le prochain livre d’Assouline paraîtra chez Gallimard.
Complot ?
Pierre Assouline écrit :
« Son ami [à Thierry Discepolo] Éric Hazan, l’éditeur de La Fabrique, présent dans la salle, en remit une couche sur le mode obsidional : « Les médias n’ont pas parlé du Nettoyage ethnique de la Palestine d’Illan Pappé, ils l’ont tous passé à la trappe comme d’habitude lorsqu’un livre les dérange ». Air connu, celui du complot. Déjà, lorsqu’une phrase commence par l’expression « Les médias… », on se doute de la paranoïa qui va suivre. Comme s’ils constituaient un bloc monolithique à la pensée homogène ! Vision totalitaire de la société qui en dit davantage sur ceux qui en usent que sur le fonctionnement desdits médias, bien plus complexe. »
Il n’y a pas de complot. Nous ne le répéterons jamais assez, il n’y a pas de complot, simplement parce que l’intérêt commun suffit. La connivence d’un côté, le silence de l’autre n’existent que parce qu’il y a habitus semblable. Pierre Assouline aime sans doute sincèrement les livres qu’il salue. Et il n’a pas besoin que ses amis et patrons lui forcent la main pour qu’il les soutienne ou qu’il les célèbre. Il le fait naturellement.
Prenons deux exemples (déjà utilisés dans des précédents articles d’Acrimed).
En 2003, Pierre Assouline écrivait à propos d’un livre de Jérôme Garcin – son employeur (occasionnel) dans Le Nouvel Observateur : « S’il est un écrivain qui s’y entend vraiment pour dévoiler cette région obscure de l’âme où la pudeur rejoint l’impudeur, c’est bien Jérôme Garcin. On l’avait deviné il y a quatre ans avec La Chute de cheval (Folio), on en a la confirmation aujourd’hui avec Théâtre intime (Gallimard). Lui, si secret, semble s’exposer là en silence, non dans la recherche du bonheur mais dans la quête de la légèreté, cette grâce profane. Menacé de s’enliser entre ses morts en s’établissant dans la nostalgie, ce cavalier crépusculaire dut son salut aux deux êtres qui irradient ce récit, sa belle-mère et sa femme. » (Lire, février 2003). Il renouvellera plusieurs fois – sans trop de limite – l’expérience. Puis Pierre Assouline, après une énième critique louangeuse d’un livre de Garcin, prévient sur son blog (18 janvier 2006) : « Avis à d’autres obsédés, ceux du renvoi d’ascenseur. Jérôme Garcin dirige les pages culturelles du Nouvel Observateur auxquelles il m’arrive de collaborer. Je lisais et louais ses livres avant ; je ne vais ni m’arrêter de les lire, ni les accabler au seul motif que. Ceci dit, pour éviter à quelques-uns les éternels poncifs sur la rhubarbe et le séné littéraires. S’ils s’obstinent, par avance, je leur dis : Messieurs les ascenseurs, bonsoir. » Comme s’il suffisait de congédier les ascenseurs verbalement pour qu’ils cessent de fonctionner…
Autre exemple. Alors que Joseph Macé-Scaron est accusé de toute part de plagiat, l’un des rares qui le défend – au début de l’affaire – est Pierre Assouline. Dans un texte paru dans Le Monde des livres (26 août 2011) – sur lequel nous ne reviendrons pas [4] –, Assouline rappelle un fait important : « Journaliste, [Macé-Scaron] occupe des postes de direction à Marianne et au Magazine littéraire (auquel je m’honore de collaborer, honni soit qui mal y pense). » Et, de manière très alambiquée, il prend la défense de son employeur, sous prétexte d’« d’emprunt » unique, de « connerie » occasionnelle, etc. Ensuite, lorsqu’il s’est avéré que la plupart des livres de Macé-Scaron fourmillaient « d’emprunts » et que le bonhomme avait même plagié (on peut le dire) des articles de presse, la réaction d’Assouline fut à la hauteur de sa veulerie : silencieuse.
Horizon intellectuel peu varié ?
Pierre Assouline écrit :
« Avec Discepolo, on n’est même plus dans la morale à gros sabots mais dans la moraline telle que Nietzsche la tournait en dérision. Avec de tels maîtres du soupçon, le capitalisme sauvage et dérégulé a de beaux jours devant lui. Il y a bien des appels de notes qui renvoient à des sources. Il n’en donne pas moins l’impression de s’endormir tous les soirs avec Le Monde diplomatique et de se réveiller tous les matins avec Acrimed, c’est dire la variété de son horizon intellectuel. Sa vision de l’édition est si obsolète, datée et sectaire, ses philippiques si archaïques, qu’il ne s’aperçoit même pas que les vraies menaces s’appellent Orange, Free, SFR et autres propriétaires de tuyaux, dont le but est de s’approprier des contenus et de se faire eux-mêmes éditeurs et libraires, métiers qui leur sont totalement étrangers. »
« Il n’en donne pas moins l’impression de s’endormir tous les soirs avec Le Monde diplomatique et de se réveiller tous les matins avec Acrimed, c’est dire la variété de son horizon intellectuel. » Mais que fait donc Pierre Assouline, si ce n’est de s’endormir tous les soirs en flattant ses amis, de se réveiller tous les matins en protégeant ses patrons et de déjeuner tous les midis en défendant son éditeur, Gallimard ? Son horizon est si peu varié qu’il ne travaille (ou n’a travaillé) que pour la presse littéraire parisienne « de gauche » : Le Monde des livres, Lire, Le Magazine littéraire et Le Nouvel Observateur. Nous avons cherché : depuis 2002, il n’a signé que deux articles dans Le Figaro, deux articles dans Les Échos, aucun dans La Tribune, aucun dans L’Humanité, aucun dans Minute, aucun dans Le Monde diplomatique, aucun dans France-Soir, aucun dans Siné Hebdo.
Lui reprochera-t-on d’avoir un horizon intellectuel peu varié ?
Qui d’autre qu’un manichéen dont l’horizon intellectuel est peu varié a pu dire un jour que « l’indépendance est une fiction, dans le domaine du livre comme dans celui de la presse. Soit vous faites partie d’un groupe, soit vous créez votre propre groupe » ? Thierry Discepolo ? Éric Hazan ? Un rédacteur d’Acrimed ou un journaliste du Monde diplomatique ? Non.
Pierre Assouline lui-même. C’était en janvier 2004, il venait de perdre son emploi à la tête de la rédaction du magazine Lire.
Mathias Reymond