I. Un bref rappel des faits
« Un État palestinien est-il encore possible ? » Telle était donc la question posée par les équipes d’« Un œil sur la planète ». Cinq reportages ont été diffusés au cours de l’émission – « Un État en marche ? », « Les 1000 visages de Gaza », « Les frontières de la discorde », « Le lobby pro-israélien aux États-Unis » et « Et le droit au retour ? » –, entrecoupés d’interventions du présentateur, Étienne Leenhardt, et d’interviews.
Dès le lendemain, soit le 4 octobre, Richard Prasquier publie un éditorial sur le site du Crif, dans lequel il s’inquiète du « parti pris violemment anti-israélien » de l’émission. Le 5 octobre, il rend publique une lettre ouverte à l’attention de Rémy Pfimlin, dans lequel il affirme ceci : « La recherche de l’objectivité doit être une obligation absolue. C’est exactement ce que l’équipe qui a produit cette émission n’a pas fait. Elle a présenté, d’un conflit complexe, une image caricaturale et unilatérale […] : le florilège de la propagande politique la plus grossière y est passé ».
Plusieurs sites pro-israéliens ont relayé les accusations de Richard Prasquier, souvent de manière plus brutale, tandis que le médiateur et certains journalistes de France 2 recevaient des dizaines, puis des centaines de mails, souvent injurieux, parfois menaçants. « On a assisté à un déferlement de haine contre les journalistes », nous a affirmé Patrick Boitet, rédacteur en chef de l’émission. L’ambassade d’Israël en France a également réagi, par la voix de son porte-parole, Yaron Gamburg, qui a dénoncé un « travail de propagande et de manipulation incitant à la haine raciale ». Rien de moins.
Les journalistes se sont défendus de ces accusations, affirmant avoir accompli leur travail avec rigueur. Le 10 octobre, la Société des journalistes de France 2 a publié un communiqué de « soutien total aux équipes de l’émission « Un œil sur la planète » ». Le Syndicat national des journalistes (SNJ), face aux « menaces proférées contre France 2 et ses journalistes », a défendu un « travail excellent, salué par beaucoup » et mis en ligne une pétition de soutien : « Défendons la liberté de l’information ! », que l’on peut signer sur son site. Le SNJ-CGT, de son côté, a dénoncé « l’intolérable pression sur France 2 », en rappelant que le directeur de l’information de la chaîne s’était déclaré « solidaire des journalistes accusés ». Enfin, la Fédération européenne des journalistes (FEJ) a déclaré, par la voix de sa secrétaire générale, Beth Costa : « Nous condamnons toute forme de menaces à l’encontre de journalistes qui n’ont fait que leur travail, en particulier sur un sujet politiquement sensible comme les relations israélo-palestiniennes ». Parce que la liberté de l’information et de la critique sont incompatibles avec les appels, à peine déguisés, à la censure, Acrimed s’associe à ces protestations.
Le Crif et l’ambassade d’Israël ont néanmoins demandé à rencontrer le président de France Télévisions et le directeur de l’information de France 2 afin, d’après Richard Prasquier, de « discuter de la façon de rétablir la pluralité des opinions à France 2 ». Des « rencontres » qui ressemblent davantage à des convocations, et qui sont tout aussi inacceptables.
II. Défense de la « pluralité des opinions » ou censure ?
Personne ne songe à présenter l’émission de France 2 comme « la » référence journalistique sur la question israélo-palestinienne. En revanche, la violence aveugle des accusations portées contre les reportages diffusés le 3 octobre mérite que l’on s’y arrête : un anti-modèle de critique des médias, aussi engagée que celle-ci puisse être.
Force est de constater que dans un premier temps, les attaques portées contre « Un œil sur la planète » sont des plus floues. Dans son éditorial du 4 octobre, Richard Prasquier concède même qu’il n’a « pu voir que la dernière partie de l’émission » et précise que « la réaction immédiate peut être gravement contre-productive, quand elle reste au niveau des généralités ou, pis encore, quand elle s’appuie sur des informations de seconde main ». On ne saurait mieux dire. Mais dans ce cas, pourquoi s’être empressé de publier un « éditorial » quelques heures après la diffusion de l’émission, sans avoir même pris le temps de visionner l’ensemble des reportages ?
La réponse est fournie dès le lendemain par… Richard Prasquier. En effet, dans sa lettre ouverte à Rémy Pflimlin, il ne fait aucune référence précise à l’émission elle-même [1] et ne conteste aucun des éléments factuels rapportés par les journalistes de France 2. Il se contente de les accuser d’avoir « diffusé une “narration” en sélectionnant les omissions, en distordant les causalités, en ridiculisant l’adversaire, sans éviter les insinuations à la limite des théories conspirationnistes antisémites (le passage scandaleux sur le lobby sioniste aux États-Unis) ». On aurait pu naïvement attendre du président du Crif qu’il fournisse des éléments de preuve : en vain. De même que l’on attend toujours les arguments étayant la thèse de la « manipulation incitant à la haine raciale » dénoncée par l’ambassade...
En réalité, il n’y a rien de surprenant dans ces silences, car le problème est, d’après le président du Crif lui-même, ailleurs : « Ceux qui aiment Israël, qu’ils soient Juifs ou qu’ils ne le soient pas, se sont sentis insultés et humiliés ». En d’autres termes, l’émission de France 2 aurait présenté l’État d’Israël sous un jour défavorable, et ses partisans n’ont pas apprécié. Mais comme les faits relatés par les journalistes ne sont pas démentis, qu’en déduire, sinon que ce qui leur est reproché est précisément de les avoir rapportés ? À moins qu’ils n’aient attribué, de manière caricaturale, toutes les responsabilités des malheurs des Palestiniens au seul État d’Israël. Ce que conteste… Richard Prasquier, dans son éditorial du 4 octobre : « Dans la partie consacrée aux réfugiés palestiniens au Liban, on a pu voir dans quel mépris ils étaient tenus par la population libanaise. Est-ce Israël le responsable ? On a pu voir aussi un vieil homme expliquer qu’il avait quitté son village car les radios arabes lui avaient dit qu’ils allaient chasser les Juifs en quelques jours et qu’il pourrait alors revenir. Ce témoignage valait toutes les pseudo-explications historiques. »
Il est pour le moins paradoxal de contester l’absence de pluralité des points de vue dans une émission en puisant ses arguments dans un reportage qui figurait… dans ladite émission. Ce n’est donc, de l’aveu du président du Crif, ni la véracité des faits, ni l’absence de contrepoint qui est en cause. Mais alors, de quoi s’agit-il ? Ce qui s’exprime ici n’est-il tout simplement pas le refus que certains aspects de la réalité soient rendus publics ? C’est en tout cas l’avis du journaliste Charles Enderlin, qui a publié sur son blog un billet prenant la défense de ses confrères : « Il ne faut rien montrer qui soit défavorable à la politique israélienne d’occupation. Cela s’appelle de la censure et c’est une atteinte intolérable au droit d’informer ». Les accusations du Crif et de l’ambassade n’ont en effet pas grand-chose à voir avec une saine défense de la « pluralité des opinions ». La suite des événements, et notamment le « contre-reportage » mis en ligne sur le site de l’ambassade, le confirment : une œuvre de propagande commanditée par un État, le contraire de toute critique des médias digne de ce nom.
III. « Contre-reportage » ou désinformation ?
« Deux yeux sur leur planète » : tel est le titre de l’émission mise en ligne par le site JSSNews et relayée (et donc cautionnée) par l’ambassade d’Israël (et donc l’État d’Israël) le 6 octobre [2]. Le concepteur-présentateur du programme, Jonathan-Simon Sellem, animateur du site JSSNews, explique la genèse de l’émission :
Il était 1 heure du matin, soit juste quelques minutes après la diffusion d’« Un œil sur la planète » sur France 2, le 3 octobre dernier, quand je décidai de mettre en ligne une critique justifiée de l’émission sur JSSNews. Quelques secondes après, je faisais parvenir un message aux responsables de la chaîne de télévision en ligne Infolive.tv. Le message fut bref : « On doit tourner en urgence une contre-émission pour démonter autant que possible les mensonges et le parti pris de France 2 dans cette affaire. Urgent. Rappelez-moi au plus vite. » Au petit matin, nos confrères d’Infolive répondent par l’affirmative : « on s’occupe du studio et de la technique, JSSNews du contenu de l’émission. Carte blanche. » Banco !
L’émission dure 53 minutes. Son principe est le suivant : des séquences du programme de France 2 sont diffusées, et des invités les commentent. « Un jeu que chacun a joué parfaitement », selon Jonathan-Simon Sellem, « démontant, argument après argument, toujours avec des sources historiques, objectives, une grande partie de la désinformation mise en scène dans le reportage de France 2 ». Un examen attentif du programme démontre cependant que l’on ne peut guère partager l’enthousiasme de son concepteur-présentateur. Nous sommes en effet loin, bien loin, d’une rigoureuse et précise critique des médias : l’émission s’apparente en réalité, comme on va le voir, à de la pure propagande, générale et péremptoire.
Des généralités, encore et toujours
Le premier invité est Olivier Rafowicz, ancien porte-parole de l’armée israélienne, qui est convié à commenter (et « décrypter ») une séquence de l’émission de France 2 consacrée aux bombardements israéliens sur Gaza en 2008-09 (Rafowicz officiait alors comme porte-parole). Ce qui suit est une retranscription de l’intégralité de son intervention, qui a duré quatre (longues) minutes.
Alors, d’abord, c’est pas une émission. C’est un programme… un programme palestinien, anti-israélien, qui a été programmé, qui a été organisé, qui montre un seul côté, qui le montre bien d’ailleurs, avec la volonté de vouloir casser, détruire, presque anéantir, l’image de l’État d’Israël, de l’armée israélienne. Il y a un espèce de romantisme naïf de la part de ceux qui traitent du sujet, et de traiter les Palestiniens comme les victimes avec un grand V, et les Israéliens comme les bourreaux. Et ce qui est grave dans ce reportage et qui, moi, profondément, m’interpelle, et doit interpeller non pas seulement les Juifs mais également les hommes de bonne volonté, et ceux qui veulent la paix et ceux qui croient en la démocratie, c’est qu’un tel reportage va d’abord et avant tout à l’encontre de l’entente et de la paix. Il va exactement être là pour créer un climat, d’abord, de haine, puis, qui est très facilement traduisible par une violence qui peut être demain dans les quartiers chauds des grandes villes de France et amener une friction entre Français d’origine maghrébine face à des Juifs qui, tout d’un coup, vont être le résultat d’un reportage qui est, malheureusement, encore une fois, un reportage qui a été fait avec des professionnels de la communication, avec l’aval d’une grande chaîne française, d’État, qu’est France 2, publique, et nous sommes encore une fois devant un, devant un…
Trop de généralités ? Le présentateur l’interrompt, et tente d’orienter son invité vers le « décryptage » : « Vous percevez vraiment ce reportage comme biaisé ? »
Réponse : « Attendez, s’il est pas biaisé, alors qu’est-ce qu’il est ? C’est pas un reportage, c’est un programme de la télévision palestinienne, qui montre le problème palestinien du côté palestinien… »
Nouvelle interruption du présentateur : « Qu’est-ce qui ne va pas, selon vous, dans ce reportage, dans ces images que nous avons vues ? »
Tout, tout est mauvais. Rien ne va dans ce reportage. On a des gens qui sont partis sur le terrain avec, dès le départ, non pas une idée qui va être développée mais déjà un script et un scénario avec une conclusion à l’avance. Et dans ce script et scénario et conclusion à l’avance on va amener des éléments pour que tout concorde. Donc, s’il y a ici un travail qui est fait, c’est un travail de publicitaire. On est des spectateurs. On est israélien, on est aussi français, on est juif, chrétien, musulman… On nous donne un reportage à voir, sur une grande chaîne d’État. Donc on le regarde. Ça paraît intéressant, ça vient à un timing intéressant, on parle de l’Onu, des Israéliens, des Palestiniens, on parle d’un retour du processus de paix, des négociations, et puis tout d’un coup on nous amène ce narratif palestinien classique, anti-israélien classique, non pas par des journalistes palestiniens, ou d’Al-Jazira, ou de chaînes arabes, mais par des journalistes français qui devraient avoir une certaine réserve, au moins, pour traiter un sujet qui est tellement délicat, tellement complexe, tellement compliqué, avec tellement d’émotions, tellement de facteurs historiques, tellement de vérités pour chacun que de le simplifier, de vouloir en fait le rendre tellement simple, tellement manichéen, le blanc le noir… On arrive à un résultat qui est très grave, qui est très grave, non pas seulement pour Israël, mais qui est très grave pour le journalisme dans son ensemble. J’espère qu’aujourd’hui ceux qui sont derrière les caméras et qui ont fait le reportage, peut-être, je l’espère en tout cas, devront corriger le tir, sans faire de jeu de mots [sic], et s’apercevoir qu’ils ont fait ici une très grave erreur, une très grave erreur pour l’intérêt, d’abord, de la paix, pour l’intérêt des Palestiniens, des Israéliens, des Juifs, des musulmans, des chrétiens, mais également de la France.
Et c’est tout. Chacun aura pu constater qu’Olivier Rafowicz a « [démonté], argument après argument, toujours avec des sources historiques, objectives, une grande partie de la désinformation mise en scène dans le reportage de France 2 ».
Faire dire aux journalistes de France 2 ce qu’ils n’ont jamais dit
Certains invités ont un peu plus d’« arguments » et de « sources historiques » qu’Olivier Rafowicz. Mais la plupart ont une forte tendance à faire dire aux journalistes de France 2 ce qu’ils n’ont jamais dit, pour mieux s’attaquer à des propos contestables… qui n’ont jamais été tenus. Nous nous contenterons ici de quatre exemples (et il y en a d’autres) :
– Emmanuel Navon, « professeur de relations internationales à l’université de Tel Aviv » (et candidat aux primaires du Likoud, ce qu’oublie de nous dire le présentateur), débute sa première intervention en s’élevant contre l’emploi de l’expression « judaïser Jérusalem », qu’il semble prendre plaisir à tourner en ridicule en expliquant que les Juifs habitent depuis trois mille ans à Jérusalem. Le problème est que cette expression n’a jamais été employée par les journalistes de France 2…
– Plus tard, Jonathan-Simon Sellem pose naïvement une question au même Emmanuel Navon, au sujet du tramway de Jérusalem, duquel l’émission de France 2 a parlé en rappelant son caractère polémique (puisqu’il relie Jérusalem-Ouest aux colonies de Jérusalem-Est) : « Dans le quotidien, est-ce que les Arabes, les musulmans, les Juifs, les chrétiens, les Arméniens, les orthodoxes… prennent tous ce tramway ? Est-ce qu’ils le prennent tous dans la même trame [sic] ? Ou est-ce qu’il y a les Juifs devant, les Arabes derrière, comment ça se passe ? Je sais pas… Si c’est de la ségrégation, si on est en Afrique du Sud… » Et Emmanuel Navon de rebondir sur la question : « […] Cette comparaison avec l’Afrique du Sud est absurde, puisqu’en Israël il n’y a pas de ségrégation entre les groupes ethniques […] C’est ça l’apartheid ? » La comparaison avec l’Afrique du Sud est-elle « absurde » ? Une chose est sûre : c’est le présentateur de l’émission qui l’a faite, et non l’équipe de France 2, qui n’a pas plus qualifié la politique israélienne de politique d’apartheid.
– Emmanuel Navon, décidément très en verve, poursuit l’exercice, en commentant la mention, dans l’un des reportages d’« Un œil sur la planète », de la politique israélienne de destructions de maisons palestiniennes à Jérusalem-Est : « Venir présenter la démolition de maisons qui sont construites de façon illégale comme une espèce de crime contre l’humanité, c’est tout simplement transformer la réalité et l’inverser de bout en bout ». Aucun journaliste de France 2, et aucun palestinien interrogé dans le reportage, n’a qualifié les destructions de maisons palestiniennes de « crime contre l’humanité », ou même « d’espèce de crime contre l’humanité ». De là à se demander qui « transforme la réalité »…
– Jonathan-Simon Sellem évoque enfin le reportage consacré (selon lui) au « lobby juif » aux États-Unis, dans lequel (selon lui) « on accuse carrément les Juifs de prendre Obama comme un pantin et de le manipuler ». Après la diffusion d’un court extrait de l’émission de France 2, il pose de nouveau une question naïve (qui démontre au passage l’étendue de son « objectivité de journaliste ») : « Alors j’ai envie de dire : messieurs, on est en plein dans “Les Protocoles des Sages de Sion”, le mythe antisémite par excellence, le juif qui contrôle tout, qui achète les gouvernements, qui achète les médias, qui surveille les médias, qui surveille les journalistes… Bienvenue dans “Les Protocoles des Sages de Sion”, version revisitée par France 2, nous sommes le 3 octobre 2011, vous en pensez quoi, Emmanuel Navon ? » Dans sa réponse, Emmanuel Navon va employer à pas moins de six reprises le terme « lobby juif », qu’il reprend d’ailleurs à son compte. Double problème : non seulement les journalistes de France 2 n’ont jamais employé le terme « lobby juif », mais ils ont en outre expliqué que le « lobby pro-israélien aux États-Unis » n’est pas composé que d’organisations juives : « Réduire le soutien à Israël au seul poids de [la communauté juive] serait une erreur. Il y a aussi les chrétiens évangéliques qui sont devenus les champions de l’alliance israélo-américaine ».
Le procédé est éculé. Arthur Schopenhauer, dans son ouvrage L’art d’avoir toujours raison (rédigé en 1830), proposait déjà divers « stratagèmes » pour décrédibiliser son interlocuteur lors d’un débat. Voici l’un d’entre eux : « On arrache à la proposition de l’adversaire, en tirant d’elle de fausses conséquences et en gauchissant ses concepts, des propositions qui ne s’y trouvent pas et n’ont rien à voir avec l’opinion de l’adversaire, et sont, tout au contraire, absurdes ou dangereuses » [3]. Certains semblent avoir retenu la leçon. Mais lorsque l’on prétend dénoncer le manque de rigueur des autres et rétablir la vérité, cela fait désordre.
Donner des leçons de journalisme
On l’a vu, Olivier Rafowicz a dénoncé le « romantisme naïf » des journalistes de France 2. Plus tard dans l’émission, un autre invité pointe « l’angélisme de la presse occidentale ». À plusieurs reprises durant le programme, Jonathan-Simon Sellem oppose les vertus des journalistes israéliens qu’il convoque (ils « connaissent le terrain ») aux défauts des journalistes français qui ont tourné les sujets incriminés (ils ont adopté le « point de vue palestinien »). Pour illustrer la difficulté de la réalisation de reportages dans les territoires palestiniens, « Deux yeux sur leur planète » donne la parole à Marc-Israel Sellem (« photo-reporter au Jerusalem Post »), qui relate l’une de ses expériences. Le 2 octobre, il s’est rendu à Ramallah à l’occasion d’une manifestation en soutien aux prisonniers politiques palestiniens en grève de la faim. Il a pris en photo une femme qui brandissait un portrait de prisonnier. Quelques secondes après avoir été photographiée une première fois, et repérant l’objectif, cette femme se met soudain à pleurer.
Question du présentateur : « Est-ce que ce genre de manipulation est courante ? […] Est-ce qu’on a clairement affaire à ce qu’on appellerait une pleureuse professionnelle, quelqu’un qui est payé pour pleurer, pour venir pleurer, ou quelqu’un qui s’entraîne, une comédienne ? Qui était cette personne, qui était cette femme, d’après vous ? » Réponse de l’homme de terrain : « Il est évident que cette personne, je ne sais pas si elle est payée ou pas payée, parce que j’ai pas les preuves, donc on peut pas se permettre d’arriver à ces conclusions. Il est évident que c’est une personne, elle était là pour jouer un rôle. Elle est venue, elle a vu les photographes, les caméramans, s’est mise à pleurer […] Et une personne qui arrive à pleurer en 17 secondes, si vous essayez à la maison… ». Il n’en dira pas plus. Mais l’affaire semble entendue : c’est une comédienne. Et Marc-Israel Sellem d’évoquer les multiples pièges tendus aux journalistes par les Palestiniens, qui organisent entre autres des… « faux enterrements ».
Les situations de conflit armé sont sujettes, chacun le sait, à bien des formes de propagande et de manipulation. Mais que cherche à nous prouver le photographe israélien ? Que les milliers de prisonniers politiques palestiniens n’existent pas ? Que leurs familles ne sont pas tristes ? Que les Palestiniens ne meurent pas réellement sous les tirs israéliens et qu’ils organisent donc de faux enterrements ? Probablement pas. Veut-il alors nous dire que certaines images de France 2 sont sujettes à caution ? Oui, mais… lesquelles ? Il n’en mentionne et n’en commente aucune, se contentant de ses propres photos… Il semble plutôt tenter de jeter le discrédit sur l’ensemble de l’émission de France 2 au nom des « manipulations » dont les Palestiniens seraient coutumiers. Mais la crédibilité de son cours magistral sera de courte durée, puisqu’il le reconnaît lui-même, pour finir : « C’est la première fois que ça m’arrive de voir un changement de situation aussi rapide, c’est-à-dire une personne qui voit des caméras et qui se met à jouer de la comédie ».
Une leçon de journalisme que ne manqueront pas de retenir le rédacteur en chef de l’émission, Patrick Boitet (prix Albert-Londres en 1996, qui pilotait son 34e numéro d’« Un œil sur la Planète »), Charles Enderlin (journaliste depuis quarante ans en Israël), Martine Laroche-Joubert (au service étranger de France 2 depuis 1984, qui vient de couvrir la guerre en Libye), Katia Clarens (qui a réalisé des reportages, entre autres, en Palestine, au Liban, en Iran, en Afghanistan, au Tchad…), Alexis Monchovet (Prix Albert-Londres pour un reportage réalisé à Rafah, à la frontière entre Gaza et l’Égypte, fruit de plus d’un an d’immersion), Étienne Leenhardt et les autres journalistes de France 2 ayant participé à l’émission incriminée. Leur expérience leur donne-t-elle nécessairement raison ? Non. Mais les arguments de la « naïveté » et de « l’angélisme », a fortiori lorsqu’ils ne reposent sur aucune preuve de « manipulation », ne sont guère concluants.
Des « contrevérités » factuelles sur France 2 ?
Sauf erreur de notre part, durant les 53 minutes qu’aura duré la « contre-émission », seules… trois « contrevérités » factuelles ont été pointées du doigt. C’est l’universitaire Emmanuel Navon qui s’en est chargé.
– La première d’entre elles figurerait au début de l’émission de France 2, lorsque qu’Étienne Leenhardt tient les propos suivants : « Y aura-t-il un jour une Palestine libre aux côtés d’Israël ? Les Nations Unies l’avaient prévu, c’était en 1947, au moment de la création de l’État hébreu. Mais le partage n’a pas eu lieu, et chacun porte une responsabilité dans cet échec ». Commentaire d’Emmanuel Navon : « Le reportage commence avec un mensonge, donc ça commence très bien. Le plan de partage de 1947 a échoué à cause des Palestiniens. Il a été accepté par les Juifs et refusé par les Arabes, point à la ligne ». Il n’y aurait donc pas de « partage des responsabilités » dans cet échec. Emmanuel Navon a en partie raison : le plan de partage de 1947 a été formellement « accepté par les Juifs » et « refusé par les Arabes ». Mais rappelons ici ce que David Ben Gourion, « père fondateur » d’Israël, déclarait au sujet du partage : « Après la formation d’une grande armée à la suite de l’établissement de l’État, nous abolirons la partition et nous nous étendrons sur l’ensemble de la Palestine » [4]. Au terme de la première guerre israélo-arabe (1948-49), Israël s’étend ainsi sur 78 % de la Palestine mandataire, alors que les Nations Unies lui en avaient accordé 55 %. Les propos mesurés d’Étienne Leenhardt ne peuvent donc décemment pas être qualifiés de « contre-vérités »…
– Le second « mensonge » concernerait le reportage sur les réfugiés et la mention, par les journalistes de France 2, du « droit au retour ». Pour Emmanuel Navon, la cause est entendue : « Lorsque [les journalistes] disent que la résolution 194 des Nations Unies reconnaît aux Palestiniens le droit de revenir en Israël, c’est faux ». Que dit la résolution ? « L’assemblée générale […] décide qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent, de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers ». Chacun appréciera. Et Emmanuel Navon de poursuivre (préciser ?) : « Le droit international ne reconnaît pas [de droit au retour] aux descendants [des réfugiés] ». Le « droit international », non. Mais l’agence des Nations Unies chargée des réfugiés palestiniens (UNRWA) considère les descendants des réfugiés comme des réfugiés, au même titre que leurs parents et/ou grands-parents. Les choses sont donc un peu plus complexes que ne le prétend Emmanuel Navon et il nous semble, de nouveau, plus qu’imprudent de parler de « mensonges », même si les interprétations juridiques peuvent faire discussion.
– Troisième et dernière « contrevérité » attribuée par Emmanuel Navon aux journalistes de France 2 : « C’est de dire, finalement, que les tirs de roquettes de la bande de Gaza sont le résultat, la conséquence des raids israéliens […] L’intifada d’Arafat, en 2000, a été suivie par des tirs de roquettes de la bande de Gaza vers Israël sans aucun tir israélien. » Il fait ici référence à une phrase d’Étienne Leenhardt, lorsque celui-ci affirme que les tirs de roquettes palestiniens « sont la conséquence des raids israéliens et du blocus imposé par Israël sur la bande de Gaza ». Le contre-argument d’Emmanuel Navon est donc le suivant : les tirs de roquettes auraient précédé les raids israéliens, et même les « tirs israéliens ». Voilà un argument pour le moins… maladroit. Le site du ministère des Affaires étrangères de l’État d’Israël nous apprend en effet que le premier tir de roquette depuis Gaza vers Israël date du… 10 février 2002 [5]. Or, selon les chiffres de l’Onu, c’est précisément en février 2002 que le nombre de Palestiniens tués par l’armée israélienne depuis le début de la « deuxième Intifada » a franchi le cap des 1 000, dont une majorité à Gaza [6]. Dire cela, ce n’est pas justifier les tirs de roquettes, mais seulement souligner la « contrevérité » proférée par Emmanuel Navon. Pour reprendre l’une de ses phrases : « Soit les journalistes sont ignorants, soit ils mentent. Donc on peut leur laisser le bénéfice du doute ».
Généralisations abusives, faux procès, mauvaises leçons de journalisme, dénonciations de « contrevérités » qui n’en sont pas et… mensonges (voir annexes 1 et 2) : les procédés employés par les « contre-informateurs », à défaut d’entamer la crédibilité de l’émission diffusée sur France 2, indiquent qu’ils ne poursuivent pas un but aussi noble qu’ils le prétendent. Les stratagèmes qu’ils utilisent ont tous le même objectif : délégitimer les reportages, et non « rétablir la vérité ». Répétons-le en effet : les détracteurs d’« Un œil sur la planète » n’ont pu démontrer l’existence d’aucune erreur factuelle dans le travail effectué par les journalistes de France 2. Il y en avait pourtant une (voir annexe 3).
De toute évidence, le Crif, l’ambassade et les concepteurs de « Deux yeux sur leur planète » pensent que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. En témoignent les propos d’Olivier Rafowicz, porte-parole de l’armée israélienne, que nous avons rapportés ci-dessus en intégralité : « C’est un programme… un programme palestinien, anti-israélien, qui a été programmé, qui a été organisé, qui montre un seul côté, qui le montre bien d’ailleurs, avec la volonté de vouloir casser, détruire, presque anéantir, l’image de l’État d’Israël, de l’armée israélienne ». Et, plus loin : « Tout, tout est mauvais. Rien ne va dans ce reportage. » Conclusion : un reportage qui « montre bien » la réalité palestinienne est donc un reportage dans lequel « rien ne va ». Tout est dit ?
Julien Salingue
Annexes
– Annexe 1. Quelques contrevérités entendues dans « Deux yeux sur leur planète »
- À propos des tirs de roquettes, voir article.
- À propos des Palestiniens de Jérusalem, Emmanuel Navon, déterminé à démontrer qu’Israël n’est pas l’Afrique du Sud, s’emporte : « Les Arabes, et les musulmans en général sont attirés à Jérusalem parce qu’ils y ont la citoyenneté israélienne ». C’est totalement faux ! Les Palestiniens de Jérusalem ont en réalité un statut de « résidents permanents », qui leur donne un certain nombre de droits (services sociaux de la ville, droit de vote aux élections municipales), mais ils ne sont en aucun cas citoyens israéliens de plein droit. Ils ont une carte d’identité spécifique et ne peuvent pas, par exemple, obtenir un passeport ou voter aux élections législatives…
- À propos du terme « palestinien », Emmanuel Navon s’emporte de nouveau lorsqu’il affirme ce qui suit : « Le mot “palestinien” est une invention des quarante dernières années ». Et aussi : « Ce que les Anglais ont renommé “Palestine” dans l’Empire ottoman, qui n’existait pas dans le passé, faisait partie de la Syrie du Sud dans l’Empire ottoman ». Là, on croit rêver. Certes, la Palestine faisait partie, à l’époque ottomane, de ce que l’on appelle la « Grande Syrie ». Cependant, rappelons tout de même qu’un certain Hérodote, historien grec du Ve siècle avant J.-C., évoque à plusieurs reprises dans ses Enquêtes (ou Histoires) la « Palestine » et la « Syrie palestinienne » [7]. Mais après tout, 40, 50 ou 3 500 ans, peu importe…
- À propos des « Arabes » et de leurs droits : Emmanuel Navon, toujours lui, prétend « [qu’] Israël est le seul pays de cette région dans lequel les Arabes ont des droits ». Certes, ce qui caractérise le Proche et le Moyen-Orient est la persistance du despotisme. Mais Emmanuel Navon a-t-il entendu parler du Liban ? Mais après tout, de la part d’un professeur d’université qui explique par ailleurs que « [les Arabes et les musulmans viennent à Jérusalem] parce qu’ils y bénéficient d’un mode de vie et d’un confort matériel et de droits qu’ils n’ont nulle part ailleurs dans le monde », rien de surprenant.
– Annexe 2 : une manipulation pour dénoncer les manipulations ?
Nous avons mentionné dans l’article l’épisode de la « pleureuse » de Ramallah, cette femme qui, parce qu’elle aurait aperçu l’appareil photo de Marc-Israel Sellem, serait passée du sourire aux larmes. La « contre-émission » montre les deux photos, côte à côte, aux téléspectateurs :
Quelques minutes plus tard, le présentateur de l’émission annonce qu’il a une « petite surprise » pour le reporter photo. « On a retrouvé des images de votre amie de Ramallah, c’était il y a dix ans, lors du 11-Septembre, c’était sur Fox News, regardez les images, regardez, elle est contente, elle célèbre les attentats du 11-Septembre… C’est exactement la même personne ». Sur les images de Fox News qui sont alors diffusées (voir capture d’écran ci-dessous), une femme crie de joie : se réjouit-elle des attentats ? Rien ne l’atteste, mais rien ne prouve non plus le contraire. Mais, cette fois-ci, pas de montage pour mettre les deux visages côte à côte. Et pour cause ?
En effet, bien malin celui qui pourra affirmer avec certitude qu’il s’agit « exactement de la même personne », et que nous n’avons pas ici affaire à une manipulation dont chacun aura compris l’objectif…
– Annexe 3 : l’erreur factuelle de France 2
Les journalistes de France 2 ont commis une erreur factuelle, qui n’a pas été relevée dans l’émission de Jonathan-Simon Sellem. Et pour cause (bis) ?
Entre le reportage consacré à Gaza et celui sur les « frontières de 1967 », une voix off explique ce qui suit : « Après les accords d’Oslo, Israël s’est retiré de la bande de Gaza et devait rendre progressivement la Cisjordanie à l’Autorité palestinienne ». Il y a une double erreur dans cette phrase : en premier lieu, Israël ne s’est pas « retiré de la bande de Gaza » après les accords d’Oslo, puisqu’un tiers de la bande de Gaza est restée sous occupation civile et militaire israélienne jusqu’à l’été 2005, soit près de douze ans après la poignée de main entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat sur la pelouse de la Maison Blanche. Qui plus est, Israël ne s’est jamais engagé à « rendre la Cisjordanie » (dans sa totalité) à l’Autorité palestinienne. Étaient prévus des « redéploiements » israéliens successifs, mais le sort des colonies de la Cisjordanie et les « frontières » de l’hypothétique État palestinien devaient faire l’objet d’un « accord sur le statut final »… qui n’a jamais été signé. La réalité aurait donc dû être présentée comme ceci : « Après les accords d’Oslo, Israël s’est en partie retiré de la bande de Gaza et devait rendre progressivement une partie de la Cisjordanie à l’Autorité palestinienne ». Doit-on s’étonner que les fins limiers de « Deux yeux sur leur planète » n’aient pas dénoncé cette inqualifiable prise de liberté vis-à-vis de la vérité ?