« Libération de Shalit » ou échange de détenus ?
Le choix des titres des JT parle de lui-même.
Au 20 heures de TF1...
… comme au 20 heures de France 2...
Ou au « 12/13 » de France 3 :
C’est le sergent Shalit qui occupe, seul, la une. À l’image de ce qui s’est passé dans la presse écrite :
Les 477 prisonniers palestiniens ne font ni la « une », ni les gros titres. Dans les JT du 18 octobre (comme dans la presse écrite), des sujets leur sont néanmoins consacrés. Mais le décompte du temps accordé, respectivement, à la libération de Gilad Shalit et aux réactions en Israël d’une part, et à la libération des prisonniers palestiniens et aux réactions en Cisjordanie et à Gaza d’autre part, est éloquent. Si l’on additionne ces durées dans les sept JT observés (13 heures et 20 heures de TF1 et de France 2, « 12/13 », « 19/20 » et « Soir 3 » sur France 3), le résultat est le suivant : 17 min 37 s ont été accordées à Shalit, 7 min 56 s aux prisonniers palestiniens [1]. Soit 69 % du temps pour le premier et 31 % pour les seconds. Ce sont notamment les duplex réalisés par les diverses chaînes qui ont fait pencher très nettement la balance : sur sept duplex organisés (un par JT), six ont eu lieu à Mitzpé Hila, village dans lequel réside la famille Shalit, et un à... Tel Nof, base militaire où Shalit a retrouvé ses parents. Aucun duplex n’a été réalisé depuis Gaza ou Ramallah, où des centaines de milliers de Palestiniens célébraient pourtant le retour des prisonniers et où les principaux dirigeants palestiniens ont prononcé des discours.
Les titres et les dispositifs indiquent donc que le choix opéré dans l’ensemble des JT de TF1, France 2 et France 3 était de couvrir la « libération de Shalit » avec, en arrière-plan, le « retour » des prisonniers palestiniens, comme si la double nationalité de Gilad Shalit suffisait à justifier une telle disproportion. Or, au-delà des chiffres, le ton et les termes employés montrent que les JT ont invité à partager le soulagement ou l’allégresse du côté israélien, tandis que les sentiments équivalents des Palestiniens étaient tenus, c’est le moins que l’on puisse dire, à une certaine distance.
Une empathie à sens unique
« Des fleurs blanches, des acclamations et des larmes de joie, le Franco-Israélien Gilad Shalit a retrouvé la liberté aujourd’hui après cinq ans de détention, il a retrouvé sa famille aussi. Mêmes scènes de liesse en face, côté palestinien, où des centaines de prisonniers échangés contre le soldat sont arrivés tout à l’heure » (David Pujadas, 20 heures de France 2). « Il n’a que 25 ans, vient de passer cinq années prisonnier du Hamas : le Franco-Israélien Gilad Shalit savoure ses premières heures de liberté et ses retrouvailles avec sa famille. Scènes de liesse en Israël, scène de liesse aussi à Gaza et en Cisjordanie, où l’on fête le retour triomphal des 477 premiers prisonniers palestiniens » (Carole Gaessler, « 19/20 » de France 3) [2].
Sur France 2 comme sur France 3, dans les « lancements », on explique donc que les « scènes de liesse » ont lieu côté israélien et côté palestinien. En revanche, seule la famille de Gilad Shalit est mentionnée, comme si les prisonniers palestiniens n’allaient pas, eux aussi, retrouver leurs familles et leurs maisons. La présentation épouse, là encore, une asymétrie qui vaut parti pris, qu’il soit ou non volontaire. Tandis que les Palestiniens rentrent « à Gaza », « à Ramallah », ou « en Cisjordanie », Gilad Shalit rentre « à la maison », comme l’ont souligné des incrustations :
Sur TF1 (20 heures) :
Et sur France 2 (20 heures) :
L’emploi de l’expression « retour à la maison » ou les fréquentes références à la « famille » de Gilad Shalit invitent à la proximité et au partage : ils n’ont pas d’équivalent, s’agissant de la libération des prisonniers palestiniens. Quoi que l’on pense des raisons et de la légitimité de la détention de l’un et des autres, qui peut soutenir que les souffrances endurées par les familles et les proches de ces derniers n’étaient pas équivalentes à celles qu’ont endurées la famille et les proches de Gilad Shalit ?
On l’a dit, 477 prisonniers ont été relâchés le jour de la libération de Gilad Shalit. Et 550 autres suivront en décembre. Sur l’ensemble des sept JT du 18 octobre, seuls deux prisonniers ont été nommés et interviewés (chacun durant quelques secondes) : « Abdulrahmane Elqeeq » (au 20 heures de TF1) et « Alla Bazian » (au « 19/20 » de France 3 et au « Soir 3 ») [3]. Les autres demeurent des anonymes, que l’on ne voit pas rentrer « à la maison » ou retrouver leur « famille ». Au cours des sept JT, la parole a été donnée une fois à un membre de la famille d’un prisonnier. C’était sur TF1, où l’on a entendu brièvement la mère de l’un des prisonniers libérés (dont on ne nous précise pas le nom) remercier ceux qui avaient détenu Gilad Shalit. Était-ce la seule réaction qui pouvait être recueillie ? Rien n’est moins sûr... Mais ce qui est certain est que de tels propos, a fortiori lorsqu’ils sont les seuls rapportés, ne peuvent guère susciter d’empathie chez le téléspectateur. Aucune des trois chaînes n’a choisi de filmer le « retour à la maison » de l’un des prisonniers, ou de permettre aux téléspectateurs de partager l’émotion des proches des détenus. Volontaire ou non, cette option révèle que l’empathie a été réservée à Shalit et à ses proches, tandis qu’une distance permanente a été maintenue non seulement avec les prisonniers palestiniens – dont certains venaient de passer vingt ou trente ans derrière les barreaux [4], mais également avec leurs familles, comme si elles étaient responsables de leur propre douleur, désormais apaisée.
Lors du 13 heures de France 2, le contraste était encore plus saisissant. L’envoyé spécial en Israël, Claude Sempère, explique : « la famille de Gilad Shalit a quitté son domicile du nord d’Israël. Ils ont été conduits sur une base militaire. Dans quelques heures, ils vont pouvoir serrer leur fils dans leurs bras ». Quelques minutes plus tard, en plateau, Élise Lucet explique à son tour : « À Gaza, on a assisté à des scènes de liesse, à des embrassades avec les responsables du Hamas ». Et avec les familles ? On ne le saura pas. On n’en apprendra pas plus lors du 20 heures de David Pujadas, durant lequel on sera néanmoins bien informé : « [Gilad Shalit] est toujours dans sa maison, qui se trouve à 200 mètres derrière moi, et il a besoin de communiquer, manifestement il parle, il raconte son histoire à ses proches à sa famille et, autre information importante, il vient de terminer un excellent dîner » (Dorothée Ollieric, envoyée spéciale en Israël) [5].
Chacun aura compris qu’il ne s’agit pas ici de contester une émotion bien réelle ou de ternir la joie compréhensible de la famille et des proches de Shalit. Mais, à bien regarder les JT du 18 octobre, le « retour » des prisonniers palestiniens méritait à peine qu’on s’y attarde : non seulement ces prisonniers semblaient n’avoir ni nom, ni visage, ni maison, mais ils n’avaient ni famille, ni proches, ni soutiens dignes d’empathie. Pourtant leurs souffrances et leur joie étaient elles aussi compréhensibles. Et ce au-delà des prises de position dans le « conflit ». Aussi le double standard de l’émotion est-il probablement une forme de prise de position...
… Comme l’est également la totale absence de mention de l’existence et du sort du détenu franco-palestinien Salah Hamouri. Lors des sept JT du 18 octobre, son nom n’a jamais été prononcé. Sa situation est-elle comparable à celle de Gilad Shalit ? Cette question excède de très loin le champ de la critique des médias. Mais pour comprendre pourquoi les médias l’ont ignorée, nous renvoyons nos lecteurs à l’émission (payante) d’« Arrêt sur images » qui lui a été consacrée [6]. Si l’hyper-médiatisation de la libération de Shalit résulte, comme certains semblent le penser, du simple fait qu’il possède la nationalité française, alors le silence concernant Hamouri n’en est que plus assourdissant. Certes, le 19 octobre, le ministre de la Défense, Gérard Longuet, a été questionné sur France Inter au sujet du cas Hamouri (qu’il a affirmé ne pas connaître...) Mais une recherche sur la base de données Factiva [7] indique qu’il y a eu dans la presse française, au cours de l’année passée, 2503 occurrences du nom « Shalit » contre... 173 occurrences du nom « Hamouri ». Soit un rapport de 1 à 14,5.
À la lumière du traitement de l’échange du 18 octobre, le sort des prisonniers palestiniens, qu’ils aient ou non la nationalité française, ne semble guère préoccuper les grands médias. C’est ainsi qu’aucun des JT du 18 octobre n’a jugé bon de mentionner le fait que plusieurs centaines de prisonniers palestiniens étaient en grève de la faim depuis la fin du mois de septembre, soutenus par une grève de la faim « tournante » de 3000 de leurs codétenus, pour protester contre leurs conditions de détention, notamment la pratique abusive de l’isolement et les restrictions sur les droits de visite [8]. Gageons que le retour des 477 premiers libérés et la libération annoncée de 550 détenus supplémentaires sera l’occasion, pour les grands médias, d’approfondir la question des prisonniers palestiniens, indispensable pour une réelle compréhension des enjeux de la situation au Proche-Orient et d’une hypothétique « résolution du conflit ».
Colin Brunel
N.B. : Soulignons que les critiques que nous émettons ici n’ont rien à voir avec les « critiques » formulées par certains à l’égard de l’émission de France 2 « Un œil sur la planète », accusée (entre autres) de n’avoir montré « qu’un seul côté ». Cette émission était en effet principalement axée sur les conditions de vie et les dynamiques économiques, sociales et politiques dans les territoires palestiniens, tandis que ce qui nous préoccupe ici est le traitement médiatique d’un événement qui a eu autant d’importance et de répercussions immédiates au sein des deux sociétés.