« Samedi, le quotidien Le Monde avait des allures de torchon ». C’est le titre modéré du billet publié par Jean-Michel Aphatie sur son blog, lundi matin. L’avant-veille, sur Twitter, il avait parlé de « poujadisme grossier ».
Mais qu’avait donc bien pu écrire Le Monde pour susciter une telle colère chez celui qui, sur RTL, est à la fois directeur adjoint de la rédaction, interviewer politique du dimanche soir (dans « Le Grand Jury-RTL-Le Figaro-LCI ») et de tous les matins, duelliste du jeudi dans le « Face à face Aphatie-Duhamel », qu’il peut parfois retrouver au « Grand Journal » de Canal +, où il officie quotidiennement comme chroniqueur politique ?
Le Monde s’était tout simplement mis en tête de s’intéresser aux « cumulards des médias » en se demandant si leur présence « fausse le débat ».
Une vraie fausse critique
De la part de la presse et des médias dominants, le procédé est régulier : à l’occasion, il n’est pas mauvais de faire mine de se pencher sur la profession ou le système médiatique, afin de montrer à son lectorat que l’on n’est pas dupe du fonctionnement des médias. Le plus souvent, cette critique ne vise que les cibles les plus faciles à atteindre, comme TF1, la « télé-poubelle » ou la presse people, donnant ainsi aux lecteurs éduqués le sentiment d’appartenir à une classe éclairée qui ne partage pas les goûts du bas peuple. Il peut arriver aussi que la grande presse aborde des questions moins convenues. L’essentiel est de n’en tirer aucune conséquence.
Dans le cas d’espèce, le supplément télévision du Monde daté des 6 et 7 novembre, appuyé par un gros appel de « une » disposé sur quatre colonnes et flanqué d’une illustration (le visage des coupables), a décidé de s’intéresser aux journalistes que l’on voit et entend partout, et qui dissertent indifféremment sur tous les sujets. Ceux que d’aucuns appellent parfois des « éditocrates » [1].
Or l’article, pompeusement présenté comme une « enquête », évacue en effet les arguments de l’accusation avec une rapidité qui confine à l’insolence. La liste de ceux qui ont posé le problème du cumul des emplois médiatiques est vite dressée : « Nombre de leurs détracteurs (politiques, journalistes, associations, etc.) les accusent de confisquer le débat démocratique et de propager la pensée unique. » « Politiques, journalistes, associations »... Il ne faudra pas attendre beaucoup plus de précisions.
Du côté des politiques, le seul exemple cité est celui de Jean-Luc Mélenchon, « candidat à la présidentielle pour le Front de gauche, qui méprise les journalistes, quand il ne les agresse pas ». Et pour prouver que M. Mélenchon se plaît à attaquer les « cumulards », l’article rappelle un épisode... qui n’a rien à voir :
« Il y a quelques semaines, il s’est même amusé à traiter en public Laurence Ferrari, présentatrice du “20 heures” de TF1, de “perruche” et a promis, s’il était élu, de lui prendre “une grosse partie” de son salaire. »
Or Jean-Luc Mélenchon, qui n’avait pas l’air de s’amuser quand il a traité Laurence Ferrari de « perruche », l’a fait non parce qu’elle serait une « cumularde » (et pour cause : elle ne travaille que sur TF1 !) mais parce qu’elle a déclaré qu’il n’avait « ni idée ni programme ».
On ne trouvera pas, dans cet article, d’exemples de journalistes ou d’associations ayant critiqué les « cumulards ». Une caution universitaire, indispensable dans tout article du Monde, est en revanche apportée par les propos de François Jost, professeur à la Sorbonne, qui relève notamment que le petit monde des journalistes multimédias est « une petite sphère où ils se parlent entre eux ».
Pour le reste, en vertu des règles ancestrales du journalisme qui imposent de donner la parole à l’accusé (surtout quand l’accusé est journaliste…), cet article est avant tout… une nouvelle occasion pour les cumulards désignés de s’exprimer. C’est classique : pour discuter des sondages, rien de tel comme nous l’avons montré ici même que de donner presque exclusivement la parole aux sondologues…
Ainsi, Alain Duhamel, le premier cité, ressort sa botte habituelle, celle de celui qui a commencé sous l’ORTF : « Aujourd’hui, il y a bien plus de sensibilités exprimées que lorsque j’ai commencé. » Hier ayant été pire qu’aujourd’hui, la messe est dite !
Puis Christophe Barbier est convoqué pour défendre, comme chaque fois, ses dons d’ubiquité au nom de la nécessaire représentation de la « marque L’Express » : « Je décline simplement mon point de vue sous différents angles. Surtout, je considère qu’un directeur d’une rédaction de presse écrite a besoin d’une exposition médiatique pour son journal. Nous devons faire le service avant-vente car c’est une stratégie éditoriale et industrielle. » Qu’importe, finalement, la pertinence de ses propos, l’essentiel étant que chaque téléspectateur ait eu au moins une fois l’occasion d’associer son écharpe rouge à L’Express…
Enfin vient le tour de Jean-Michel Aphatie, qui recourt à l’esquive de ceux qui ne veulent rien entendre quand les privilèges dont ils disposent sont mis en question : « Il y a une grande jalousie dans ce pays, et cela devient malsain ». Et, ne craignant aucun excès, Jean-Michel ajoute : « Mélenchon et quelques autres nous désignent à la vindicte populaire, mais nous sommes, en fait, des boucs émissaires. » À moins que « Mélenchon et quelques autres » ne soient eux-mêmes les « boucs émissaires » de Jean-Michel Aphatie… tant il est vrai qu’il est de bon ton de les désigner à la vindicte journalistique : celle-là même qui s’exerce également contre d’innombrables personnes privées de parole et que M. Aphatie ne manque jamais de viser sur RTL, sur Rtl.fr et sur Canal +...
Quoi de plus dans le « quotidien de référence » ? Rien ou presque. L’article du Monde, sous couvert de s’emparer du problème, oblitère en fait les questions sérieuses posées par les cumuls d’emplois médiatiques.
En 2006, au sujet d’un article de Télérama sur le même sujet (et dont le lien figure d’ailleurs en bas de l’article du Monde sur le site du quotidien…) nous constations déjà : « Plutôt que de se risquer à des explications en termes de stratégies d’occupation des positions de pouvoir médiatique, ou de monopolisation de la parole journalistique, l’auteure de l’article cite un homme du métier, Éric Zemmour, du Figaro et d’un peu partout... » C’était titré « Télérama et les « cumulards » des médias : une critique sarcastique et inoffensive » et permettait déjà de constater que certaines critiques inoffensives de l’élite du journalisme constituent un genre journalistique à part entière…
… Et la grosse colère de Jean-Michel Aphatie
… Un genre que l’article du Monde n’a guère renouvelé, mais qui a provoqué la grosse colère de Jean-Michel Aphatie. Une colère si difficile à digérer que notre journaliste multicarte a déversé un excès de bile à deux reprises sur son blog, lundi 7 et mardi 8 novembre. La révolte est ici proportionnelle à l’offense subie par… Jean-Michel Aphatie.
L’article du Monde est tellement médiocre que Jean-Michel Aphatie, dès le premier accès de colère, en date du 7 novembre, relève quelques incongruités manifestes. On peut, une fois n’est pas coutume, le reconnaître et diverger pourtant avec lui sur l’essentiel.
Convenons donc, avec Jean-Michel Aphatie, qu’il est contestable d’illustrer ce dossier par une image où figure Yves Calvi, dans la mesure où ce très critiquable interviewer n’éditorialise pas à tout-va. Mais Jean-Michel Aphatie voue un véritable culte à l’exactitude et sait tirer la conclusion qui s’impose (et qu’il appliquera désormais en de nombreuses occasions…) : c’est « une erreur qui dévoile à la fois leur incompétence et leur mauvaise foi ».
Accordons également à Jean-Michel Aphatie que l’exemple choisi par Le Monde en fin d’article n’est pas totalement convaincant. Pour son auteur, en effet, « à force d’apparaître partout et d’avoir un avis sur tout, il y a parfois des sorties de route. Éric Zemmour, éditorialiste sur RTL, ancien “snipper” sur France 2 (“On n’est pas couché”), a été condamné, le 18 février, pour provocation à la discrimination raciale après ses propos sur France Ô, où il avait estimé que les employeurs avaient “le droit de refuser d’embaucher des Noirs et des Arabes” ».
C’est vrai : il est pour le moins naïf d’attribuer une (énième) sortie discriminatoire et racialiste d’Éric Zemmour au nombre de ses prises de parole. On ne s’avancera pas trop en supposant que l’intéressé n’a pas besoin de trente-six tribunes pour dire de telles énormités... Donnez-lui en une, et cela lui suffira. Mais c’est justement parce que Zemmour est un penseur à grande vitesse qu’on lui octroie plusieurs places et qu’il multiplie les erreurs et les aberrations qui « dévoilent à la fois son incompétence et sa mauvaise foi », comme on peut le vérifier ici même.
Reste la question de fond que Le Monde a abordée pour mieux l’éluder : « le débat public est confisqué par quelques journalistes en France ». Le deuxième accès de la colère de Jean-Michel Aphatie, daté du 8 novembre (« Les “cumulards”, suite »), lui donne l’occasion d’y répondre :
« Évidemment non, et pour des raisons simples. D’abord, les journalistes ne sont pas des militants. Et si jamais ils le sont, leur parole est entendue ainsi et la portée de leurs propos s’en trouve amoindrie. Les journalistes cités dans l’odieux papier, et beaucoup d’autres qui ne l’étaient pas, peuvent parfois – et c’est rare – afficher des préférences partisanes, ils s’expriment tout de même en permanence, pour l’immense majorité d’entre eux, avec les armes de leur métier : mise en perspective, distance, sens critique. »
À un « odieux papier », Jean-Michel Aphatie répond donc par une « arrogante défense ». Croit-il vraiment que la majorité des commentateurs multimédias s’expriment avec « mise en perspective, distance, sens critique » ? Sans doute, et c’est inquiétant ! En effet, la prétendue distance critique se tient dans des limites fort étroites et ne déborde guère celles de la pensée dominante. Prenons par exemple le cas de la dette publique. Ça tombe bien, c’est un des chevaux de bataille de Jean-Michel Aphatie. Dans le même billet, il écrit d’ailleurs : « Pendant des années, j’ai tempêté et vitupéré contre la dette. Beaucoup même s’en sont moqués, m’ont jugé au mieux obsessionnel, au pire stupide, au motif notamment que, n’est-ce pas, un État ce n’est pas un ménage, m’a toujours fait rire celle-là, enfin… »
« Beaucoup ? » Sans doute pas parmi ses plus éminents confrères, qui ont également recouru massivement à l’argument selon lequel la France serait pareille à un ménage. S’il est une question qui revient systématiquement dans les commentaires pour être abordée d’un seul point de vue, c’est bien celle de la dette, notamment pour inviter le Parti socialiste à faire preuve de « réalisme ». Et Jean-Michel Aphatie aurait beaucoup de mal à nous dire s’il a souvent entendu un de ses confrères multicartes reprendre à son compte ou simplement mentionner l’idée de faire un audit sur la dette pour en déterminer l’origine autrement que par des « dépenses sociales trop importantes » et « un État obèse ». Et donc de mettre en question la part légitime de son remboursement et ses formes.
Un tel exemple illustre ce simple fait : à défaut d’une « pensée unique » (expression dévoyée à force de servir n’importe comment à toutes sortes de fins), il existe bien un cadre de pensée dominant, commun à un petit nombre de journalistes qui se donnent en spectacle en s’écharpant sur quelques aspects souvent mineurs d’un problème, sans jamais le poser dans des termes différents... Ces débats sont donc des « débats vraiment faux » qui opposent des « compères » (comme le disait Pierre Bourdieu), à l’image de celui qui « oppose », chaque semaine, Alain Duhamel et... Jean-Michel Aphatie sur RTL.
Les journalistes multicartes se partagent les variantes du discours dominant. La question n’est donc pas seulement de savoir dans combien de médias chacun d’eux s’exprime, mais quelle est la recette commune à ces « MasterChef » qui se partagent la cuisine : ce que, à quelques nuances près, ils disent en chœur et ce qu’ils ne disent pas. C’est cette question que l’article du Monde ne posait pas et que Jean-Michel Aphatie refuse de soulever.
François Neveux