La charia des amis
Bernard-Henri Lévy entend, dans ce « Bloc-notes », nous faire part de sa réaction au discours prononcé le 23 octobre par Mustafa Abdel Jalil, président du Conseil national de transition (CNT) libyen, dans lequel il a notamment affirmé ceci : « En tant que pays islamique, nous avons adopté la charia comme loi essentielle, et toute loi qui violera la charia sera légalement nulle et non avenue ».
Après dix jours de réflexion, BHL a donc enfin pris sa plume pour commenter les propos de celui pour lequel il a servi d’intermédiaire en mars dernier, lorsque le CNT appelait les pays occidentaux à le soutenir dans sa lutte contre Mouammar Kadhafi [1].
BHL-moi-je va-t-il s’inquiéter des prises de position de son « ami » Mustafa Abdel Jalil, prendre fait et cause pour le peuple libyen contre le danger « islamiste » qui le guette ou le guetterait, et brandir son habituel fusil d’assaut philosophique dès que le mot « charia » est prononcé ? Eh bien non…
Un libérateur de la Libye n’est pas un dessinateur de Charlie Hebdo. S’il est caricatural, c’est malgré lui. C’est pourquoi, entre équilibre et équilibrisme, il nous offre, apparemment, quelques subtilités inattendues, qu’il introduit par des questions faussement naïves : « Que faut-il penser de cette affaire de charia ? Et se pourrait-il que l’on n’ait soutenu les insurgés de Benghazi que pour se retrouver avec, à l’arrivée, un État interdisant le divorce et réinstaurant la polygamie ? » Les réponses claquent comme l’étendard d’un philosophe en uniforme : c’est non !
– Il ne faudrait pas, en effet, être de mauvaise foi :
Tout est parti d’une phrase. Une seule phrase. Elle n’a certes pas été prononcée, cette phrase, par le premier venu, puisqu’il s’agit de Mustafa Abdeljalil, président du Conseil national de transition et père de la victoire. Mais, président ou pas, Abdeljalil est membre d’un Conseil dont les décisions sont collégiales. Et ce Conseil est, comme son nom l’indique, un organe de transition qui n’a pas vocation à édicter les lois de la future Libye. […] Faire comme si une petite phrase prononcée, dans la chaleur d’un meeting, par un homme estimable mais en train de quitter la scène suffisait à « faire basculer » le pays relève de la malveillance, du parti pris.
– Il ne faudrait pas, non plus, être impatient :
Ne refaisons pas aux Libyens le coup, version civile, de ce fameux « enlisement » qui, au bout de huit jours de frappes aériennes, faisait déjà trouver le temps long. Et ne demandons pas à cette Libye cassée par quarante-deux ans de despotisme, ne demandons pas à ce pays sans État, sans tradition juridique, sans vraie société civile, de devenir, en trois mois, une patrie des droits de l’homme.
– Et surtout, de grâce, il faut faire preuve d’un grand sens des nuances :
Il y a charia et charia. Et il faut, avant d’entonner le grand air de la régression et de la glaciation, savoir de quoi on parle. Charia, d’abord, n’est pas un gros mot. Comme « djihad » (qui signifie « effort spirituel » et que les islamistes ont fini par traduire en « guerre sainte »), comme « fatwa » (qui veut dire « avis religieux » et où le monde, à cause de l’affaire Rushdie, a pris l’habitude d’entendre « condamnation à mort »), le mot même de charia est l’enjeu d’une guerre sémantique sans merci mais continue de signifier, heureusement, pour la majorité des musulmans, quelque chose d’éminemment respectable.
Honnête, patient et nuancé… Un BHL méconnaissable ? Pas exactement : l’ami des certitudes péremptoires n’a pas renoncé aux certitudes… Il l’affirme en conclusion de son « Bloc-notes » : il n’est pas inquiet car en Libye, « la victoire reviendra aux amis de la liberté ». Il serait incongru de dire : « Amen » !
La charia des ennemis
BHL s’attaque-t-il, dans ce morceau de bravoure, à Charlie Hebdo et à son excès de caricature ? Peut-être. Mais il est certain qu’il règle ses comptes, sans le nommer, avec un intellectuel influent, omniprésent dans le paysage médiatique français et dont les prises de position caricaturales sur « l’islamisme » et la « charia » sont aux antipodes des analyses développées dans « Le bloc-notes » du 3 novembre.
Cet intellectuel fut ainsi l’un des douze signataires (aux côtés, entre autres, de Philippe Val et de Caroline Fourest) du manifeste « Ensemble contre le nouveau totalitarisme », publié le 1er mars 2006 par Charlie Hebdo, dans lequel on pouvait lire ceci :
Comme tous les totalitarismes, l’islamisme se nourrit de la peur et de la frustration. Les prédicateurs de haine misent sur ces sentiments pour former les bataillons grâce auxquels ils imposeront un monde encore liberticide et inégalitaire. Mais nous le disons haut et fort : rien, pas même le désespoir, ne justifie de choisir l’obscurantisme, le totalitarisme et la haine. L’islamisme est une idéologie réactionnaire qui tue l’égalité, la liberté et la laïcité partout où il passe.
Tout le monde conviendra – à l’exception de leurs partisans – que certaines variétés de l’instrumentalisation politique de l’islam sont mortifères. Mais qu’est-ce qui permet, à cet intellectuel cosignataire, de distinguer le « bon » islam du « mauvais » ? C’est, comme on va le voir, l’invocation de la « charia » et du « djihad ».
En effet, en écho à sa signature du « manifeste », ledit intellectuel dressait, le 20 décembre 2007, un portrait élogieux d’Abdul Wahid al-Nour, fondateur du Mouvement de libération du Soudan : « il y a là un homme qui, face aux tenants de la charia et du djihad qui règnent à Khartoum, plaide pour un islam modéré, éclairé, laïque » [2].
Trois ans et quelques mois plus tard, notre intellectuel, faisant preuve d’une remarquable constance, avertissait les naïfs à propos d’un possible accord entre le régime militaire égyptien et les Frères musulmans après la chute d’Hosni Moubarak : « ce serait la mise en selle d’une force dont seuls les irresponsables nous garantissent qu’elle a “mûri” et renoncé à la charia ; et ce serait la répétition, donc, de l’erreur commise, il y a trente ans, en Afghanistan, avec les talibans ; est-ce cela que nous voulons ? » [3].
Entretemps, le 15 janvier 2009, de retour d’une promenade à Gaza dans les chars de l’armée israélienne, ledit intellectuel certifiait que « [la paix entre Israël et les Palestiniens passait] par l’élimination politique d’un Hamas qui se fiche comme d’une guigne et des victimes et de la paix et qui, faute d’avoir pu imposer la charia à son peuple, l’entraîne sur la voie du “martyre” et de l’enfer » [4]. Etc.
En voilà un qui n’a, de toute évidence, pas compris que « djihad signifie effort spirituel », qu’« il y a charia et charia », que « charia n’est pas un gros mot », et qui se laisse donc aller à « entonner le grand air de la régression et de la glaciation sans savoir de quoi il parle ». Espérons donc qu’après avoir lu « Le bloc-notes » du 3 novembre, Lévy Bernard-Henri (puisque c’est de lui qu’il s’agit) tiendra compte, à l’avenir, des judicieux conseils de Bernard-Henri Lévy.
Julien Salingue