Le début du film donne le ton : un dixième de la rédaction du New York Times doit être licencié, à la suite des mauvais résultats économiques du journal. Pour les employés, c’est une première. Certains travaillaient dans le journal depuis trente ans et n’avaient jamais connu une telle secousse. Pourtant, le New York Times est loin d’être un cas isolé. Comme le montre Andrew Rossi, il s’en sort même plutôt bien par rapport à ses concurrents, qui pour plusieurs d’entre eux ont dû définitivement stopper les rotatives.
D’autres connaissent un sort qui n’est guère plus enviable en se faisant racheter par des hommes d’affaires peu portés sur les investigations à la Bernstein et Woodward (l’affaire du Watergate). C’est le cas du groupe de presse Tribune Company (Los Angeles Times), acquis en 2007 par le milliardaire Samuel Zell alors qu’il était au bord de la faillite. Aux yeux de Zell, qui ne fait pas mystère de son mépris pour la profession de journaliste, la finalité d’un journal se résume à dégager assez de bénéfices pour pouvoir racheter les autres titres. Bref, l’électrochoc capitaliste résumé de la façon la plus vulgaire par le financier lui-même, dans une séquence vidéo digne d’une mauvaise parodie. La recherche à tout prix de résultats économiques va jusqu’à l’idée – envisagée sérieusement ? – d’ajouter une rubrique porno pour attirer les lecteurs. Disparaître ou se vendre, c’est l’alternative qui menace le New York Times.
Pour les journalistes du quotidien, les causes de la crise traversée par la presse écrite se trouvent d’abord dans le bouleversement technologique provoqué par le développement d’Internet et de ses technologies dérivées (YouTube, Twitter, smartphones, etc.) Les sites Internet de type agrégateurs de flux et les blogs constituent une nouvelle voie, gratuite et plus souple, d’accès à l’information, qui attire un nombre croissant de lecteurs. Or ces nouveaux espaces publicitaires concurrents font chuter le prix de la publicité dans la presse, ce qui menace le modèle économique des journaux comme le New York Times [2]. Sites gratuits contre presse traditionnelle, c’est l’opposition quelque peu binaire du documentaire d’Andrew Rossi. « Il y a collision entre deux mondes », résume Bruce Headlam, chef du Media Desk.
Ce choc trouve une expression au sein même de la rédaction avec l’arrivée de Bryan Stelter, jeune blogueur doué et populaire, qui travaille sur plusieurs écrans à la fois. Pour lui, tout journaliste doit avoir son compte Twitter car, comme il le dit, on ne va pas acheter le journal pour apprendre à midi ce qu’on pouvait savoir à minuit. La rapidité et la réactivité sont essentielles à ses yeux. Face à lui, au moins dans les premiers temps, il y a le vieux chroniqueur médias, David Carr, qui fait institution dans le journal, mais qui finit par se rendre aux vertus du tweet après quelques résistances, ce qui ne l’empêche nullement de toujours mener ses investigations à l’ancienne. Et Carr en est certain : ce n’est pas le gratuit sur Internet qui remettra en cause la nécessité du journal traditionnel. Dépouillez les pages informations du Web de ce qu’elles ont repris sur le New York Times ou sur d’autres médias du même genre, et il ne reste pas grand-chose, à part les publicités.
Autre point majeur du film, l’arrivée d’un nouvel acteur : WikiLeaks. La mise en ligne sur YouTube, en 2010, par l’organisation représentée par Julian Assange, d’une vidéo issue de l’armée américaine montrant une « bavure » en Irak [3] a produit l’effet d’une bombe au sein de la rédaction du New York Times. La diffusion d’un document aussi important n’est pas passée par la voie classique de l’investigation et de l’expertise d’un média installé. C’est pourquoi l’événement est tombé comme une confirmation du sentiment qu’aujourd’hui les choses se passent sur Internet et non plus à la « une » des grands quotidiens. Et ce dont les journalistes ont peur, c’est de ne plus être indispensables. « La vérité est que WikiLeaks n’a pas besoin de nous », reconnaît avec dépit Bill Keller. Cependant, la suite vient nuancer le propos. Car lorsque WikiLeaks décide de rendre publics 250.000 câbles confidentiels de la diplomatie états-unienne, il passe par quatre médias respectés, dont le New York Times. Le journalisme « traditionnel » s’affirme de nouveau comme un opérateur difficile à écarter dans le traitement et la diffusion de l’information.
C’est l’un des enseignements que semble tirer le documentaire d’Andrew Rossi : le sérieux que l’on attribue au New York Times permet au titre de surnager dans la tempête. « On est là pour constater que le journalisme est bien vivant. Surtout au New York Times », triomphe Bill Keller, directeur de la rédaction. Et le film n’a de cesse de mettre en avant, au risque de paraître parfois trop déférent, les qualités du travail accompli par ses journalistes. C’est ainsi qu’il insiste sur le départ d’un jeune journaliste pour l’Irak : à rebours de la plupart de ses concurrents, qui font leurs économies aux dépens de la qualité rédactionnelle et du journalisme de terrain, aggravant encore la désaffection de leur lectorat, le New York Times envoie toujours des correspondants sur place. Grâce à cette intransigeance sur les fondamentaux du journalisme, le film trouve une occasion de répondre à la question qui nous tourmentait : non, le vieux New York Times n’est pas mort.
Mais c’est aussi le problème du documentaire d’Adrew Rossi : parce qu’il se concentre sur l’histoire de cette lutte menée par un acteur historique de l’information contre des concurrents récents, dont l’arrivée est loin d’être nécessairement synonyme de qualité renouvelée, il épargne à la vénérable institution une véritable remise en question. Il faut dire que, balayant en moins d’une heure et demie un grand nombre de sujets complexes, il a tendance à se focaliser sur quelques figures individuelles remarquables en négligeant certains des mécanismes sociaux à l’œuvre dans la crise qu’il a prise pour sujet. Par exemple, il est regrettable que le succès des sites Internet d’information ne soit pas davantage analysé et expliqué, au-delà du seul facteur de la gratuité. C’est pourtant l’un des aspects qui auraient été les plus intéressants à développer.
Lorsque Ignacio Ramonet, par exemple, s’interroge, dans l’article déjà mentionné, sur les difficultés rencontrées par la presse en Europe et aux États-Unis, il pointe des causes externes qui sont les mêmes que celles montrées dans le film, mais il n’oublie pas pour autant de faire la part des causes internes « qui tiennent, principalement, à la perte de crédibilité de la presse écrite ». L’ADSL et les blogs n’expliquent pas tout.
Le documentaire, il est vrai, rappelle deux des plus graves affaires dans lesquelles s’est compromis le New York Times : les plagiats de Jayson Blair et les fausses révélations de Judith Miller [4]. Un extrait d’une interview de l’ancienne journaliste à ce sujet est même intégré au film. Mais, et cela est révélateur, le New York Times ne semble pas vraiment se reconnaître en faute, et l’intéressée elle-même rejette la plus grosse part de responsabilité sur ses sources. Aucune réflexion réelle sur la façon dont elle a traité les éléments que lui ont révélés ces sources (le Conseil national irakien d’Ahmed Chalabi et le Pentagone), traitement qui constitue pourtant le travail fondamental d’un journaliste. Il ne sera pas davantage question de la faillite morale que constitue le fait, pour le New York Times, d’avoir emboîté le pas à la meute médiatique qui a dégagé le terrain aux aventures guerrières de l’administration Bush, sans prendre la distance nécessaire et faire contrepoids. C’est là toute la limite de « À la Une du New York Times ».