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Science et journalisme : l’exemple de la génétique

par Bertrand Jordan,

Nous publions ci-dessous, avec l’autorisation de l’auteur, de larges extraits d’un chapitre – « Anatomie d’une déformation » – du livre de Bertrand Jordan, Les Imposteurs de la génétique (éditions du Seuil, 2000). Ils sont suivis de commentaires de l’auteur, rédigés à l’occasion de cette publication. Intertitres d’Acrimed.

Ce chapitre analyse, à propos de la génétique, une question plus générale : d’où viennent les déficiences de l’information scientifique ? Ce sera l’objet du prochain Jeudi d’Acrimed, le 8 décembre à Paris : « Un autre journalisme scientifique est-il possible ? » (Acrimed)

Les médias n’ont jamais autant parlé de génétique. Rien d’étonnant : c’est sans doute, parmi les sciences, celle qui a le plus progressé au cours des dix dernières années, et elle concerne très directement chacun de nous. Les médias en parlent, mais l’information transmise est souvent partielle, déformée et parfois même fausse : l’exemple du « gène de la criminalité » n’est hélas pas unique. Je pense surtout ici à la grande presse et aux actualités télévisées. Les revues spécialisées, les émissions spécifiques sont généralement de bonne tenue, mais leur audience reste limitée : le grand public, dont l’intérêt pour les avancées de la génétique est manifeste, est assez mal informé par son quotidien, son hebdomadaire ou son journal télévisé. Du coup ses espoirs tout comme ses craintes sont parfois peu fondés. Essayons de comprendre les raisons de cet état de fait.

Du côté des journalistes scientifiques

Je commencerai par les journalistes scientifiques. Contrairement à ce qu’imaginent naïvement beaucoup de chercheurs, leur rang dans un quotidien ou un magazine n’est guère enviable : la science y constitue souvent un secteur secondaire, moins prestigieux que la rubrique politique, celle de la mode ou des sports. Les moyens et le temps dont ils disposent sont donc très limités. Et, bien que certains d’entre eux soient excellents, beaucoup souffrent d’une formation limitée à un diplôme universitaire, et n’ont aucune expérience directe du monde de la recherche. En outre, leurs objectifs de carrière visent souvent plus à s’évader de cette « ornière » (la rubrique scientifique) qu’à approfondir les diverses facettes de la science.

C’est lors d’un congrès déjà ancien, à Pékin en 1986, que je fus pour la première fois confronté directement à cet état de fait. Il s’agissait d’un colloque international sur le cancer organisé par l’ARC, à la grande époque du règne de ce Crozemarie qui s’est depuis révélé être un escroc d’envergure. En ce temps, nous nourrissions déjà quelques doutes sur la rigueur de sa gestion : l’attribution des crédits aux laboratoires nous paraissait arbitraire et peu transparente. Mais nous étions loin de nous douter qu’une fraction importante des dons était détournée via des sociétés-écran, dans un but d’enrichissement personnel.

Le congrès comportait un programme scientifique sérieux, et rassemblait une brochette d’experts américains et français de haut niveau. Sa tenue en Chine pouvait se justifier : ce pays offre la possibilité d’étudier de grandes populations très homogènes, solidement encadrées par un Parti tentaculaire, et qui se prêtent bien aux études épidémiologiques destinées à révéler les facteurs de risque. Les scientifiques américains en avaient perçu l’intérêt, et présentaient par exemple d’intéressants travaux sur l’incidence du cancer du nasopharynx au sein de deux provinces peuplées chacune de plusieurs millions de paysans, ayant la même alimentation mais employant des combustibles différents pour le foyer à feu ouvert de leurs cahutes. Des groupes aussi statiques, aussi homogènes constituent un outil idéal pour des épidémiologistes, à l’inverse de la population mobile et diversifiée des États-Unis pour laquelle la constitution des échantillons-témoin est souvent un redoutable casse-tête.

Mais ce colloque était aussi, et surtout, une opération publicitaire pour l’ARC. Tenu au Great Wall Sheraton Hotel de Pékin, dans une débauche de luxe à l’américaine assez choquante face au dénuement visible dans les rues de la ville, il rassemblait une quarantaine de chercheurs, et un nombre nettement plus élevé de journalistes. Proportion tout à fait incongrue : la presse est d’habitude peu présente dans nos congrès. En fait, ils avaient été invités par l’ARC afin d’assurer la couverture de cet « évènement », et la promotion du président Crozemarie. Dans l’ensemble, je fus très surpris de leurs centres d’intérêt, et plutôt déçu par leur niveau de connaissances. Sans doute un peu innocent à l’époque, je fus choqué de découvrir que leur préoccupation essentielle n’était pas d’appréhender l’évolution des connaissances sur le cancer, mais de savoir si Thierry le Luron (alors récemment disparu) était mort du sida comme en courait apparemment la rumeur...

L’exemple, déjà ancien, est sans doute caricatural. Il faut reconnaître que ces journalistes effectuent leur travail dans des conditions souvent difficiles. Manque de considération, et donc de moyens, au sein de leur journal ; exigence du sensationnel, de l’information-choc qui fait vendre, amenant parfois la toute-puissante rédaction à coiffer, contre la volonté du journaliste, un article relativement mesuré d’un titre accrocheur (et faux) ; impératifs de l’actualité, obligeant à « couvrir » un évènement en catastrophe, sans recul et sans possibilité d’effectuer les vérifications nécessaires. Du coup, il est fréquent qu’un scientifique interrogé par un journaliste n’ait pas communication du texte de son « interview » avant parution. C’est d’autant plus gênant qu’il est courant d’encadrer de guillemets des phrases que le lecteur considère dès lors comme citation verbatim, alors qu’elles sont composées par l’intervieweur et censées résumer la position du chercheur. Les contresens ne sont pas rares. Leurs conséquences peuvent être redoutables, pour la réputation personnelle de celui qui s’est fait piéger, mais aussi du fait des contre-vérités ainsi revêtues de son autorité et largement diffusées.

Du côté des chercheurs

Pauvre scientifique, victime des médias ! Est-il totalement innocent ? En général, non. Parfois, inconscient ou naïf, il débite un cours magistral qui témoigne certes de son haut niveau de connaissances mais reste totalement obscur pour son interlocuteur. Souvent aussi le chercheur, le nez dans ses expériences, ignorant les sensibilités du monde extérieur, emploie sans précautions un jargon de laboratoire riche en raccourcis aussi commodes que scabreux. « Le gène de la schizophrénie », l’expression est employée dans l’équipe pour faire court, et chacun est conscient (du moins je l’espère !) que ce terme désigne en fait « un gène, encore hypothétique, dont nos études indiquent qu’il pourrait se situer vers le milieu du bras long du chromosome 11, et dont un allèle particulier, dans les familles finlandaises que nous avons étudiées, ferait passer le risque de schizophrénie pour ses porteurs de 1 % à 20 % ». Si le raccourci est employé sans précautions, le journaliste qui recherche un scoop susceptible d’attirer ses lecteurs et de plaire à son rédacteur en chef risque tout naturellement de prendre l’interlocuteur au mot.

Au-delà de cette naïveté, les chercheurs ont une tendance bien compréhensible à exagérer la portée de leurs travaux, à privilégier l’importance de ce qui est leur fonds de commerce et leur raison sociale. Cette génétique à laquelle ils consacrent leur vie professionnelle, cet ADN qu’ils s’attachent à collecter, extraire, cloner, cartographier, séquencer, ces gènes qu’ils mettent parfois des années à identifier, tendant vers eux l’effort de toute une équipe tenaillée par la crainte de se faire « griller » par un laboratoire concurrent, n’est il pas normal qu’ils finissent par en faire l’alpha et l’oméga de la vie, par en privilégier le rôle au détriment de tout le reste ? Il faut du temps, le temps de la réflexion, celui aussi de la confrontation avec des personnes d’autres horizons, pour prendre le recul nécessaire et situer un travail de recherche par rapport à la problématique de l’existence et aux enjeux de notre société. Dans la course au résultat, à la publication, qui conditionne de plus en plus la survie d’une équipe, dans la compétition souvent très dure qui se développe sur le plan international, ce recul nécessaire est souvent oublié, et peut alors alimenter toutes sortes de déviations médiatiques.

La déviation est moins excusable si elle devient systématique. Le cas est plus fréquent que ne le pense, à tort hélas, un public souvent encore persuadé qu’un chercheur est par définition honnête, sérieux et fiable. Il y a parmi nous, comme partout, quelques cabotins : personnages suffisants, imbus de leur importance, et qui, parce qu’ils ont un jour participé à une avancée importante de la science, se croient autorisés à donner doctement leur avis sur une multitude de sujets dont ils n’ont souvent qu’une idée assez vague. Cela arrange les journalistes, qui n’aiment pas multiplier les interlocuteurs et pour lesquels il est commode de s’adresser toujours aux mêmes. Il se trouve aussi des scientifiques pour utiliser les médias, consciemment ou non. Certains contrebalancent de cette manière la mise en cause de leurs résultats par leurs pairs, et font ainsi, sur les écrans ou dans la grande presse, la promotion de découvertes sur la mémoire de l’eau, ou celle du vaccin qu’ils pourraient mettre au point très vite... si seulement on leur en donnait les moyens. D’autres font carrément de la réclame commerciale : simultanément responsables d’un laboratoire universitaire et actionnaires d’une compagnie de biotechnologie, ils gonflent l’importance de résultats récemment obtenus dans le premier et dont l’application industrielle est confiée – parfois au mépris des règles légales – à la seconde. […]

N’exagérons rien, ces déviations ne concernent qu’une minorité : certains scientifiques assurent fort bien leur rôle pédagogique et médiatique, d’autres gèrent avec rigueur leur double appartenance au monde de la recherche et à celui de l’industrie. Plus répandue, plus grave sans doute est la relative indifférence qui règne dans le milieu scientifique vis-à-vis de la « vulgarisation ». La nuance péjorative attachée à ce terme n’est pas fortuite, et, malgré les vertueuses déclarations d’intention officielles, cette activité n’est pas prise très au sérieux par l’establishment. Elle est plus considérée comme l’apanage de chercheurs vieillissants, ou même ratés, que comme une activité normale faisant partie intégrante du rôle du scientifique ; et les commissions qui règlent l’avancement des chercheurs considèrent leurs activités dans ce domaine avec plus de suspicion que de bienveillance.

Du côté des publics

Nos concitoyens, enfin, sont mal armés pour se faire une image cohérente et correcte de la génétique. L’intérêt du public est vif, l’audience des revues spécialisées en témoigne, tout comme le renouveau des émissions télévisées sur le sujet. Mais la nouvelle génétique est devenue une « science dure » : moins rébarbative dans sa formulation que les mathématiques pures ou la physique quantique, elle exige néanmoins un ensemble étendu de connaissances et une certaine familiarité avec les chiffres. Or notre culture nationale reste essentiellement littéraire. […]

S’y ajoute une certaine paresse intellectuelle, conduisant à accepter sans réticence des explications que l’on sent simplistes afin de s’éviter l’effort d’appréhender la complexité du réel. Simplification à laquelle concourent tout naturellement les médias, terrifiés à l’idée de lasser leur audience et de perdre ainsi un point d’audimat.

[…]

Dans notre pays, la vision de la génétique a été fortement influencée par l’action de l’Association Française contre les Myopathies et par le retentissement des Téléthons annuels grâce auxquels elle finance aides aux malades et recherches sur les affections héréditaires et sur leur thérapie. L’AFM a fait faire de très grands progrès à la génétique, et en a puissamment popularisé le rôle et la démarche. C’est grâce à elle que la plupart des Français ont découvert l’ADN, les gènes et leur rôle dans certaines maladies. Pourtant, et malgré toutes les précautions prises, je crains que son effort n’ait aussi contribué à renforcer les tendances que je dénonce. Organiser un Téléthon afin de collecter plusieurs centaines de millions de francs dont la majeure partie sera consacrée à la recherche sur les gènes amène fatalement à insister sur leur importance, quelquefois de manière excessive, et ainsi à participer à ce mouvement d’opinion général. L’action extraordinairement positive de l’AFM s’inscrit ainsi, malgré elle, dans une tendance qui privilégie les explications génétiques ; elle a parfois aussi contribué à entretenir un optimisme exagéré quant aux retombées à court terme de ces recherches.

Compte tenu de ces influences convergentes, il n’est pas étonnant que la génétique donne lieu dans les médias à tant d’exagérations, de déformations, de craintes inutiles et d’espoirs mal fondés. On peut certes rêver que les rédacteurs en chef accordent subitement plus d’importance à une information précise et mesurée qu’aux chiffres de vente, que la science en général et la biologie en particulier prennent enfin dans notre enseignement et surtout notre culture une place plus en rapport avec leur importance. Plus modestement, que les chercheurs fassent plus d’efforts pour réfléchir sur le sens social de leurs travaux et pour les présenter sous une forme accessible – qui imposera pourtant, sachons-le, un certain effort au public. C’est à l’évidence un travail de longue haleine, pourtant important et nécessaire.

Bertrand Jordan


Commentaires de l’auteur (3 décembre 2011)

Le texte ci-joint est extrait d’un livre publié il y a plus de dix ans (Les Imposteurs de la génétique, Bertrand Jordan, éditions du Seuil, 2000). Les critiques sévères qu’il renferme, notamment à l’égard de certains journalistes scientifiques, m’avaient valu à l’époque quelques inimitiés… À la relecture, je n’y trouve rien d’excessif. Bien sûr, le monde a changé depuis, mais pour l’essentiel les problèmes évoqués restent d’actualité – certains sont même devenus plus aigus.

En termes d’évolutions positives, on peut constater que la culture du grand public à l’égard de la génétique s’est améliorée, que des entités comme l’ADN, par exemple, sont aujourd’hui familières. Mais la génétique et la génomique ont fait de tels progrès dans l’intervalle que le décalage reste tout aussi criant. Il me semble aussi que la qualification des journalistes scientifiques est aujourd’hui meilleure (surtout par rapport à l’échantillon assez particulier dont je parlais dans ce texte), et qu’ils jouissent de plus de considération et de stabilité dans leur profession.

Néanmoins des tendances lourdes jouent en sens inverse, et font que, au total, la situation est plutôt pire aujourd’hui qu’en 1990. La biologie (singulièrement la génomique) est devenue une science réclamant de gros moyens, et simultanément tous les systèmes de financement se sont mis à insister sur les retombées économiques et médicales. Dans la course aux contrats qui est aujourd’hui indispensable à la survie d’un laboratoire (c’était beaucoup moins vrai il y a dix ans), il est essentiel de mettre en avant les applications des recherches menées, et cela pousse souvent à en exagérer l’importance et la proximité dans le temps. Le discours des chercheurs tend de plus en plus à être biaisé en ce sens, ce qui facilite naturellement les dérapages médiatiques. D’autant plus que même les « grandes » revues de référence comme Nature ou Science donnent elles aussi dans le spectaculaire afin d’accroître leur lectorat, et sont sans doute influencées dans leur processus d’acceptation par le côté médiatique (ou non) de telle ou telle avancée scientifique. Enfin l’interpénétration de plus en plus poussée entre recherche fondamentale et industrie biotechnologique (qui est en soi positive) peut elle aussi pousser le chercheur à un optimisme exagéré, lorsqu’en dépend la levée de fonds de sa start up en biotech

La conférence sur le journalisme scientifique à l’occasion de laquelle est repris ce chapitre me semble donc tout à fait nécessaire, et je souhaite qu’elle donne lieu à des réflexions de fond mais aussi qu’elle débouche sur des actions concrètes.

Marseille, le 3 décembre 2011
Bertrand Jordan

 
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