Cette analyse a pour objectif de mettre en évidence le pouvoir de consécration des grands médias, notamment celui de la télévision, et de pointer les dangers qu’il recèle du point de vue du débat démocratique, qu’il s’agisse de l’accentuation du bipartisme ou de la personnalisation de la vie politique.
I. Une imposition médiatique du bipartisme politique
Si Olivier Besancenot et Jean-Luc Mélenchon ont été (ou sont) entendus et vus régulièrement dans les médias, il ne faut pas pour autant oublier que le nombre de leurs prestations reste très largement inférieur à celui des représentants des deux principaux partis politiques français, l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et le Parti socialiste (PS), qui cannibalisent l’espace médiatique.
Pour prendre la mesure de cette disproportion, un repère parmi d’autres possibles peut être fourni par le résultat du premier tour de l’élection présidentielle de 2007. Pour mémoire, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal ont obtenu environ 57 % de suffrages exprimés (respectivement 31,18 % et 25,87 %), et tous les autres, 43 % [2]. Or cette « représentativité » n’apparaît pas dans les médias. Trois exemples (décompte effectué par nos soins) :
– Le « Grand Jury RTL-Le Figaro-LCI » du 3 septembre 2006 au 4 décembre 2011. Sur 226 invités :
- UMP, apparentés, membres du gouvernement ou appartenant à la majorité présidentielle, conseillers, proches : 106 invités, soit 46,90 % du total (auxquels on peut ajouter un ex-UMP) ;
- PS et apparentés : 55 invités, soit 24,33 % du total ;
- Autres formations politiques : LCR/NPA (4 invitations), Parti de gauche (3), Parti communiste français (1) et gauche antilibérale-Bové (1), UDF/Modem (9), Europe Ecologie - Les Verts (8), Front national (7) ;
- Patrons et assimilés : 20 invités ;
- Syndicats de salariés : 9 invités (CFDT (4), CGT (4), FO (1),
- Divers : Cour des comptes - Philippe Séguin et Didier Migaud (2), association - Nicolas Hulot (1).
– Le « Grand-rendez-vous Europe 1-Le Parisien/Aujourd’hui en France/I>télé » [3] du 2 janvier au 4 décembre 2011. Sur 49 invités :
- UMP, apparentés, membres du gouvernement ou appartenant à la majorité présidentielle, conseillers, proches : 16 invités soit 32,65 % du total (auxquels on peut ajouter un ex-UMP) ;
- PS : 16 invités soit 32,65 % du total ;
- Autres formations politiques : PG (2), EE-LV (2), Modem (1), FN (1) ;
- Patrons et assimilés : 6 invités ;
- Syndicats de salariés : 2 invités (CFDT) ;
- Divers : Cour des comptes - Didier Migaud (1), ambassadeur du Japon (1).
Passons (du moins cette fois) sur la surrepésentation des patrons par rapport aux syndicats de salariés. Le constat est accablant : UMP et PS et leurs apparentés bénéficient de respectivement de 71,23 % et 65,30 % des invitations ! Si on ne conserve que les invités rattachés strictement à des formations politiques, on obtient le chiffre de 82,56 % pour RTL (161 sur 195) et 82,05 % pour Europe 1 (32 passages sur 39) !
– L’émission quotidienne « Bourdin and co », sur RMC, du 2 mai 2011 au 6 décembre 2011, donne des résultats identiques. Sur 136 invités politiques :
- UMP, apparentés, membres du gouvernement ou appartenant à la majorité présidentielle, conseillers, proches : 67 invités, soit 49,26 % du total (auxquels on peut ajouter 3 ex-UMP) ;
- PS et apparentés : 40 invités, soit 29,41 %. Soit un total cumulé de 78,67 % ;
- Autres formations politiques : EE-LV et apparentés (8), PG (5), Modem (5), FN et Cap 21 de Corinne Lepage (3), Debout la République, de Nicolas Dupont-Aignan (2).
UMP et PS et leurs apparentés bénéficient donc de 80 % des invitations. Pourtant, face à Jean-Luc Mélenchon (qui ne démentira pas), Jean-Jacques Bourdin affirme sans complexe, le 18 août : « Ici, encore une fois, tout le monde est invité sur un pied d’égalité , vous reviendrez. » Il ne parlait sans doute pas du nombre d’interventions et n’en tenait guère compte...
Mais ces exemples n’ont qu’une valeur d’indice et devraient être complétés par une évaluation des temps de parole ainsi qu’une étude qualitative du traitement des invités. Mais l’indice est clair : à en juger par ces trois émissions (et celles sur lesquelles nous avons déjà fait ce type de comptage), 80 % environ des invités politiques appartiennent à deux formations politiques dont les candidats, lors de la présidentielle de 2007 n’avaient pas atteint, ensemble, 60 % des suffrages. Pis : le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) n’a que faire de cette disproportion, puisqu’il n’a pour objectif (en dehors des périodes électorales) que de faire respecter la règle des « trois tiers » (un tiers de temps de parole pour le gouvernement, un tiers pour la majorité parlementaire, un tiers pour l’opposition parlementaire).
Le bipartisme auquel poussent les institutions [4] est donc gravement conforté par les médias audiovisuels : le moins que l’on puisse dire, c’est que le pluralisme dont le CSA se prétend le garant est totalement déséquilibré et, pour une large part, illusoire. En effet, c’est une place étroite que doivent se partager des formations politiques minoritaires, au point que la concurrence politique et électorale est amplifiée par la concurrence médiatique : qui sera le plus visible ?
II. La lutte des places
Cette question se pose à tous ces courants politiques dont on peut douter qu’ils figurent au second tour de l’élection présidentielle à venir. On examinera ici uniquement les effets de la lutte des places parmi les courants qui se situent ou que l’on peut situer « à gauche du PS » : toute autre appellation déplairait sans doute à certains d’entre eux.
Les porte-parole des différentes formations contestataires ne sont pas, loin s’en faut, sur un même pied d’égalité en matière d’accès aux principaux médias. Pour bénéficier de leur l’hospitalité, plusieurs conditions doivent être réunies :
– Mieux vaut être candidat réel ou potentiel à la présidentielle (mais ce n’est pas gagné !)
Olivier Besancenot a commencé à être médiatisé à partir du moment où la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) l’a choisi pour la représenter à l’élection présidentielle de 2002. La personnalisation médiatique a redoublé très vite la personnalisation électorale : Besancenot était un « bon client » qui incarnait la nouveauté, un « produit » très recherché et un personnage pour médias construit par eux : « le facteur de Neuilly.
De la même manière, Jean-Luc Mélenchon a vu son audience médiatique progressivement augmenter dès l’instant où il a annoncé son départ du PS, le 7 novembre 2008, pour fonder le Parti de gauche (PG) [5] avec, dans la foulée, le 18 novembre, la création, avec le Parti communiste français (PCF), du Front de gauche. Avec l’annonce de sa candidature, d’abord déclarée le 21 janvier 2011, puis officialisée le 20 juin après le vote des militants communistes, Mélenchon surpasse largement Besancenot comme meilleur « bon client », qui lui, annonce, qu’il ne sera pas le candidat du NPA. La « sanction » a donc été immédiate : le NPA disparaît pratiquement des grands médias. En effet, le candidat désigné par les militants du NPA – Philippe Poutou – est rarement invité sur les principaux plateaux télé, Besancenot y faisant des apparitions de plus en plus espacées.
Etre candidat est nécessaire, mais ne suffit pas… Ainsi, Nathalie Arthaud, candidate officielle à l’élection présidentielle en 2012 pour Lutte Ouvrière (LO), est quasi-absente des principaux médias. Depuis son intronisation comme porte-parole de son parti, puis comme candidate à la présidentielle, ses passages dans les journaux télévisés ou principales émissions politiques se comptent sur les doigts des deux mains (voir annexe 2). Quant au Parti ouvrier indépendant (POI) [ancien Parti des travailleurs], c’est assez simple : l’accès aux principaux médias lui est tout simplement « interdit » [6]. Le fait que ce parti ait finalement renoncé, le 2 octobre 2011, à présenter un candidat n’a donc pas amplifié sa représentation médiatique !
– Mieux vaut être candidat à la présidentielle que « simple » porte-parole et responsable politique.
Alors que le NPA a désigné deux porte-parole en avril 2011, ce sera Besancenot et, faute de « mieux », Poutou, ou rien ! Il en va de même pour le PG : sa co-présidente et porte-parole – Martine Billard – reste invisible et inaudible, excepté sur La Chaîne Parlementaire (LCP).
Mais le cas le plus emblématique reste sans doute celui du PCF, la principale force politique composant le Front de gauche. Ses représentants devraient être les candidats de ce rassemblement aux législatives dans près de 80 % des circonscriptions. Mais les législatives n’intéressent guère les experts en interviews et autres animateurs de débats. Pierre Laurent, le 8 avril 2011, devant le conseil national du PCF, peut le déplorer [7] : la sélection médiatique est impitoyable.
– Mieux vaudrait tout accepter, plutôt que prendre le risque de disparaître ?
La rareté des émissions véritablement politiques, voire leur absence totale jusqu’à une période récente, sur des chaînes comme TF1 ou M6, a pour conséquence de pousser les contestataires à se précipiter dans des émissions de pur divertissement ou de mélange des genres, dans l’espoir d’élargir l’audience de leurs idées [8].
Or, même si ces émissions permettent parfois de disposer de conditions d’expression équivalentes voire meilleures que celles qu’offrent les entretiens proprement politiques, force est de constater qu’elles contribuent généralement à une personnalisation excessive des enjeux et des idées politiques. Ces émissions tendent à effacer le collectif que le candidat est censé représenter et, surtout quand les jeux du cirque l’emportent, constituent des espaces de dépolitisation, comme l’a encore parfaitement illustré le passage du candidat du NPA à la présidentielle, Philippe Poutou, le 29 octobre dernier à l’émission « On n’est pas couché » sur France 2 [9]. Une dépolitisation qui serait éminemment démocratique, si l’on en croit l’ineffable Jean-Michel Aphatie, pour qui la présence des politiques « dans les endroits où on s’amuse [...] c’est plutôt le signe d’une forme de démocratisation des esprits [10]. » Difficile, dans ces conditions, de contester ce type d’émission et l’ordre médiatique dont elles sont l’un des fleurons !
– Mieux vaudrait devenir un personnage pour médias que le porte-voix d’un collectif ?
La sélection des porte-parole, opérée de facto par les médias audiovisuels, pour leur accorder le droit de siéger dans l’espace rétréci qui leur est réservé, privilégie certains d’entre eux, parce qu’ils sont de « bons clients ». Seuls Besancenot et Mélenchon ont, dans la période récente, bénéficié d’un tel « privilège », très grossièrement fondé sur les scores électoraux, sur les sondages et sur l’audience espérée.
Très vite, la personnalisation médiatique redouble la personnalisation électorale, dépendante de l’élection présidentielle. Mais il n’existe pas assez de place pour tout le monde. Aussi, Besancenot, après avoir fait la course en tête jusqu’à la fin 2009, a-t-il été concurrencé, puis dépassé et remplacé par Mélenchon, en fonction de l’évolution des scores électoraux (voir, en « annexe 1 », la trajectoire de leur médiatisation) et de son renoncement à se présenter à la présidentielle en 2012.
Or cette personnalisation médiatique est aussi une fabrique de rôles de plus en plus distincts du collectif qu’est censé représenter le porte-parole ; et cette individualisation s’accompagne de la construction médiatique de personnages : Mélenchon dans le rôle du « populiste dévoreur de journalistes » ou Besancenot dans celui du « facteur de Neuilly » [11]. Ces personnages succédant à d’autres : la « travailleuse » Arlette Laguiller et José « Astérix » Bové.
Les questions alors se bousculent. Comment éviter que l’élection présidentielle dicte sa loi à l’impératif de pluralisme politique ? Comment éviter la sous-représentation médiatique des courants minoritaires, qui représentaient tout de même environ 40 % de l’électorat lors de l’élection présidentielle de 2007 ? En particulier, les courants situables « à gauche du PS » peuvent-ils, sans se renier, accepter une personnalisation et des jeux de rôle qui contredisent leurs ambitions collectives ? Et comment pourraient-ils mettre en cause cette personnalisation et les mutilations du pluralisme sans critiquer les médias dans les médias, et défendre en leur sein des projets de leur transformation qu’ils ont pourtant dans leurs « cartons » ? [12]. Questions bonnes à ressasser, pour peu qu’on ait l’intention, plutôt que de subir, de leur apporter véritablement des réponses [13]
Pourquoi ne pas s’inspirer des mouvements des « indignés » américains qui ont inscrit « la critique des médias au cœur de leur mouvement » ?
Henri Maler, Denis Perais et Mathias Reymond
Annexe 1 :
De Besancenot à Mélenchon ?
En 2008 et 2009, Olivier Besancenot a la faveur des médias [14]. La consécration médiatique de Besancenot est confirmée en août 2008 par son entrée dans le « top 50 » des personnalités les plus populaires publié par Le Journal du dimanche : « Du côté des politiques, Nicolas Sarkozy tient la tête (au 44e rang, contre un 32e rang en décembre 2007), tout juste devant Olivier Besancenot qui apparaît pour la première fois dans le classement (45e rang). Quant à Ségolène Royal, elle descend du 36e au 49e rang ».
Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que Besancenot bénéficie alors de beaucoup plus d’invitations dans les médias audiovisuels, alors que Jean-Luc Mélenchon n’en reçoit que 38 [voir annexe 2]. La différence de fréquence n’est pas tout : Besancenot est accueilli à six reprises sur les plateaux de journaux télévisés, et une fois sur le divan de Michel Drucker.
Fin 2009, Mélenchon et Besancenot sont autant présents dans les médias.
Cette inflexion se produit dans un contexte où le Front de gauche a réalisé de meilleurs scores aux élections européennes [15]. Dans la perspective de la présidentielle, pour les médias, Mélenchon, qui n’est pourtant pas encore candidat, devient pratiquement l’égal de Besancenot comme « meilleur contestataire ».
A partir de 2010, la courbe s’inverse assez nettement en faveur de Mélenchon. Ce n’est pas tant, globalement, le nombre de plateaux accordés à Besancenot qui fléchit, puisqu’il reste à 32 durant l’année 2010, mais celui dévolu à Mélenchon qui explose : 55.
Avec l’annonce de sa candidature d’abord déclarée le 21 janvier 2011, puis officialisée le 20 juin après le vote des militants communistes, Mélenchon surpasse Besancenot, qui lui, annonce qu’il ne sera pas le candidat du NPA. La « sanction » a donc été immédiate : le NPA disparaît des médias. En effet, Poutou est rarement invité sur les principaux plateaux télé. L’effet direct est le score du NPA dans des sondages (entre 0% et 1 %) qui servent largement de boussole aux médias dominants. Comme le rappelle Alain Garrigou, professeur en sciences politiques à l’université Paris X - Nanterre : « Les sondages sont devenus un instrument de pouvoir. Quand ils sont associés à des lois sur le financement public des partis et que les banques ne prêtent qu’aux candidats « faisant » 5 % au moins dans les intentions de vote, on imagine les tentations. Cela devient même une condition pour l’accès aux médias. La sondomanie prospère sur un paradoxe et une tromperie : il faut sonder à satiété pour confisquer la démocratie en restaurant des mécanismes censitaires et ploutocratiques. » [16].
Annexe 2 :
À gauche du PS : relevé de prestations des porte-parole dans les médias audiovisuels(2008-2011).
Ci-dessous, en Pdf, un relevé (effectué par Denis Perais) qui n’a qu’une valeur d’indices de la place occupée par les différents porte-parole et de la lutte des places entre eux dans un espace retreint. Ces indices devraient être complétés par une évaluation des temps de parole et une étude qualitative du traitement des invités : les premiers de la classe et les autres…