Pluralisme… quand tu nous tiens
Des « grands quotidiens » (Lemonde.fr, Libération.fr, Les Echos) aux magazines (Lepoint.fr), en passant par la télévision (tv5.org, france24), jusqu’à la presse quotidienne régionale (Nicematin.com), voire les confrères étrangers (Lalibre.be, la RTBF, Letemps.ch), tous traitent de l’actualité nicaraguayenne sous l’angle unique proposé par l’Agence France Presse (AFP) [2].
Ce constat ouvre sur une question et une observation. Les titres français auraient-ils parlé du Nicaragua si les agences de presse n’en avait pas fait état ? Tout porte à croire que non. Mais outre l’illustration du poids fonctionnel des agences dans la mise sur agenda d’un évènement à l’étranger, voilà une belle démonstration de l’absence de pluralisme et d’unicité de la ligne éditoriale de ces médias, à l’égard de l’Amérique latine en général et de ce pays en particulier.
« L’ancien guérillero » deviendra dictateur…
Un jour avant la publication de la dépêche en question, une première alertait les rédactions : « Nicaragua : Ortega étrenne mardi son troisième mandat avec un pouvoir renforcé » [3]. Qu’apprend-on à sa lecture ?
Premièrement, à l’image de son homologue vénézuélien, que l’on dépeint souvent comme « l’ancien lieutenant-colonel putschiste », Daniel Ortega est tout d’abord présenté comme « l’ancien guérillero »… certes, mais d’un mouvement qui était actif dans les années 1960-70, soit il y a plus de trente ans ! La précision qu’il s’agit là d’un rappel historique ne viendra que bien après : « M. Ortega avait déjà été, entre 1984 et 1989, le premier président élu du Nicaragua, après que la guérilla sandiniste, dont il était l’un des principaux dirigeants, eut renversé en 1979 la dictature des Somoza » [4]. Dans la même phrase d’introduction, le Nicaragua est décrit comme « un des pays les plus pauvres du monde, avec une domination consolidée au Parlement qui fait craindre à ses opposants une dérive autocratique ». À l’image d’autres leaders latino-américains, le belliqueux Ortega ne peut, à terme, que devenir un autocrate... En deux phrases, le ton est donné. Et pour appuyer cette analyse, l’AFP donne la parole à un invité de marque : « À 66 ans, Ortega “dispose désormais de tout le pouvoir qu’il n’avait pas avant [...], il a la grande opportunité de décider d’être un dictateur ou un homme d’État”, résume l’ex-vice-ministre des Finances, René Vallecillo, dans un entretien avec l’AFP »...
Nicaragua, Iran, Venezuela… même combat !
Le 11 janvier, une deuxième dépêche vient donc confirmer la précédente, et rappelle à nouveau, dès l’introduction, la crainte des « opposants [d’]une dérive autocratique du régime ». Le terme « régime » n’est peut être pas fortuit, comme le souligne Luis Alberto Reygada : « S’il est vrai que l’expression “régime politique” fait référence à la manière dont le pouvoir est organisé et exercé au sein d’une entité politique donnée, ce mot à une connotation fortement péjorative dans l’inconscient collectif culturel occidental (surtout grâce à la domination culturelle occidentale, qui s’est accentuée à la fin de la guerre froide en imposant une image très négative au “régime soviétique”) » [5]. Il n’est jamais question de « régime » quand les médias parlent de la France ou des démocraties occidentales…
On les annonçait « attendus » la veille, ils sont bel et bien là : « Daniel Ortega a prêté serment en présence de chefs d’État étrangers, parmi lesquels l’iranien, Mahmoud Ahmadinejad, en pleine crise diplomatique avec les pays occidentaux en raison de son programme nucléaire, et le vénézuélien, Hugo Chavez ». Même si « plus de huit mille invités ont participé à la cérémonie », il fallait en effet insister sur la présence de ces deux personnages, qu’ils soient « en pleine crise diplomatique » ou « leader de la gauche radicale sur le continent » [6].
Le journaliste n’aura qu’à poursuivre un peu plus loin : « Ortega a par ailleurs défendu le droit des pays à “développer l’énergie atomique” […]. Le “Comandante Daniel”, qui a troqué l’uniforme vert du guérillero pour les chemises blanches et les envolées messianiques, a été réélu en novembre avec 62 % des suffrages – un résultat contesté par l’opposition »… S’il ne nous appartient pas de juger ici du caractère opportun pour l’Iran de développer son programme atomique, il est important de souligner le parallèle subtil qui est fait entre la référence à ce pays dans la bouche du président nicaraguayen et la manière dont celui-ci partagerait, ensuite, des caractéristiques souvent ressassées autour de son homologue vénézuélien, comme « l’uniforme » ou les « envolées messianiques ».
Ou comment faire croire que l’on informe sur un pays en faisant appel aux représentations malveillantes – et déjà bien assises par ailleurs – qui pèsent sur deux autres.
Or le parallèle avec les deux autres chefs d’État va se poursuivre jusqu’à la fin de l’article :
« Ortega peut notamment compter pour cela sur son allié Hugo Chavez qui verse annuellement environ 500 millions de dollars au Nicaragua – quasiment un salaire minimum par habitant. […]
À son arrivée à Managua le président Ahmadinejad s’est déclaré “très heureux d’être sur la terre de la Révolution”. [...]
“Ces deux peuples (nicaraguayen et iranien), en différents points de la Terre, luttent pour établir la solidarité et la justice”, a-t-il affirmé, saluant son “frère révolutionnaire Ortega”. […]
Ahmadinejad, qui a visité le Venezuela lundi, doit se rendre mercredi à Cuba et jeudi en Équateur ».
Voilà comment, en quatre phrases, on parle de trois pays distincts, on passe de l’un à l’autre tout en donnant une savante apparence d’assimilation…
Il est vrai que l’AFP n’en était pas à un coup d’essai, cette même semaine, puisqu’une autre dépêche – télévisée, celle-ci – avait « rendu compte » de la visite de Mahmoud Ahmadinejad au Venezuela, sans hésiter à manipuler le discours de Chavez [7]... comme l’avait d’ailleurs prédit ce dernier dans la version complète du discours tronqué par l’agence [8].
Outre la relative misère de l’information sur le Nicaragua, l’objectif, semble-t-il, était donc de profiter de cette occasion pour continuer à stigmatiser la « gauche radicale latino-américaine » en la dépeignant comme (entre autres) peu démocrate, autoritariste et porteuse d’une tradition belliqueuse. Le pouvoir de nuisance de l’AFP est tel que la même dépêche en espagnol se retrouve presque mot pour mot dans de nombreux quotidiens hispanophones…
Nils Solari