Mais qu’a donc fait Le Canard enchaîné pour mériter un tel traitement de faveur ? Rien de très original, à vrai dire. L’hebdomadaire satirique s’est seulement permis de mettre au courant ses lecteurs de l’existence d’une information judiciaire (ouverte en février 2011) visant les conditions d’attribution du chantier du « Pentagone à la française », comme le nomme le gouvernement. Un chantier de 3,5 milliards d’euros qui a été confié au consortium Opale Défense, détenu par Bouygues Bâtiment Île-de-France (16 %), Thalès (6 %), Sodexo (6 %) et des banques (34 % pour la Caisse des Dépôts et 33 % pour Dexia, Natixis, BPCE), mais dont le mandataire unique est Bouygues.
Or, d’après les renseignements obtenus par Le Canard, un haut responsable de la Défense aurait fait parvenir le cahier des charges du futur projet à Bouygues avant de le transmettre à ses concurrents, ce qui est une entorse aux règles « normales » de la compétition. Le procureur de la République a confirmé, d’après Le Canard, l’existence d’une information judiciaire pour « corruption active et passive », « trafic d’influence » et « atteinte à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics ». Rien que ça.
Le groupe Bouygues qui, comme le montre une jubilatoire séquence du film Les Nouveaux Chiens de garde, aime que l’information concernant le groupe Bouygues soit contrôlée par le groupe Bouygues, n’a pas apprécié que l’hebdomadaire satirique se fasse l’écho de cette affaire. Et a dépêché l’un de ses meilleurs flingueurs, l’avocat Olivier Metzner (qui défend, entre autres, les intérêts de Françoise Meyers, fille de Liliane Bettencourt), pour tirer à vue sur Le Canard. Une plainte a été déposée, et le journal a reçu une assignation à comparaître (en urgence) devant le tribunal de grande instance de Paris le 18 janvier.
Bouygues réclame au journal la bagatelle de 9 millions d’euros en raison du « préjudice subi ». 9 millions d’euros, comme le rappelle Le Canard dans son édition du 4 janvier, c’est presque un tiers du chiffre d’affaires annuel de l’hebdomadaire. Et de commenter : « Bouygues n’a pas le même rapport à l’argent que le commun des mortels. Neuf millions, [...] pour le pédégé du groupe Bouygues, c’est pratiquement un septième du prix du yacht baptisé “Bâton Rouge” – en hommage à la ville natale de sa femme, Melissa – qu’il s’est offert en septembre 2010 ».
De toute évidence il ne s’agit, ni plus ni moins, que de tenter de faire taire Le Canard et de lancer un avertissement à d’éventuels autres médias qui auraient la mauvaise idée d’évoquer d’hypothétiques malversations du géant du béton. Encore une démonstration du rapport singulier qu’entretient Bouygues avec l’information et les médias, dont on trouvera de nombreuses illustrations en consultant notre rubrique consacrée à TF1. Il est pour le moins amusant, pour ne pas dire risible, d’entendre Olivier Metzner donner des leçons de journalisme au Canard enchaîné en affirmant, par exemple, qu’il se contente de rapporter des « bruits » ou des « rumeurs »... tandis que TF1 serait un modèle de journalisme et de rigueur ?
Le groupe Bouygues est en outre, comme chacun sait, très attaché au respect de la loi et des engagements pris... puisqu’il n’a pas tenu ses promesses au moment de la privatisation de TF1 à son profit, sans que ni les gouvernements ni le Conseil supérieur de l’audiovisuel s’en émeuvent. Il est donc bien placé pour donner des leçons de vertu... Mais la rédaction de TF1 ou, du moins, sa chefferie éditoriale, aura certainement à cœur de se solidariser avec Le Canard, tant elle est jalouse de son indépendance et attachée à la liberté de l’information. Mieux : elle va enquêter de son côté pour vérifier les allégations du Canard. C’est certain !
En attendant le soutien de TF1, Le Canard ne cède pas, et a même contre-attaqué en publiant, chaque semaine depuis début décembre, un nouvel article sur Bouygues. Acrimed n’a pas les moyens de vérifier les informations rapportées par l’hebdomadaire satirique. Mais une chose est sûre : nous sommes à ses côtés face aux attaques du géant Bouygues, et nous espérons que le verdict du procès, rendu le 14 mars, sera un camouflet pour tous ceux qui tentent de museler la presse d’information.
Julien Salingue