Comme si la démocratie était menacée par l’égalité chichement accordée aux représentants de formations politiques aujourd’hui marginalisées, comme elles le sont, non seulement en raison du temps qui leur est réservé, mais surtout par leurs conditions d’expression et par les commentateurs qui se focalisent sur le deuxième tour : marginalisées comme elles le sont, en particulier, dans l’émission « Les Débats de la présidentielle » que Matthieu Aron anime tous les vendredis depuis la rentrée de septembre, et qui caricature le débat politique sous forme de duels dont sont absents les petits candidats et leurs soutiens. De l’art de fantasmer le bipartisme pour un paysage politique pourtant plus généreux…
Une émission exemplaire
Lors du premier rendez-vous des « Débats de la présidentielle » (le vendredi 2 septembre 2011), Matthieu Aron présentait la nouvelle émission politique de France Inter (en partenariat avec Le Monde et LCP) en ces termes :
« Un débat de quarante minutes, un débat entre politiques autour d’un grand thème de société. [...] Alors notre ambition, c’est de créer un espace de discussion, d’échange, de confrontation, un espace où les politiques puissent faire entendre leurs idées, présenter leur programme. Un débat de fond pour que tout simplement, nous, citoyens, électeurs, puissions nous faire une opinion. »
Louable ambition, triste traduction… malheureusement prévisible, puisque le débat a été confisqué par les représentants des « grands » partis politiques. En effet, si chaque émission voit s’opposer deux débatteurs qui « ne sont pas du même bord », les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur un total de trente-six invités politiques qui se sont succédé à l’antenne depuis septembre, vingt-cinq sont encartés au PS ou à l’UMP [2]. Ainsi, il a fallu attendre le 11 novembre pour croiser sur le plateau, avec la présence d’Eva Joly, la première personnalité politique n’appartenant à aucune des deux « principales » formations. Soit plus de deux mois de duels PS/UMP censés remplir le contrat d’un « espace de discussion, d’échange, et de confrontation », sans même avoir besoin de mentionner l’existence d’autres candidats, programmes et idées.
L’émission animée par Mathieu Aron – comme tant d’autres sur d’autres stations, avant même le premier tour de l’élection présidentielle -, prépare déjà le second tour et privilégie deux candidats ou leurs représentants. Quand ceux-ci sont placés face à face, à quoi bon mentionner qu’il en existe d’autres ? Ainsi, lors de l’émission du 3 février 2012 à propos de l’école, étaient invités Luc Ferry (ancien ministre de l’Éducation nationale proche de l’UMP) et Vincent Peillon (PS). Et Mathieu Aron d’introduire le débat : « De son côté, François Hollande propose d’investir dans l’éducation, de créer 60.000 postes supplémentaires ; et de son côté, Nicolas Sarkozy veut changer de modèle et développer l’autonomie des collèges ». Avant d’ajouter : « Il y a bien sûr ailleurs de nombreuses autres pistes de réflexion. » Vraiment ? Mais où est cet « ailleurs » ? Quelles sont ces « autres pistes » ? Nous voulons des idées et des noms ! Apparemment, l’auditeur-électeur que l’émission doit aider dans la construction de son opinion, ne mérite pas de prendre connaissance des propositions des autres candidats.
La disproportion quantitative des présences à l’antenne est aggravée par ses effets qualitatifs.
– Pour la clarté du débat, celui-ci est organisé par thèmes. Dès lors, déjà minorés, les fameux « petits candidats » (ou leurs soutiens) sont invités à débattre de questions qui, à leurs yeux, sont sans doute secondaires. Ainsi le 11 novembre 2011, Eva Joly était invitée à parler sur le thème… « Qu’est ce qu’être Français ? » Face à elle, le conseiller très spécial de Nicolas Sarkozy, Henri Guaino. Dans ces conditions, Eva Joly n’est pas invitée pour parler du programme d’EE-LV (dont la proposition de supprimer le défilé militaire le 14 juillet ne constitue qu’un aspect somme toute mineur…), mais sa présence la confronte à un thème majeur de l’UMP et permet à Guaino de répandre encore un peu plus la parole élyséenne sur les fameuses questions d’identité nationale, face à une candidate à qui l’on continue de reprocher ses origines étrangères [3] !
– Contraints de s’en tenir, à l’occasion de leurs rares passages, dans les limites du thème qui, imposé par l’émission, conditionne leur présence à l’antenne. ces invités n’ont pas d’autres choix que de parler de sujets qui les enferment un peu plus dans une caricature d’eux-mêmes. Le 6 janvier 2012, Christine Boutin est « logiquement » invitée pour parler de « modèle familial ».
– Face à des omniprésents, il est quasiment inévitable que les « petits » invités servent de faire valoir aux « grands ». Ainsi, Pierre Laurent du Parti communiste français doit faire face, le 18 novembre 2011, à Hervé Novelli [4], pour parler d’emploi et s’entendre rappeler les mesures prises par le gouvernement. Bien que présents à l’antenne, les « petits candidats » sont donc amenés malgré eux à entendre les propositions de leurs adversaires, et à les discuter sans avoir le temps nécessaire pour parler de leurs propres idées.
– Et pour parachever cette marginalisation qualitative, il suffit de s’entourer d’éditocrates capables de discourir sur les programmes des « principaux » candidats. Ce fut le cas lors de la dernière émission de l’année 2011, le 30 décembre, intitulée « État des lieux à J-100 de l’élection présidentielle ». Claude Weill et Natacha Polony, qui prenaient la place des invités politiques, s’en sont tenus à résumer l’état de la campagne au commentaire des programmes des candidats Hollande, Sarkozy et Le Pen. Ou comment favoriser ces candidats sans même prendre la peine de les convier à table.
Tout cela au nom de l’équité qui selon le CSA devrait régner avant la compagne officielle. Ne pouvant supprimer le premier tour de l’élection présidentielle (tant que cette élection demeure avec ce mode de scrutin), les responsables de l’audiovisuel entendent le gommer, au nom de la démocratie !
Une funeste égalité ?
Il ne faut donc pas s’étonner de voir Matthieu Aron s’inviter dans le journal de Mickaël Thébault, le 9 février dernier, pour mettre en garde contre le danger de devoir, à partir du 20 mars prochain (date de validation par le Conseil constitutionnel des candidatures à l’élection présidentielle), donner la parole aux petits candidats que l’on a jusque-là trop peu invités et dans des conditions qui rendaient presque inaudibles leurs propositions.
Bien lancé par Mickaël Thébault qui parle de situation « ubuesque », Matthieu Aron se défend ainsi : « Trop de règles risquent de tuer la règle. Ce qui nous est demandé c’est que durant les cinq semaines qui précèdent le scrutin, pendant 35 jours, nous accordions exactement le même temps de parole à tous les candidats, qu’ils soient à 25 ou 30 % d’intentions de vote, ou qu’ils soient à zéro dans les sondages. Cela pose quand même déjà quelques questions. Mais surtout, de manière très concrète, cela veut dire que s’il y a douze candidats comme lors de la dernière présidentielle, il faut que nous multipliions pratiquement par douze toutes nos émissions, mais aussi tous nos reportages. Pendant votre journal de 8 heures, vous allez passer une interview de François Hollande ou de Nicolas Sarkozy, il va falloir passer les onze autres également. Du coup, et bien qu’est ce qui risque de se passer : pour rentrer dans les clous, pour respecter la règle, il va falloir limiter ce temps de parole, et cela nous interdit pratiquement d’organiser tout débat, ce qui est quand même regrettable dans ce moment démocratique. »
Après des années de marginalisation quasi-totale (en raison de la règle dite « des trois tiers » qui réserve le temps d’antenne au gouvernement et aux formations représentées au Parlement), après la mise en œuvre, pendant la pré-campagne, d’une équité très peu équitable, c’est l’égalité qui serait trop égalitaire ! En ce cas, c’est l’ensemble des règles qu’il faut revoir (ou le principe de l’élection du président de la République au suffrage universel par un scrutin à deux tours). Toute autre solution est un déni de démocratie. Surtout quand un responsable d’une radio officiellement de « service public », s’arroge le droit de juger de l’importance d’un candidat (c’est-à-dire, en principe, de ce qu’il propose) en fonction des intentions de vote issues de sondages commandités par les mêmes radios et télévisions qui s’adjugent le droit de savoir ce que « l’opinion publique » pense et doit entendre ou non. Et, comme si le « débat », implicitement ou explicitement, devrait être médiatiquement organisé en fonction du second tour, ce n’est nullement un hasard si Mathieu Aron cite exclusivement François Hollande et Nicolas Sarkozy dans son intervention. Comble du cynisme : Matthieu Aron déplore que, pour réussir à donner la parole aux « petits candidats », il faudrait réduire le temps de parole de ceux à qui l’on permet d’en abuser depuis des années (ou pendant des mois, s’agissant par exemple de l’émission « Les Débats de la présidentielle »).
Ce qui « nous interdit pratiquement d’organiser tout débat », précise Matthieu Aron, qui sent bien que les fondements de l’émission qu’il anime sont minés par l’exigence de pluralisme politique qu’il s’emploie à plier à ses propres exigences, plutôt qu’aux règles démocratiques qui, quoi qu’on en pense, permettent à plus de dix candidats de se présenter à l’élection présidentielle.
Sans surprise quand elles proviennent des médias privés, les demandes d’effacement des petites formations politiques et de leurs propositions (que nous nous garderons bien de juger) témoignent en ce cas d’une singulière conception du service public qui, jusqu’à plus ample information, n’a pas pour vocation de juger qui mérite de parler et qui doit se taire... ou presque.
Julien Hairault