La réussite des femmes selon Elle
Elle se montre attachée à la « réussite » des femmes : louable intention à l’évidence ! Mais la lecture du magazine révèle d’emblée deux dimensions de cet attachement bruyamment revendiqué.
Cette réussite, en effet, se réduit pour l’essentiel à l’accès des femmes aux positions dirigeantes (dans le monde politique ou économique), au point que le sort de la majorité des femmes salariées – soumises aux contrats précaires, aux bas salaires, aux temps partiels imposés ou à la double journée – n’est que très rarement évoqué par les rédactrices de l’hebdomadaire. Nulle raison de s’en étonner : cherchant à obtenir les recettes publicitaires associées aux grandes enseignes de la mode (Chanel, Louis Vuitton, etc.), Elle multiplie les efforts pour attirer un lectorat, sinon bourgeois, du moins disposant de revenus conséquents (« CSP+ »). Que lui importe, par conséquent, les intérêts des caissières, serveuses, femmes de ménage, aides-soignantes ou autres secrétaires.
Deuxième aspect marquant : Elle s’intéresse moins aux mécanismes qui assurent la persistance des inégalités d’accès aux positions dirigeantes entre hommes et femmes, qu’à la manière spécifique dont les femmes occuperaient ces positions. Or, cette spécificité, Elle la cherche dans… la garde-robe de ces femmes distinguées, forcément ! Ainsi, dans un article publié dans le magazine du 21 octobre 2011 et intitulé : « Mode in power », Elle se propose d’instruire on ne sait qui, mais on le devine, sur la manière dont « les dirigeantes imposent leur look » : « Chancelière, ministre, First Lady… les femmes sont enfin sorties de la terne imitation des hommes et osent faire passer des messages ». Pour apprendre comment elles y sont parvenues et comment il est possible d’y parvenir, l’article propose une « analyse des nouveaux dress codes féminins », qui se fonde sur les « exemples » de Michelle Obama, Nathalie Kosciusko-Morizet, Angela Merkel, Christine Lagarde, Martine Aubry et Kate Middleton.
La politique du « look » selon Elle
Ce n’est pas tout : sous le vocable unifiant de « dirigeantes » se trouvent placées sur le même plan deux femmes, Michelle Obama et Kate Middleton, uniquement connues en tant qu’épouses d’hommes célèbres (qui eux-mêmes le sont à des titres bien différents), et quatre autres qui ont exercé des fonctions politiques de premier plan (ministres, députées, etc.). C’est assez dire la confusion qu’Elle contribue à entretenir sur la « réussite » des femmes, puisque diriger – conjugué au féminin – peut encore et toujours consister à être la « femme de ». Considèrerait-on le mari (ou le compagnon) d’Angela Merkel ou de Martine Aubry comme un « dirigeant » ? Poser la question, c’est évidemment y répondre.
Mais le principal enseignement est le suivant : si les femmes – ces femmes – sortent aujourd’hui de l’ombre dans laquelle elles se tenaient elles-mêmes (et non où les hommes les tiennent, aujourd’hui comme hier), « soucieuses de ne pas détonner dans l’univers masculin du costard-cravate », et si elles parviennent aujourd’hui à « faire passer des messages », ce n’est pas en luttant pour l’égalité entre hommes et femmes dans le monde du travail, pour un partage égalitaire des tâches domestiques dans les couples ou contre les violences masculines, mais en « inventant un nouveau dress code ». Message de gauche ou de droite, en faveur des intérêts des salariés ou du patronat, pour l’égalité entre les sexes ou sans considération pour les inégalités entre hommes et femmes ? Peu importe car, une nouvelle fois, les femmes se trouvent jugées, non sur la base de leur contribution à l’émancipation des modèles de genre ni même de leur positionnement politique ou de leur compétence, mais sur leur apparence extérieure, ici vestimentaire.
Au nom de ces équations traditionnelles reléguant les femmes « dirigeantes » au rôle de figurantes, rien ne nous est donc épargné par Elle : la « sexyness de NKM » (N. Kosciusko-Morizet), la « touche créateurs de Michel Obama », le « high street de Kate Middleton », « le côté “Vis ma vie” de Martine Aubry », etc. À l’adresse du lecteur non encore convaincu, voici un florilège de ce que ce « dossier » nous réserve de meilleur : « Elle a des jambes de gazelle, alors, pourquoi s’en priver ? », « Michelle Obama est la plus moderne et la plus sympa des First Ladies », « La méthode Lagarde est simple mais fiable. Une tenue basique de power woman à l’ancienne, mais, par-dessus, un foulard ou une grosse broche graphique », « C’est l’une des révolutions les plus importantes. Les attentes du public vis-à-vis de ses dirigeantes sont passées d’un dressing iconique à un dressing sympathique ».
Le partage des tâches domestiques selon Elle
Une petite incursion sur le site du magazine révèle une autre dimension de la contribution de Elle au maintien des rôles sexués : sa « vision de la division du travail domestique. Sous le titre « toutes accro à l’électroménager », un dossier du 7 décembre 2011 propose ainsi cinq portraits de femmes : « Un lave-vaisselle ou un robot, c’est souvent beaucoup plus qu’un appareil qui facilite la vie. C’est aussi un ami, un allié, un objet fétiche... Cinq dingues de leur gadget high-tech se racontent ». Toutes les enquêtes sociologiques ont beau démontrer la permanence, dans tous les milieux sociaux, d’inégalités très profondes entre hommes et femmes dans la répartition des tâches domestiques (alimentation, nettoyage, éducation, etc.), Elle choisit d’entériner cet état de fait… en le passant sous silence et en valorisant le rapport de certaines femmes aux appareils qui sont le support technique de cette inégalité. Nous aurions pu évoquer l’exemple de Valia, dont le compagnon s’est vu déchargé de la vaisselle grâce à l’achat d’un lave-vaisselle, mais celui de Fleur nous paraît encore plus édifiant.
Fleur a en effet découvert les joies du nettoyage en faisant l’acquisition d’un aspirateur high-tech. Pourquoi ? « Parce qu’il trône dans le salon comme une œuvre d’art, qu’il est beau, ultrapratique et, comme c’est un 2-en-1, je peux utiliser le petit ou le gros selon les besoins. C’est devenu mon meilleur ami et le troisième membre de la coloc’ ». Dans la chanson de Marylin Monroe, les diamants constituaient le meilleur ami d’une femme ; dans la version proposée par Elle, ce rôle est dévolu… à l’aspirateur. Commentaire de l’experte diligentée par le magazine : « La vie de Fleur a changé le jour où elle a pris conscience qu’un aspirateur pouvait être non seulement utile mais facile à utiliser. Pour elle, aspirer la poussière est devenu un jeu. Elle se sent valorisée par la performance et le design de l’appareil. Si bien qu’elle l’a accueilli avec autant d’enthousiasme qu’un nouveau colocataire qui serait à la fois sexy et facile à vivre ».
La rhétorique de la conciliation vie professionnelle/vie privée
Une autre manière de s’accommoder des inégalités de genre dans la répartition des tâches domestiques consiste à recourir au lieu commun, qui tient lieu pour beaucoup d’idéal, de la « conciliation entre vie professionnelle et vie privée ». Ce thème occupe une place non-négligeable dans le discours porté par Elle, le magazine proposant, par exemple, « dix conseils » aux mères actives « pour assurer » (27 octobre 2011). Le simple fait que ce type d’articles figure régulièrement dans la presse féminine et ne s’adresse qu’aux femmes est en soi significatif : les hommes ne sont en effet enjoints par personne à « concilier » quoi que ce soit. Les femmes se doivent quant à elles de « concilier », car c’est précisément à elles que continue à revenir en priorité de s’occuper des tâches matérielles au sein des couples.
Au-delà de leur caractère purement incantatoire, les « conseils » proposés par Elle – « je gère ma grossesse au bureau », « je communique avec mon boss », « je trouve un mode de garde fiable », « je gère les imprévus » – ne visent donc qu’à rationaliser cette inégalité, pièce maîtresse du patriarcat. Ce que confirme parfaitement le cinquième conseil, qui stipule : « j’implique le père de mon enfant dans les tâches ménagères ». Ici comme ailleurs, les mots importent ; il est bien écrit « j’implique », et non « je partage ». Le conseil pour faire accepter cette « implication » aux pères réticents a de quoi laisser songeur : « Vous pouvez utiliser des phrases toutes prêtes ayant fait leurs preuves et compilées dans le livre. Un exemple : “Mon amour, toi qui a des muscles, j’aurais une mission à te confier : pourrais-tu s’il te plaît descendre la poubelle à couches ?” ». Quand on a renoncé à combattre l’inégalité, restent les arguments sexistes.
On pourrait poursuivre longtemps l’énumération des exemples : la plupart montrent que les discours généraux qui prétendent lutter contre les inégalités entre hommes et femmes servent d’habillage élégant à l’aménagement du statu quo. Il suffit pour cela de considérer, en général, ces inégalités comme des survivances archaïques et de les attribuer exclusivement à des cultures ou des religions qui seraient intrinsèquement sexistes. Ce faisant, Elle participe à la légitimation et à l’éternisation de la domination patriarcale, telle qu’elle continue à s’exercer aujourd’hui dans la société française.
Article paru dans Médiacritique(s) n°2 (janvier 2012), toujours en vente.