Coqueluche de nombreux médias et d’adeptes de nouvelles technologies, Xavier Niel a le vent en poupe. Surtout financièrement. À la 7e place en France et à la 232e dans le monde – toujours selon Forbes (le magazine des ultra-riches, pour les riches lambda) –, la fortune de Xavier Niel se porte bien [1]. Tellement bien que celui qui aimerait être le Steve Jobs français peut se permettre de venir au « secours » de la presse, aussi bien papier (Le Monde) qu’en ligne (Mediapart, Bakchich, Atlantico, etc.). Peut-être n’est-il pas inutile, dans un premier temps, de mieux connaître les diverses activités – passées et présentes – de cet homme d’affaires puissant qui s’intéresse de plus en plus aux médias. Sommes-nous en train d’assister à la naissance d’un nouvel empire mêlant dangereusement industrie des télécommunications, argent et médias ?
Un empire des télécommunications
En 1991, Xavier Niel rachète Fermic Multimédia, un éditeur de services de Minitel rose et le rebaptise Iliad. Le groupe Iliad, qui lancera notamment – en 1996 – le premier service d’annuaire inversé sur Minitel (3617 Annu) et la banque de données Société.com, est la maison-mère de Free, un fournisseur d’accès à Internet et depuis peu, un opérateur de téléphonie mobile (Free Mobile). Iliad est le 2e fournisseur d’accès à Internet haut débit en France (Free + Alice). Mais le groupe propose bien d’autres prestations de services : diffusion de contenus audiovisuels par l’ADSL, hébergement de sites (Online.net, le n° 2 français), enregistrement de noms de domaine, téléphonie fixe (One.Tel et Iliad Telecom), terminaison d’appels (Kedra), annuaires, courtage d’assurance (Assunet.com), etc. Xavier Niel est le vice-président et le directeur de la stratégie d’Iliad ; il en est également l’actionnaire majoritaire : environ 64 % du capital. En 2011, le chiffre d’affaires du groupe s’élève à 2,12 milliards d’euros. Dans un communiqué daté du 8 mars 2012, l’opérateur de télécommunications annonce qu’il prévoit une « forte augmentation » de son chiffre d’affaires en 2012 et des revenus « de plus de 4 milliards d’euros à horizon 2015 » [2].
Le 25 janvier 2012, alors qu’il est auditionné par la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale pour faire un point sur le lancement de Free Mobile, Xavier Niel déclare : « Mon salaire est de 173 000 euros brut annuel [3] ». Stupéfaction chez les députés, cela ne fait « que » 14 400 euros brut par mois... Seulement l’homme d’affaires oublie de dire qu’il a également touché 14 millions d’euros de dividendes – en 2010 – pour ses parts dans Iliad (Capital.fr, 23 août 2011).
Xavier Niel n’en est pas à sa première cachotterie. Il a financé l’un des tout premiers fournisseurs d’accès à Internet, World-Net, lancé en 1994. Lorsque la société est revendue en 2000 pour 40 millions d’euros, Xavier Niel omet de « déclarer sa plus-value de 12 millions d’euros » : « taxable à 25 %. Il écope d’un énorme redressement fiscal » (Libération, 14 et 16 septembre 2006).
Dans un entretien accordé aux Échos, Niel, altruiste, déclare : « Chez Free, nous allons souvent à contre-courant, en nous opposant à l’ordre économique établi et en contestant toute forme de monopole préjudiciable aux Français » (18 octobre 2010). Pourtant, jusqu’à son introduction en bourse en 2004, on trouvait dans le capital d’Iliad – à hauteur de 6,9 % – une banque qui elle aussi s’oppose « à l’ordre économique établi » : Goldman Sachs... Xavier Niel s’est de nouveau associé à cette société bienfaitrice en 2011 pour une tentative de rachat des activités d’Orange en Suisse (Les Échos, 21 octobre 2011). Niel et Goldman Sachs ont alors un autre partenaire : Doughty Hanson & Co (La Tribune, 26 décembre 2011), l’un des plus grands fonds d’investissement privés d’Europe [4]. Avec de telles fréquentations professionnelles, on comprend que Xavier Niel « vilipende le capitalisme d’héritiers, exècre la vieille France et raille le peu d’appétit au changement des Français » (Les Échos, 11 janvier 2012).
Celui que les médias présentent volontiers comme « un homme d’affaires visionnaire et atypique » (AFP, 25 juin 2010), un « entrepreneur libertaire » (Libération, 29 juin 2010), un « trublion » (Ouest-France, 10 janvier 2012), le « poil à gratter des télécoms » (L’Expansion.com, 28 juin 2010), le « franc-tireur des télécoms » (L’Express.fr, 24 septembre 2010), parle lui-même de Free comme d’une entreprise de « chiens fous » venant « d’un monde Internet qui est différent » (RMC/BFM TV, 11 janvier 2012). Quand on lui demande quels sont les objectifs de sa société en termes de parts de marché – au moment du lancement de la « Freebox Révolution » –, il répond : « Les objectifs, je ne les connais pas, c’est pour les entreprises classiques ça et pour les financiers » (Les Numériques, 17 décembre 2010). Dans le même entretien « hors norme », il précise sa stratégie de distinction : « Le mot trublion n’est qu’à nous, il représente très bien Free, alors celui-là, c’est presque une marque déposée. C’est ce qu’on a envie de faire. […] On est heureux quand on nous dit qu’on est des grands malades. Sur les offres mobiles, par exemple, si dans un an vous ne vous dites pas "Free, ce sont des fous", on arrête tout de suite, et on passe à autre chose. »
Free cultive une image d’entreprise iconoclaste, différente, déconnectée du monde du pouvoir et de l’argent. Or, le directeur financier d’Iliad – la maison-mère de Free, donc –, Olivier Rosenfeld, est un ancien des banques d’investissement Merrill Lynch et Goldman Sachs ; le président du conseil d’administration, Cyril Poidatz, est un ancien auditeur chez Coopers & Lybrand (devenu PricewaterhouseCoopers après une fusion) et a travaillé pendant dix ans chez Cap Gemini ; Maxime Lombardini, le directeur général du groupe, a été successivement directeur du développement de TF1 et directeur général de TF1 Production ; on trouve aussi au conseil d’administration d’Iliad Virginie Calmels, PDG d’Endemol France et d’Endemol Développement, Orla Noonan, administrateur et secrétaire générale du groupe AB, ainsi que présidente de la chaîne de télévision NT1, et Pierre Pringuet, directeur général de la société Pernod-Ricard. On peut prendre connaissance du pedigree de l’ensemble des membres du CA d’Iliad sur le site du groupe. C’est intéressant et... éclairant.
Un « trublion » actionnaire de 800 entreprises
Pour sa part, Xavier Niel est également membre de « Free Minds, une holding d’investisseurs parmi lesquels figurent l’homme d’affaires Charles Beigbeder, Marc Simoncini, fondateur de Meetic, […] ainsi qu’Arnaud Dassier, fondateur de l’agence de communication L’Enchanteur des médias, qui a animé la campagne de Nicolas Sarkozy sur le Web en 2007 » (Le Monde.fr, 28 février 2011). Xavier Niel a aussi sa propre holding d’investissement : NJJ Holding. Il est notamment actionnaire du service d’écoute de musique en ligne Deezer [5], de la plate-forme de vidéos Vpod.tv, d’Ateme, une société spécialisée dans les technologies de compression vidéo, et de Square, une start-up dirigée par Jack Dorsey, le co-fondateur de Twitter. Bref, « cet autodidacte aux cheveux longs a placé son argent dans environ 800 entreprises [6] » (AFP, 28 juin 2010). Xavier Niel est par ailleurs membre du Conseil national du numérique créé par Nicolas Sarkozy en avril 2011. À la tête d’un vaste patrimoine immobilier, il est propriétaire du Golf du Lys à Chantilly. Il détient les droits des succès du chanteur Claude François avec trois autres investisseurs [7]. Enfin, Xavier Niel habite la prestigieuse Villa Montmorency dans le XVIe arrondissement de Paris, à côté d’Arnaud Lagardère et de Vincent Bolloré. « Toujours dans les bons coups, ce diable de Xavier Niel » (Le Point.fr, 25 novembre 2009)...
Mais heureusement, « [p]ère de deux enfants, il a gardé sa simplicité. Comme tous les employés de Free, il partage son bureau » (L’Expansion.com, 28 juin 2010). Et puis, incroyable : « Rémunéré 173 040 euros par an, il n’a pas rempli sa fiche au "Who’s Who" » (Paris Match, 9 octobre 2009). Plus émouvant encore : « Chez lui, aucun signe extérieur de richesse. Niel l’ascète se meuble chez Ikea et ne possède aucun tableau de maître » (L’Express.fr, 24 septembre 2010). Les médias semblent par ailleurs fascinés par la façon de travailler de l’homme d’affaires : « À pied d’œuvre une quinzaine d’heures par jour » (L’Expansion.com, 28 juin 2010), « connecté quasi en permanence, [Xavier Niel] gère tout par courrier électronique » (AFP, 10 janvier 2012) ; « cet accro au BlackBerry ne travaille que par mails » (Paris Match, 9 octobre 2009), il « est chaque jour derrière son e-mail à 5 heures du matin » (Entreprendre, 28 janvier 2012) ; il « est capable de piloter son entreprise à distance » et « répond de façon aussi laconique qu’efficace » à ses courriels (Le Monde, 8 novembre 2010). « Très réactif, hyperconnecté, le patron passe ses matinées à répondre aux centaines d’e-mails qu’il reçoit », « il communique par e-mails à toute heure, ponctuant la plupart de ses messages de clins d’œil complices » (L’Express.fr, 24 septembre 2010). Xavier Niel nous parle lui aussi de ses activités de petit artisan : « Mon boulot ? C’est faire des mails. J’en reçois 1 500 ou 2 000 par jour » (NouvelObs.com, 3 janvier 2012 [8]). Et donc ? « Un mode de gestion peu orthodoxe qui donne un aperçu d’un personnage complexe, original » (Reuters, 13 décembre 2011).
Storytelling d’entreprise
Que Xavier Niel et Iliad – via Free – souhaitent se donner une image décontractée, sans intérêt particulier pour l’argent et le pouvoir, malgré des profits colossaux, une place de choix dans l’univers des télécommunications, un conseil d’administration peuplé de hauts cadres issus du monde des banques et des grandes entreprises, et des associations directes avec (entre autres) les joyeux drilles de Goldman Sachs ou les plaisantins de Doughty Hanson & Co, cela relève de leur stratégie de communication. Mais les médias sont-ils obligés de relayer et d’accréditer ce storytelling d’entreprise ? De même, est-ce bien leur rôle de vanter les mérites du « patron trublion de Free », « un homme d’affaires visionnaire et atypique » (AFP, 25 juin 2010), « l’inventeur génial de la "box" » (L’Express.fr, 24 septembre 2010) ? De faire la promotion de « Free avec sa box d’enfer » (Libération, 18 décembre 2009) ? Ou de parler lors du lancement de Free Mobile d’un « buzz géant digne de ceux que savait créer Steve Jobs » (Entreprendre, 28 janvier 2012) ? Le magazine Entreprendre est littéralement conquis par Xavier Niel ; pris par l’enthousiasme, il le compare à une référence irréprochable du monde des affaires : « Depuis Tapie, ça fait longtemps qu’on en n’avait pas eu un comme ça. »
Ajoutons que Xavier Niel a créé « l’École européenne des métiers de l’Internet (EEMI) […] avec Marc Simoncini (ex-Meetic) et Jacques-Antoine Granjon (Vente Privée) » (Le Point, 22 décembre 2011). « Uniquement financée sur fonds privés – les trois fondateurs ont injecté 500 000 euros chacun », l’EEMI « forme en trois ans aux métiers du numérique » (La Tribune, 7 juin 2011). L’école a ouvert « ses portes en septembre 2011 au Palais Brongniart, dans les anciens locaux de la Bourse de Paris » ; le « coût de la scolarité [est] de 9 500 euros » par an (AFP, 6 mai 2011).
Mais, au fait, comment le « facétieux Xavier Niel » (Le Figaro, 11 janvier 2012) a-t-il construit la fortune qui lui permet aujourd’hui d’investir à tout-va ? Comme nous l’apprend dans un élan romanesque un article paru sur le site Internet de L’Express (24 septembre 2010) : « Rien ne prédisposait le jeune Xavier à devenir le sauveur d’une presse en crise »...
L’industrie du sexe : un « retour sur investissement intéressant et non fiscalisé »
Xavier Niel n’est pas un héritier, c’est un self-made man [9] ; il débute sa carrière professionnelle dans les années 80 en créant des services de Minitel rose et en exploitant des peep-shows et des sex-shops. À l’écoute des évolutions technologiques (et techniques), il se diversifie plus tard dans d’autres domaines : sites pornos, vente par correspondance de sex-toys. En 2006, comme le raconte en détail cet article de Libération, ce jardin secret qu’il cultivait depuis une vingtaine d’années « lui vaut de comparaître [...] en correctionnelle pour abus de biens sociaux, après avoir échappé aux poursuites pour proxénétisme » (14 septembre 2006).
Xavier Niel avait investi dans une dizaine de peep-shows à Paris et à Strasbourg avec Fernand Develter, un ancien fondé de pouvoir à la Société Générale qui était aussi son partenaire historique dans Iliad [10]. C’est en tant qu’actionnaire de ces établissements dans les années 90 que Niel est poursuivi, la justice s’intéressant aux nombreuses transactions en liquide. Il déclare aux enquêteurs que l’industrie du sexe est une source d’ « argent facile » et permet un « retour sur investissement intéressant et non fiscalisé [11] ». Soupçonné initialement de proxénétisme à cause des activités de prostitution des employées d’un sex-shop strasbourgeois – il est mis en examen et fait un mois de détention provisoire à la Santé en juin 2004 –, Niel obtient un non-lieu sur ce volet.
Xavier Niel plaide coupable pour les faits de détournement de fonds [12], il est finalement condamné à deux ans de prison avec sursis et à 250 000 euros d’amende par le tribunal correctionnel de Paris. Il doit également verser 188 000 euros de dommages et intérêts aux parties civiles, ce montant correspondant à une partie de l’argent qu’il avait prélevé sur les recettes non déclarées d’un des sex-shops. Au sujet de ces péripéties, Xavier Niel déclare : « Je n’éprouve que de la honte. À chacun sa croix [13] ». Et puis : « Ce fut presque une bonne chose, la justice a fouillé toute ma vie et franchement, on n’a pas trouvé grand-chose. […] Il faut payer pour les conneries qu’on fait, mais là, j’ai payé cher [14] ».
Si Xavier Niel, bon prince, reconnaît sa défaite, il n’empêche que son tempérament procédurier (contre la presse, ses concurrents ou les syndicats) sera aussi un outil efficace au service de ses affaires… comme nous le verrons dans notre prochaine livraison.
À suivre, donc.
Laurent Dauré
Deuxième partie : « Un patron comme un autre »
Troisième partie : « Le “sauveur” de la presse »