Dans Psychologies Magazine, pas de « it gloss à shopper d’urgence » ou de « conseils pour un make-up trendy » façon Cosmo. L’incontournable article sur « les dernières tendances make-up » se mue plutôt en une invitation au rêve et à l’introspection : « Oser s’imaginer en couleurs. Le maquillage de l’automne raconte nos envies de couleurs [1] ».
Vous l’aurez compris, avec Psychologies Magazine, on ne se contente pas de barbouiller les femmes de maquillage après les avoir affamées et culpabilisées. Non, on se donne également pour mission d’aider les femmes à se dépatouiller dans les méandres de leur légendaire psyché torturée (puisque directement reliée à l’utérus, comme tout le monde le sait). Subtile alliance entre la psychologie de bazar et l’ésotérisme de pacotille, le magazine s’appuie sur une douzaine d’« experts » : psychiatres, psychanalystes, psychologues, psychothérapeutes. Quelques philosophes, une coach diplômée de relations humaines et Boris Cyrulnik, véritable couteau suisse du soin des âmes humaines et animales (médecine, éthologie, psychologie, neurologie, psychanalyse), ferment la marche.
Et tout ce bestiaire n’a qu’un seul but : vous aider à mieux vivre votre vie, depuis plus de quarante ans. Le titre existe en effet sous des formes différentes depuis 1970 avant d’être racheté en 1997 par le couple Jean-Louis et Perla Servan-Schreiber. Dès lors, la diffusion bondit de plus de 393 % entre 1998 et 2011, passant de 70 000 à 345 290 exemplaires selon le groupe Lagardère [2], auquel appartient ce « féminin du mieux vivre ». Lu à 70 % par des femmes, le magazine est destiné à un public « AB+ », c’est-à-dire à des « individus appartenant à des foyers dont le chef est cadre, profession libérale, profession intermédiaire, chef d’une entreprise de 10 salariés ou plus [3] ».
La recette du magazine semble donc fonctionner, et ce sur un créneau original situé à mi-chemin entre la presse féminine, la presse santé (Santé Magazine, Top Santé) et la presse à destination des parents (Famili, Parents). Cette posture inattendue, à la croisée des chemins, permet aisément de coincer les femmes, ce que le magazine s’emploie à faire avec une sournoiserie peu commune grâce au registre « psy ». Outre qu’il s’arroge ainsi une caution vaguement « scientifique », cela permet également au mensuel de publier des articles se renvoyant la balle, du corps à l’esprit et de l’esprit au corps, dans un tourbillon incessant. Fort de ce mouvement perpétuel aux vertus hypnotisantes, le magazine parcourt allègrement toutes les dimensions de la vie de Lafâme : famille, couple, enfants, travail, santé, etc. Bien évidemment, Psychologies Magazine n’apprend rien de plus aux lectrices que Biba, Famili ou Parents, et n’est pas plus subversif que Madame Figaro ou Top Santé. Il veut seulement en avoir l’air et la chanson.
L’air…
Pour ce qui est de l’air plus subversif, le magazine s’attelle à traiter de sujets qui débordent très légèrement des cases habituelles : il crée par exemple une toute petite rubrique « homosexualité » et une rubrique pour les familles recomposées. Tout cela est extrêmement courageux et visionnaire, on en conviendra. Mais les choix éditoriaux forts ne s’arrêtent pas là, puisque le magazine a également ajouté une rubrique « Planète » à son site, à mi-chemin entre la page société et la page écologie, et une rubrique « nutrition », qui permet de ne pas directement parler de « minceur » ou de « régime ».
Le mensuel se veut par ailleurs assez dépouillé : ici, pas de rose flashy ni de mannequins ultra-maquillés. Les photos illustrant les articles montrent des femmes peu fardées et ne souffrant pas d’anorexie (sans pour autant dépasser la taille 38, bien évidemment). En couverture des magazines papier, Psychologies Magazine s’offre toujours des personnalités connues et reconnues : une majorité d’actrices (Carole Bouquet, Sandrine Bonnaire), mais également des humoristes (Jamel Debbouze, Florence Foresti), des chanteurs (Zazie, Marc Lavoine), des écrivains (Amélie Nothomb) et quelques journalistes (Marie Drucker, Claire Chazal), clairement destinés à séduire la fameuse catégorie « AB+ », population cible du magazine. La photographie en « Une » se veut en général sobre, et jouxte chaque fois un slogan lénifiant, mis en exergue : « Croire en soi », « Décider d’être heureux », « Oser aimer », et autres fadaises.
… et la chanson…
Concernant les discours, Psychologies Magazine se débrouille afin de ne pas paraître remâcher d’énormes poncifs, tout en le faisant gaiement. C’est le concept du « Mais non, bien entendu (mais si en fait !) ». En voici un exemple concret, tiré d’un article sur la sexualité, intitulé « Femme et homme, deux ou trois choses à savoir » : « On vous épargnera les banalités sur la femme plus sensuelle et plus tendre que l’homme. Mais on ne peut négliger tout à fait la dimension émotionnelle de la sexualité féminine [4] ». S’ensuit alors une description de la sexualité féminine au final « plus sensuelle et plus tendre que l’homme ». Heureusement qu’on voulait éviter cette banalité au départ. À propos de la sexualité masculine, l’article réitère les mêmes fausses nuances : « Sans tomber dans les généralités, sexologues et chercheurs s’accordent pour reconnaître que la sexualité de l’homme est visuelle, centrée sur son sexe et plutôt pulsionnelle. » Il s’agit donc de dire « Mais non, on ne va pas vous raconter que les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus, bien entendu ! Mais il faut bien admettre que… si, en fait ! »
Le magazine applique cette méthode du « Mais non, bien entendu (mais si en fait !) » avec une telle constance qu’on en serait presque admiratif. Ainsi, selon le magazine, si la féminité est composée de « Mille facettes, mille visages que chacune s’approprie ou réinvente », s’il n’y a « plus de normes ni de modèles [5] » et que « chacune aspire désormais à trouver son propre chemin »… il faut cependant veiller à connaître les « vraies différences hommes-femmes », parce que « la différence des sexes n’est pas un vain mot [6] ». En somme, « mais non, bien entendu, il n’y a plus de normes (mais si, en fait ! Bien évidemment qu’il y a des normes, c’est même là-dessus qu’on fait notre beurre ! – abrutie »).
… d’une vieille ritournelle.
Une fois ces fausses nuances doucement tartinées sur le cerveau de Lafâme, comme un gentil massage relaxant, le magazine lâche les chiens de garde. La première meute est destinée à effrayer, mais ne va pas jusqu’à la morsure : « L’égalité hommes-femmes menace-t-elle le désir ? », « Sexe, la confusion des genres », « Êtes-vous trop yin ou trop yang ? ». Le propos est alors celui-ci : tout cela est éminemment complexe, et bien évidemment, l’égalité hommes-femmes est une chose importante… mais, quand même, cela pose quelques problèmes.
C’est ensuite qu’on lâche la meute de chiens enragés. Là, il s’agit bien d’aller jusqu’à la morsure : « Hommes-femmes : égaux, oui. Semblables, surtout pas ! [7] ». Le féminisme se mue alors en « idéologie » dont il faut « corriger les excès » car il aurait causé une « explosion des repères identitaires ». Au sein de la famille, parler de « rôles » parentaux devient « très dangereux », puisqu’« être père ou mère », c’est occuper non pas des « rôles » (sociaux) mais « deux places différentes, marquées par une dissymétrie fondamentale [8] » (comprendre une dissymétrie originelle, c’est-à-dire naturelle, immuable).
Le journal se dandine donc entre deux postures qui, bien qu’en apparence contradictoires, sont profondément complémentaires pour l’économie générale du propos. Première posture : il existe une infinité de manières d’être, de vivre, toute une gamme de comportements différenciés qu’il convient de découvrir pour s’épanouir (il n’y aurait plus de normes) ; tous les possibles sont permis. Deuxième posture : il n’existe que deux manières d’être, de vivre (être un homme ou une femme – et cela n’a rien à voir avec une norme, mais avec la nature).
En somme, le message à destination des femmes est principalement celui-ci : vous pouvez être toutes les femmes que vous voulez être, sans pour autant vous montrer trop autonome, trop libre, trop accaparée par votre travail, trop exigeante avec votre compagnon… vous êtes libre de faire ce que vous voulez, tant que vous restez enfermée dans le périmètre tracé pour vous. Si vous sortez de ces limites – naturelles, vous allez souffrir, faire souffrir et mettre en péril la Nation – en faisant exploser les repères de nos chères têtes blondes, qui sont l’avenir de notre pays.
C’est ce message qu’il convient de faire passer : d’une part en faisant appel à une infinité de fausses « nuances », d’experts et de détours individualisant et, d’autre part, en véhiculant la croyance d’une égalité hommes-femmes déjà réalisée, ce que la sociologue féministe Christine Delphy nomme « le mythe de l’égalité déjà là ». Les conditions matérielles dans lesquelles les femmes se débattent étant totalement évincées, et l’égalité « déjà là » étant, selon le magazine, une cause de bouleversements et de souffrances, on fait alors croire aux femmes qu’elles doivent trouver en elles, et au sein des limites tracées, des solutions pour « mieux vivre ».
Dès lors, c’est à un double enfermement que l’on assiste : au sein du foyer et en soi. Mais pour que cet enfermement reste vivable, il faut, comme l’écrit Simone de Beauvoir, « s’appliquer à nier cette limitation », en important au sein du foyer « la collectivité humaine », incarnée par le mari, et l’avenir, sous la forme d’un enfant. « Contre-univers » ou « univers du contre », le foyer est ainsi maintenu comme étant, pour les femmes, « le centre du monde et même son unique vérité [9] ». Circulez, femmes ! Pour vous, dehors, il n’y a rien à voir ! Apprenez à vivre par procuration, fouillez les tréfonds des âmes de vos proches comme d’autres femmes avant vous se sont mises au tricot. On appelle cela vous aider à « mieux vivre » votre vie. Mais si ! Regardez-moi bien, écoutez-moi bien… vos paupières sont lourdes… vous vous sentez déjà mieux, n’est-ce pas ?