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Comment le quotidien L’Alsace banalise la torture

par Henri Maler,

Alertés par le blog « La feuille de chou » et par une lettre publique adressée par Bernard Enggasser (consultable sur même blog), nous avons découvert ce qui suit.

Le quotidien L’Alsace a publié une série de « Mémoires d’Algérie ». Le sixième article de la série, publié le 29 avril 2012 et intitulé « Les dernières confidences du général Paul Aussaresses » donne la parole au dit général. « Votre vie est celle d’un personnage de roman », affirme le journaliste qui l’interroge… Le recours à la torture ne constituerait donc qu’un épisode de ce roman ?

« Le général Aussaresses avait fait scandale en reconnaissant l’utilisation de la torture lors de la guerre d’Algérie », indique le quotidien. Précisons : en reconnaissant avoir participé à l’utilisation de la torture et en s’empressant de la légitimer. Mais que l’on ne compte pas sur L’Alsace pour rappeler ce que fut ce recours systématique à la torture et ce qu’écrivait alors le général (qu’il n’a cessé de répéter depuis). Aucun rappel des faits, aucune mention du contexte (voir en « Annexe » quelques références) : L’Alsace a publié un entretien en forme de tribune libre dont la complaisance, quoi que le journaliste en charge de l’entretien pense lui-même, équivaut à une tentative de réhabilitation du général et de banalisation de la torture.

Les premières questions sont d’une rare audace :

- Général Aussaresses, êtes-vous heureux en Alsace ?
- Je réponds, avec un point d’exclamation : oui, je suis heureux en Alsace !
- Qu’est-ce qui vous plaît ici ?
- Les Alsaciens… et les Alsaciennes !

- Mais nous allons plutôt parler de l’Algérie, où vous avez combattu le FLN. Cette période a marqué votre vie, j’imagine…
- Grandement !

Le journaliste de L’Alsace – qui ne manque pas d’imagination… – est en panne de précisions, comme le montre la suite.

- Vous avez confirmé l’utilisation de la torture durant cette guerre. Vous estimez que c’était un moyen nécessaire, dans ces circonstances ?
- Je trouve que c’était nécessaire, quand nous l’avons fait, et utile…
- S’il fallait le refaire, vous le referiez ?
- Si c’était à refaire, je referais ce chemin. Je ne serais pas content, mais je le referais… C’était pour la France. C’est le devoir d’un soldat. J’assume. C’était une vraie guerre.

Non seulement, le journaliste de L’Alsace se borne à évoquer vaguement une confirmation de l’utilisation de la torture, sans dire qu’Aussaressess a participé à cette utilisation, mais connaissant par avance les réponses, il prend soin de les préparer par ses questions, emboîtant par avance le pas au général.

Comme on peut le vérifier quelques questions plus loin :

- Après vos révélations sur la torture, le président Chirac a demandé que l’on vous retire votre Légion d’honneur. Comment l’avez-vous vécu ?
- C’était injuste ! J’aurais pu dire : “Mais ce que j’ai fait, je l’ai fait sur ordre !” Mais ce serait lâche de le dire, je ne le dis pas, hein ? J’ai agi parce que c’était mon devoir.
- Vous n’êtes pas pour la repentance par rapport à la façon dont la France a agi en Algérie ?
- Non, on a fait ce qu’on devait.

Dernières questions :

- Si l’on pense que votre préférence va à l’extrême-droite, on se trompe ?
- Non, c’est vrai. Je connais Marine Le Pen, pour avoir dansé avec elle. J’ai trouvé qu’elle avait avec moi quelque chose de commun : la taille ! Si vous me demandez ce que je pense d’elle… Oh, je n’en pense que du bien ! Mais j’ai voté pour Sarkozy…
- Votre vie est celle d’un personnage de roman…
- C’est un personnage qui faisait ce qu’on lui disait de faire. Ça s’est passé comme ça… […]

Et comme il ne s’agit somme toute que du « roman » d’une vie, un titre et un encadré achèvent de confirmer tout le bien que l’on doit penser du sympathique général :

Tout bon roman, quel que soit son registre, doit comporter une histoire d’amour.
Le général, assure sa belle-fille Martine, fut « un homme à femmes ». Et s’il vit aujourd’hui une bonne partie de l’année en Alsace (il a aussi un appartement boulevard Montparnasse, à Paris), c’est à cause d’un « coup de foudre  »  : il y a dix ans, déjà octogénaire, il s’est marié avec une jeune septuagénaire alsacienne, rencontrée lors
d’une réunion d’anciens parachutistes. [...]

Les crimes commis pendant la guerre d’Algérie ont été amnistiés. Ont-ils cessé pour autant d’être des crimes  ? L’Alsace ne sait pas et n’est donc pas en mesure d’informer ses lecteurs.

Or, – mais cela n’a évidemment rien à voir avec le lectorat de L’Alsace… –, les résultats du premier tour de l’élection présidentielle en Alsace fournissent les indications suivantes (en pourcentages des suffrages exprimés) :
- Bas Rhin : Sarkozy : 33,61 % - Le Pen : 21,21 % - Hollande : 19,57 % - Bayrou : 11,94 % - Mélenchon 7,22 %, etc.
- Haut Rhin : Sarkozy : 31,91 % - Le Pen : 23,43 % - Hollande : 11,89 % - Bayrou : 11,39 % - Mélenchon : 7,42 %, etc.

Henri Maler

Compléments. Pour parer au plus pressé ou rafraîchir nos mémoires, on pourra consulter sur la page dédiée au général Aussaresses sur Wikipedia : « Révélations sur la torture en Algérie ». Le général est l’auteur d’un ouvrage intitulé Services spéciaux : Algérie 1955-1957, publié en mai 2001 dans lequel il reconnaît et revendique le recours à la torture et les exécutions sommaires. Le Monde en publie des extraits et multiplie dans les semaines suivantes informations et commentaires.. Quelques semaines avant la parution du livre du général, en novembre 2000, dans un entretien réalisé pour Le Monde par Florence Beaugé et réédité depuis - « Le général Paul Aussaresses, coordinateur des services de renseignement à Alger en 1957 » (lien vers cette réédition de 2012 périmé ; nouvelle réédition à l’occassion de la mort d’Aussaresses, le 4 décembre 2013 - janvier 2014), on pouvait lire ceci : « La torture ne m’a jamais fait plaisir mais je m’y suis résolu quand je suis arrivé à Alger. À l’époque, elle était déjà généralisée. Si c’était à refaire, ça m’emmerderait, mais je referais la même chose car je ne crois pas qu’on puisse faire autrement. » Lire aussi, sur Rue89 : « Tortionnaire non repenti, le général Aussaresses se souvient » (avril 2008), par David Servenay, ex-Rue89.

 
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