Laurent Joffrin n’est pas n’importe qui, puisqu’il écrit des livres. Il est même l’auteur à insuccès d’un court traité de psychiatrie, Médias paranoïa [1], dans lequel il avait courageusement combattu « ce mal qui mine les démocraties modernes » : la critique des médias. Un courage que nous avons salué ici-même (Laurent Joffrin, polémiste et psychiatre : Sancho Panza contre les moulins à vent) et dont il se prévaut dans son nouvel opus. Scrutons quelques morceaux choisis.
Tout va de mieux en mieux ?
« La présidentielle aura été marquée par de violents réquisitoires anti-médias. À tort, puisque ces derniers ont réalisé un travail remarquable », proclame le chapeau de l’hagiographie qui commence ainsi : « Haro sur les journalistes ! Cette campagne présidentielle ultra-médiatisée a laissé une large place... à la dénonciation des médias. C’est même la seule idée qui réunisse l’UMP, le Front National, le Front de gauche, les écologistes et les candidats trotskistes. »
Pour combattre cette pandémie aux cent visages, il suffit à Laurent Joffrin, selon la « méthode » déjà éprouvée dans son chef-d’œuvre de psychiatrie pour les nuls, d’en amalgamer toutes les manifestations et de leur opposer un imperturbable bon sens.
Notre bon docteur dresse donc une liste de toutes les critiques qu’il tient pour identiques puisqu’elles seraient convergentes. Comme si les accusations et les agressions en provenance de l’UMP étaient de même nature que les critiques émanant, par exemple, d’Europe-Écologie-les Verts et du Front de gauche. Comme si toutes ces critiques qui, parce qu’elles émanent de forces politiques impliquées dans la campagne électorale, sont soupçonnables d’être des composantes de leur campagne, pouvaient être confondues avec celles qu’il préfère ignorer : celles-là mêmes dont notre bon docteur avait découvert, pour critiquer Les Nouveaux Chiens de garde, qu’elles relevaient de ces opérations politiques auxquelles Laurent Joffrin, refondateur permanent de la gauche, ne se livre jamais !
« Les journalistes ont fait du bon travail », assure un premier sous-titre qui précède cette proclamation de foi : « On avancera même cette idée totalement incongrue dans l’ambiance générale : la couverture médiatique de l’élection présidentielle a été... meilleure que jamais. »
« Certaines critiques sont recevables », nous annonce, toute feinte humilité dehors, un autre sous-titre – un sous-titre prometteur aussitôt désamorcé par ce truisme sentencieux : « L’imperfection étant le lot de la pauvre humanité, les organes d’information n’en sont pas exempts. » Suit un extrait du catalogue de La Redoute de ces imperfections imputables à la « pauvre humanité » : l’importance accordée à certains débats subalternes, comme la polémique sur la viande halal, l’erreur de l’institut Ipsos dans ses estimations du premier tour, la mise en exergue d’incidents mineurs et des interviews « menées de manière hostile ou inutilement grinçantes », parmi lesquelles Joffrin ne retient qu’un exemple : le cas de Marine Le Pen.
Des objections sans consistance ?
Mieux : les médias ont accompli « un vrai travail de fond », insiste Laurent Joffrin qui, pour mieux leur répondre, taille à la mesure de sa sagacité limitée « certaines critiques qu’on entend tout le temps » : poussières qu’il pulvérise en quelques coups de plumeau.
– « Les médias auraient été globalement superficiels dans leur couverture de la compétition électorale ? C’est le contraire qui est vrai. » Une fois de plus c’est Laurent Joffrin qui « globalise » les critiques pour s’en défaire. Tout n’a pas été superficiel, certes. Mais comment nier que le meilleur ou le moins mauvais a voisiné avec le pire : le journalisme de remplissage qui occupe des heures d’antennes avec du rien et le journalisme de papotage, consacré aux improvisations sur les sondages et sur la tactique des candidats.
– « Les médias seraient complaisants avec la classe politique, en raison des liens de connivence qui uniraient journalistes et responsables politiques ? Rien n’est plus faux. » En effet, si l’on prend tous les journalistes et tous les médias indistinctement... Mais si l’on parlait des journalistes politiques et d’eux seuls ? Joffrin tient un argument de poids : « Les journalistes chargés de suivre les candidats en campagne ont multiplié les confidences et les récits de coulisse, souvent embarrassants pour la cause des champions en lice. » Comme si un journaliste vraiment « embarrassant » était longtemps toléré dans les « coulisses » et mis dans la « confidence » ; comme si ces précieuses confidences et ces audacieux récits atteignaient des sommets d’impertinence ou, tout simplement, de pertinence.
– « Les médias ont-ils favorisé l’un ou l’autre candidat ? […] qui peut sérieusement soutenir que l’un ou l’autre des protagonistes ait été mis à l’écart, bâillonné, empêché de parler ou bien systématiquement désavantagé ? » La « méthode Joffrin », consistant à mettre dans un même sac ce que n’importe qui distinguerait, faisons comme n’importe qui. N’importe qui concèdera à Laurent Joffrin cette évidence écrasante : personne n’a été « bâillonné », ni totalement privé de parole ! Mais ne signifie nullement que personne, systématiquement ou pas, n’ait été désavantagé.
Notre auto-entrepreneur en édredons qui servent à étouffer les critiques dérangeantes est parvenu à en relever quelques-unes. Par exemple celle-ci, pourtant disqualifiée d’emblée par sa présentation : « Quant aux "petits candidats", il est entendu qu’ils sont méprisés par les grands organes d’information. » Mais plutôt que de répondre, Laurent Joffrin dégaine, non ses édredons, mais ses pistolets à bouchon. Ainsi, « Jean-Luc Mélenchon disposait de l’appui d’organes moins puissants, mais distribués partout, comme "l’Humanité" ou "Politis". » « Moins puissants » que Le Nouvel Observateur qui a mené – c’est son droit – campagne contre lui, veut-il dire. Mais aussi moins puissants que… les nettement plus puissants qui prétendent à une relative impartialité. Pas grave, nous expliquait déjà Laurent Joffrin dans son court traité de psychiatrie, puisque « Tout citoyen peut créer un journal », même s’il existe des « citoyens » d’un genre un peu particulier : « Les citoyens fortunés sont des citoyens comme les autres. Mais ils ont plus de moyens… » (Médias paranoïa, p.78-79). Perdriel et Bouygues, pour ne citer qu’eux, rougissent encore d’une telle reconnaissance.
Le CSA aussi d’ailleurs. « Les règles du CSA ont […] garanti pendant cinq semaines un accès égal de tous aux médias audiovisuels », s’enthousiasme Joffrin, oubliant à la fois que cette égalité du temps de parole a été contestée par la plupart des chefferies médiatiques, qu’elle ne dit rien sur les heures de diffusion et les audiences et qu’elle ne tient aucun compte des conditions qualitatives de l’usage de ce temps de parole.
– « Les sondages ont-ils égaré l’opinion ? Non. » Pourquoi donc ? Parce que « l’opinion a compris depuis longtemps que les sondages n’étaient pas une science exacte ». C’est sans doute un sondage d’opinion commandité par Laurent Joffrin qui lui a permis de savoir ce que l’opinion a compris ! Qu’on n’attende pas de notre omniscient qu’il réponde à des critiques précises. Il se réjouit, à quelques réserves près, de leurs prédictions, là où les sondologues se défendent d’en produire, ignore la place qui leur est accordée, et ne veut rien savoir de leur contribution à la transformation du débat électoral en spectacle de compétition sportive.
Des médias sans importance ?
« La manipulation de l’opinion est quasi-impossible », prétend Laurent Joffrin. « Manipulation » n’est pas le mot qui résume le mieux, du moins en toutes circonstances, l’influence des médias. Mais de là à affirmer qu’ils n’en exercent quasiment aucune, il y a un gouffre que seul l’âne de Sancho Panza peut rêver de franchir :« Ainsi, aussi imparfaits soient-ils, comme la démocratie elle-même, les médias n’ont pas biaisé, altéré, ni même sérieusement influencé le choix des citoyens, qui ne se fonde pas sur la couverture médiatique mais sur les candidats eux-mêmes, leurs personnalité, leurs programmes, leurs discours. » Le bon sens de Laurent Joffrin révèle ici ce qu’il est : une petite fabrique de non-sens. À quoi, en effet, servent les médias s’ils ont si peu d’influence ? Comment « le choix des citoyens » peut-il se fonder non sur « la couverture médiatique », mais « sur les candidats eux-mêmes, leurs personnalité, leurs programmes, leurs discours » alors que les citoyens n’en prennent connaissance, pour l’essentiel,… que par l’entremise des médias ?
Laurent Joffrin, contrôleur d’accès à un espace médiatique qui dépend peu ou prou de lui et de ses confrères en éminence, ne se borne pas à garder des portes fermées : il sait aussi enfoncer des portes ouvertes. « S’il en était besoin, le déroulement de la campagne présidentielle fait voler en éclat, dit-il, l’idée si répandue selon laquelle la démocratie serait vidée de son contenu par le "système médiatique". » Une « idée répandue » ? En vérité une sottise attribuée à la cantonade à n’importe qui et à presque tous : qui peut prétendre que le « système médiatique » exerce une telle dictature qu’il « vide la démocratie de son contenu » ? Il suffit bien de constater qu’il n’en est pas une composante aussi irréprochable que le prétend Laurent Joffrin.
Conclusion ? « Quoi qu’en disent les critiques des médias, en démocratie, ce sont les citoyens qui font l’élection et non les journalistes. » Telle est la morale de la fable insipide rédigée par un brasseur de courants d’air : un truisme destiné à aplanir les terrains plats.
Henri Maler
Pour mémoire.
– En 2005 déjà, Laurent Joffrin amortissait les critiques avec ses édredons. Lire : Laurent Joffrin espère domestiquer la dissidence.
– En 1999 déjà, comme nous l’a rappelé un adhérent de notre association, Laurent Joffrin se réjouissait des progrès du journalisme qui n’ont pas a cessé depuis :
« Comme beaucoup de tâches artisanales, le travail des journalistes se remarque surtout quand il est mal fait. Or on n’entend pas, depuis le début des bombardements au Kosovo, de philippiques contre le “ lavage de cerveau ” médiatique, l’illusion de l’image et les tromperies de l’information spectacle. Les procureurs habituels de la télévision sont muets ; le silence remplace les réquisitoires. Disons-le donc, au risque d’être accusé de solidarité corporative : le travail des médias audiovisuels dans ce conflit a jusqu’à présent été exemplaire. Les leçons de la guerre du Golfe ont été tirées : point de robinet à image sans signification, de commentaires péremptoires de généraux en retraites, de spéculations hasardeuses dans le style militaro-tonitruant qu’on affectionnait il y a neuf ans. Au contraire, beaucoup de prudence, de doute, de distance à l’égard des sources et de volonté d’équilibre dans l’interprétation. Le comptage des réfugiés est précautionneux, la mise en question des discours officiels, permanente, le croisement des informations, systématique. Le service public fait assaut de sobriété, mais aussi une chaîne privée comme TF1, naguère unique objet du ressentiment des médiaphobes. On ne s’étendra pas sur ce satisfecit : on ne va pas crier au miracle parce que les journalistes font leur travail. Mais enfin, constatons que le système médiatique peut s’amender : voilà qui contredit certains préjugés... » (Le Nouvel Observateur, 1er avril 1999.)
Il suffit de confronter avec des observations sérieuses comme celles que l’on peut trouver dans L’opinion, ça se travaille… Les médias et les « guerres justes »/ Kosovo, Afghanistan, Irak, cinquième édition actualisée et augmentée, Agone éditions, 2006 (par Dominique Vidal et Serge Halimi, avec Henri Maler) .