Les connaisseurs de « C dans l’air » le savent : Yves Calvi n’est pas seulement le garant de l’authentique pluralisme de son émission ; c’est aussi un expert dans l’art de poser des problématiques avec finesse : « Partout en Europe, la crise fait monter les partis populistes et extrémistes ; en France, ils viennent de remporter un tiers des suffrages au premier tour de l’élection présidentielle ; aux Pays-Bas, l’extrême droite provoque des élections anticipées ; en Grèce, la gauche de la gauche est en tête des sondages ; et dans le Pas-de-Calais, le choc entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon aura donc bien lieu. Nous avons donc intitulé cette émission “Europe, la crise dope les extrêmes”. »
Une « mise en contexte » qui annonce donc la couleur : les labels « populiste » et « extrémiste » s’appliquent donc aussi bien à la « gauche de la gauche » qu’aux partis d’extrême droite, mis dans le même panier. Une approche qui se confirme avec la première question de Calvi (« Est-ce qu’en effet c’est toute l’Europe qui est touchée par la montée des extrêmes et des populismes ? »). Elle est reprise par Pascal Perrineau, qui cite notamment l’exemple de l’Espagne et du Portugal : « il n’y a pas de grand parti équivalent du Front national, ou Front de gauche, ou de partis populistes ». [3]
Pour Perrineau, qu’il s’agisse de la « gauche de la gauche » ou de la « droite de la droite », « les partis de type nationaliste et populiste ont plus de capacité que d’autres à exploiter ces peurs », le « repli sur soi » à l’égard d’une « ouverture […] politique […] économique […] sociale et culturelle. » Une similarité qui se retrouverait dans les programmes économiques : « tous ces partis, quels qu’ils soient, sont marqués par un protectionnisme économique vigoureux »… « Gauche de la gauche », « droite de la droite », même combat ?
Perrineau conclut enfin son intervention en expliquant que ces partis partagent un « sentiment dominant systématiquement anti-européen ». Il y a, certes, « différents degrés dans la détestation de l’Europe », insiste-t-il : « il y en a qui prônent la sortie de l’Union européenne et, quand ils y sont, la sortie de l’euro. Il y en a d’autres qui veulent bien accepter de rester dans une Union européenne, mais une Union européenne sévèrement revue et corrigée. »
Le « chantage » grec
Une transition parfaite pour évoquer la venue du leader de la gauche de gauche grecque, Alexis Tsipras, à Paris – dont on se demande au juste de quelle « détestation de l’Europe » il relève. Calvi porte en effet la discussion sur la perspective de nouvelles élections législatives en Grèce, et le possible succès de la coalition Syriza : « Que proposent ces partis, notamment en Grèce, s’ils arrivent au pouvoir ? »
Selon Kefalas, le programme de Syriza se résume à une chose : « annuler le mémorandum » [4]. Pour la journaliste grecque, Tsipras, ex-syndicaliste étudiant qui, des jeunesses communistes aux émeutes de 2008, « n’a rien fait d’autre dans sa vie politique que lutter », joue sur l’échec économique et l’impopularité du mémorandum.
« Juste pour bien comprendre, le programme qu’il propose aux Grecs, c’est non au mémorandum ? » s’interroge Calvi. « C’est même pas non, c’est “il n’y en a plus”, d’ailleurs son ministre – entre parenthèses – des finances explique qu’il n’y a même plus de dette grecque », répond Kefalas, « d’ailleurs il menace très clairement : “Vous voulez nous couper les vivres, l’Union européenne, si on dénonce le mémorandum ? Eh bien on ne vous remboursera pas la dette.” » Une perspective qui scandalise Calvi : « On peut pas dire “donnez-nous l’argent et on refuse de faire les efforts !” » s’exclame le présentateur, « il y a un côté “donnez-moi le pognon ou je fais un malheur”. »
Kefalas surenchérit et se lance dans une charge virulente… contre les Grecs et leurs chantages : « C’est pas du tout récent en Grèce, ce que fait Alexis Tsipras à l’heure actuelle », explique la journaliste. « En 1980, quand Andreas Papandreou […] allait aux réunions, à l’époque […] il menaçait de sortir de l’Europe […]. Il disait “vous savez, moi je sors de l’Europe”. Et il repartait avec des paquets de milliards de drachmes [5]. » Tsipras serait donc le tenant d’une vieille tradition grecque : le racket des autres pays européens. On l’a compris, Kefalas n’a guère de sympathie pour le leader de la « gauche de la gauche ». En fait, elle semble lui préférer la chancelière allemande : « La personne, paradoxalement, qui a le mieux compris la politique grecque, et surtout celle menée par Alexis Tsipras, c’est Angela Merkel. Parce qu’elle lui tient tête elle dit “très bien, nous on va trouver un mécanisme pour sortir de l’euro, on va vous menacer et on va continuer ça”. »
Calvi rebondit : « Les banquiers allemands travaillent sur un scénario de sortie de l’euro, à Bruxelles on pense à un scénario de sortie douce contre ce chantage ». Kefalas, triomphe : « Enfin, Bruxelles communique ! Il était temps ! » Elle esquisse un sourire devant la réaction médusée de ses interlocuteurs, et s’explique : « Ça fait quand même deux ans qu’il y a une crise en Grèce, que tout est malmené », puis : « il y a eu un début de réforme, tout n’est pas qu’austérité ».
Calvi, créancier implacable
Bien évidemment, Acrimed n’a pas vocation à prendre position sur les enjeux politiques et économiques de la crise grecque. Mais, force est de constater que la présentation de Kefalas – charges contre Syriza et son « chantage », approbation enthousiaste des menaces de la chancelière allemande… – n’est pas neutre. Tsipras, quant à lui, n’a semble-t-il pas encore trouvé d’avocat pour le défendre dans le tribunal de Calvi… En effet, l’absence de contradiction est flagrante, alors même que le présentateur multiplie les commentaires « de bon sens ».
Lorsque Kefalas rappelle tout de même que la « solidarité européenne » a un prix, et s’accompagne d’intérêts que la Grèce peine à rembourser, l’animateur est intraitable : « Ça ne change rien au problème, quand on vous prête de l’argent, vous le remboursez, et généralement il y a quelqu’un qui prend un peu de sous au passage. » Alors que les investissements français et allemands en Grèce sont évoqués, Calvi se lâche : « Oui, eh bien, apparemment, certains téléspectateurs pensent que la farce a assez duré. » Sous l’apparence du bon sens, le présentateur prend ainsi doublement position : d’une part en s’indignant contre un possible défaut de la Grèce, de l’autre en reprenant le « storytelling » de la crise grecque selon lequel les Grecs dilapideraient l’argent des contribuables européens.
Le « rôle social » des néonazis
Le téléspectateur n’est pourtant pas au bout de la « farce ». Cette fois, c’est de la montée de l’extrême droite qu’il est question. Lorsque Calvi s’interroge sur le caractère néo-nazi de l’Aube dorée (parti d’extrême droite ayant réalisé un score de 8,5 % aux récentes législatives grecques), Kefalas se lance dans une description pour le moins troublante du « rôle social » de l’extrême droite (voir l’échange complet en annexe).
La journaliste explique que l’Aube dorée a « nettoyé entre guillemets les places des vieux quartiers d’Athènes où des personnes âgées habitent et qui avaient peur de sortir de chez eux, […] il y a eu tellement de ratonnades dans ce quartier que maintenant les immigrés ont peur, ils laissent tranquille tout le monde. » Et lorsque Calvi s’interroge (« vous nous dites qu’ils ont eu un rôle social et plus efficace que la police ? »), elle précise : « non seulement ils nettoient les appartements des immigrés mais ils le repeignent, ils changent la serrure et ils vont le donner à tout le monde », et de conclure : « C’est comme ça qu’ils ont investi les capitales […] en faisant ce travail social , avec les personnes âgées, avec les propriétaires. »
Une explication qui se termine par une subtile nuance sur le salut de l’Aube dorée : « Ce n’est pas du tout le salut de Hitler, eux ils considèrent que c’est un salut grec antique, et c’est une question de degré, quand on salue comme ça c’est un salut grec antique [elle fait la démonstration du salut “grec antique”] et un peu plus haut c’est… pour la parenthèse. »
Que retiendra-t-on des « extrêmes » grecs ? D’une part le « travail social » des néonazis, de l’autre le « chantage » de la gauche de la gauche… Merci, France 5, pour tant de pédagogie.
Avec cette émission, Calvi met en scène ce qu’il produit quotidiennement : un débat faussement vrai, ou vraiment faux (c’est selon). Les invités sont d’accord sur le fond, et se disputent sur la place des virgules. Présentés comme des experts dénués de subjectivité, ils ne sont rien d’autre, en réalité, que des commentateurs partisans. Et ce jour-là, c’est Tsipras qui en a fait les frais.
Frédéric Lemaire
Annexe 1 : Le chantage grec
« Il suffit de revenir trente ans en arrière. En 1980, quand Andreas Papandreou […] est arrivé au pouvoir, c’était un espoir, et c’était quelqu’un qui avait un caractère, qui était absolument insupportable. Quand il allait aux réunions, à l’époque c’était la Communauté économique européenne, il menaçait de sortir de l’Europe alors que la Grèce venait tout juste de rentrer dans la CEE. Il disait “vous savez, moi je sors de l’Europe”. Et il repartait avec des paquets de milliards de drachmes, […] il y avait des quartiers entiers qui se sont créés comme ça à Athènes, il donnait énormément aux services publics, aux fonctionnaires, aux agriculteurs, et c’est comme ça qu’il a été élu, il a été d’ailleurs vingt ans au pouvoir, et c’est comme ça que pendant vingt ans tout le système est devenu absolument corrompu, clientéliste et on en passe. C’était comme ça que ça marchait : il y allait en disant “vous savez, je sors de l’Europe”, et c’est comme ça que ça marchait derrière, les Européens cédaient et ils donnaient de l’argent »
Annexe 2 : Le rôle social de l’extrême droite
A. K. : « Il se trouve que le parti néo-nazi qui s’appelle l’Aube dorée est un parti qui est connu comme un groupe qui passe à tabac les immigrés dans les rues d’Athènes. Qui ont “nettoyé” entre guillemets les places des vieux quartiers d’Athènes où des personnes âgées habitent et qui avaient peur de sortir de chez eux et qui maintenant, effectivement, se sentent rassurés ; il y a eu tellement de ratonnades dans ce quartier que maintenant les immigrés ont peur, ils laissent tranquille tout le monde, ils sont plus sur la place, ils sont plus dans les aires de jeux, et, donc, tous les habitants sont rassurés. »
Y. C. : « J’emploie le terme à escient pour vous demander de préciser les choses, vous nous dites qu’ils ont eu un rôle social et plus efficace que la police ? »
A. K. : « Écoutez, dans Athènes, c’est simple, il y a énormément d’immigrés clandestins […]. Les gens de l’Aube dorée, c’est tragique mais, ont non seulement nettoyé les quartiers, mais quand quelqu’un se fait voler son sac, ou quand quelqu’un est propriétaire d’un appartement, qui loue et qu’il y a des squats d’immigrés, eh bien ils n’appellent plus la police, ils appellent l’Aube dorée. Et non seulement ils nettoient les appartements des immigrés mais ils le repeignent, ils changent la serrure et ils vont le donner à tout le monde. »
« C’est comme ça qu’ils ont investi les capitales […] en faisant ce travail social, avec les personnes âgées, avec les propriétaires. »
« Comme ce que font les Frères musulmans dans les pays arabes », note Calvi.