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Mobilisation sociale et critique des médias au Québec

par Jean Pérès,

Alors que les étudiants québécois poursuivent leur grève, la plus longue de l’histoire universitaire du pays, contre la hausse du montant des droits d’inscription à l’université et contre la loi 78, qui limite le droit de manifester, le rôle des médias dans ce mouvement a été mis en cause, non sans virulence parfois, par les acteurs de la mobilisation. Il vaut la peine d’essayer de comprendre pourquoi.

Phénomène qui ne manque pas d’intérêt et qui n’a guère d’équivalent en France (à de trop rares exceptions près) : des journalistes, universitaires et blogueurs se sont efforcés, à leur façon, de se livrer à un examen critique, témoignant ainsi à cette occasion d’une certaine vigilance.

Un rapide survol du paysage médiatique québécois et des instruments de cette vigilance permet de comprendre cette dernière.

Concentration des médias, observations des médias

Un blogueur proposait, le 9 mai, sous le titre « Pourquoi pas, enfin, une manif contre nos deux empires médiatiques ? », d’organiser une manifestation devant le siège des deux grands groupes qui se partagent les médias au Québec : Québécor et Gesca.

Le premier, Québécor, que nous avons déjà largement évoqué ici détient notamment Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec [1] ainsi que la chaîne de télévision TVA, qui a la plus forte audience au Québec. Le mastodonte concurrent, Gesca, est une filiale de la Power Corporation du Canada, présidée par Paul Desmarais, cinquième fortune du pays et soutien actif de l’ex-président français Nicolas Sarkozy (il était au Fouquet’s). Gesca détient le quotidien La Presse, ainsi que six autres quotidiens et trois hebdomadaires. La concentration de la presse payante francophone bat au Québec tous les records des pays occidentaux : 97,2 % des journaux québécois appartiennent aux deux groupes.

Seul le quotidien Le Devoir (3,5 % du tirage québécois, 30 à 40 000 exemplaires, 349 000 lecteurs [2] demeure indépendant depuis sa naissance, en 1910.

Quant à la chaîne de télévision publique, Radio Canada, accusée d’affinités avec le gouvernement libéral du Québec, elle a été rebaptisée « Radio Cadenas » ou encore « Radio Gesca », en raison de ses relations très amicales avec ce groupe, lui-même très proche du gouvernement.

C’est notamment à cause de cette extrême concentration des médias, mais aussi des problèmes que soulèvent les pratiques journalistiques, que s’est développée de longue date et, donc, longtemps avant la mobilisation des étudiants québécois, une critique des médias relativement autonome. Malgré son faible tirage, le quotidien Le Devoir y contribue, en raison de son indépendance, de la réputation de qualité de ses articles, notamment de sa rubrique « Médias », tenue par Stéphane Baillargeon [3].

Parce qu’il n’est pas un média lui-même, le Conseil de presse du Québec joue un rôle plus important. Cet organisme, où sont représentés à égalité les journalistes, les entreprises de médias et le public (qui a une voix de plus), semble jouir d’une grande autorité, même s’il ne dispose pas de pouvoir autre que moral. Cela dit, ses décisions, sont toujours accompagnées de la mention : Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. » (Règlement n° 3, article 8. 2). L’indépendance du Conseil de la presse a déjà provoqué le départ de certains de ses membres, dont Québecor, ce qui fragilise son financement, déjà modeste. Le Conseil de presse diffuse chaque jour sur son site une revue de presse et, régulièrement, des articles sur les médias.

Enfin, moins réputé que le Conseil de la presse, un dernier organisme mérite d’être mentionné : Projet J (pour Projet Journalisme) qui se définit comme un « Observatoire du journalisme ». Soutenu par la Fondation pour le journalisme canadien, Projet J, se présente comme « Observatoire indépendant » qui « […] vise à favoriser l’excellence journalistique en proposant un espace de réflexion critique et des outils de perfectionnement. » Ainsi, «  il y est question, entre autres, de formation, d’éthique et de recherche sur le journalisme. Il s’agit également d’un lieu d’échanges et de débats entre journalistes, enseignants et étudiants sur les enjeux actuels et l’avenir du métier. ». Composé de journalistes, d’enseignants, de chercheurs et d’étudiants, Projet J diffuse sur son site des articles d’information et de réflexion ainsi que des recherches sur les médias. [4]

Vigilance (1) : éditorialistes et journalistes de terrain

Au cours du mouvement des étudiants québécois contre la hausse des frais de scolarité, la plupart des médias dominants (ou, du moins, les commentateurs) ont pris position contre les étudiants [5]. En même temps, pendant les manifestations, des reporters, cameramen ou photographes ont été malmenés par les étudiants parce qu’ils travaillaient pour tel journal, telle ou telle chaîne de télévision. Pourquoi malmenés ? A cause des positions hostiles aux étudiants prises par les éditorialistes de leur média.

S’ils condamnent sans réserve la mise en cause des journalistes de terrain et les violences parfois exercées contre eux, nombre d’observateurs s’interrogent, plus ou moins timidement, sur leurs causes.

Ainsi Colette Brin, ex-journaliste de presse, télévision et radio, professeure au Département d’information et de communication de l’Université Laval à Québec dans un article paru sur le site de Projet J, invite à ne pas confondre journalistes de terrain et éditorialistes : « […] pour les journalistes de terrain, la couverture d’une manifestation qui tourne mal est d’autant plus risquée que certaines personnes décident de s’en prendre à eux – parfois physiquement – pour les opinions de leurs collègues chroniqueurs ou éditorialistes. Il faut évidemment dénoncer de tels gestes, qui portent atteinte non seulement à l’intégrité des personnes, mais aussi à la liberté de presse. Et rappeler que dans la tradition des quotidiens nord-américains, la salle de rédaction et l’équipe éditoriale sont des entités séparées… à défaut d’être complètement indépendantes [6] .  »

Moins mesuré, mais dans le même sens, le président du Conseil de presse du Québéc, John Gomery, dans un communiqué diffusé le 17 mai 2012, déclare : « Je remarque une radicalisation du discours de certains journalistes et commentateurs. Rarement aura-t-on pu lire ou entendre des opinions aussi virulentes que lors de ce conflit, et ce simple constat doit nous amener à nous demander si une plus grande modération dans la libre expression des points de vue ne diminuerait pas le risque d’exacerber et de radicaliser le conflit, en plus de mieux respecter les droits de chacun. Cela étant dit, que certains journalistes aient péché par excès de zèle ou non, rien n’excuse les gestes d’intimidation et de violence dont nous avons été témoin qui briment la liberté d’expression, le droit à l’information et la liberté de presse ». Un simple appel à la modération, suivi d’une ferme condamnation, mais qui légitime la critique de l’omniprésence et de la virulence des commentateurs à sens unique.

Plus radical, une fois de plus sur Projet J, dans un article au titre éloquent – « L’opinion nuit au journalisme » – le professeur Normand Landry, spécialiste des questions de liberté d’expression et enseignant-chercheur, ne se borne pas à rappeler une nécessaire distinction, mais souligne à quel point et à quel prix le journalisme de commentaires écrase le journalisme d’information : « Quand on donne deux ou trois pages à des chroniqueurs qui martèlent les mêmes arguments et que de l’autre côté on a des journalistes extrêmement compétents qui font un travail de terrain fabuleux, mais auxquels on donne un espace plus limité, moins intéressant dans le journal, ça n’aide pas à changer la perception du public, explique-t-il. C’est difficile dans ce contexte de leur montrer que le journal n’est pas là pour prendre part au conflit et l’orienter, mais pour les aider à le comprendre. »,

Et le même de conclure : « C’est beaucoup plus payant d’avoir quelques chroniqueurs vedettes qui assurent un grand lectorat qu’une armée de journalistes qui font un travail d’analyse objectif sur le terrain. Je pense qu’il y a du grand journalisme qui se fait au Québec en ce moment, y compris sur la crise. Le problème ne vient pas des journalistes, il vient des institutions médiatiques. Des institutions qui ont la propension à vendre de la copie plus qu’à faire de l’information [7] »

Enfin, Stéphane Baillargeon, journaliste au quotidien Le Devoir, chroniqueur à la Radio Première Chaîne de Radio Canada et professeur chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal : « … Une deuxième opposition médiatique concerne les reporters et les chroniqueurs. Les premiers font globalement très bien leur travail : ils rapportent. Les seconds, enfin certains d’entre eux, ont passé les quinze dernières semaines à jeter de l’huile sur le feu. Évidemment, chacun a le droit de s’exprimer, et absolument rien ne justifie les attaques contre les journalistes. On souhaiterait tout de même un peu plus de respect de l’“éthique de la communication” […] de la part des communicateurs professionnels. En plus, maintenant, chaque média relaie des dizaines de chroniques et de blogues alors, quand tout le monde appuie dans le même sens, ou presque, ça finit par peser [8]. »

Si l’on en croit donc ces analystes, ce sont les éditocrates québécois qui suscitent l’hostilité des étudiants, mais ce sont les journalistes de terrain qui reçoivent les coups. Ce qui ressort de ces observations convergentes, c’est la contradiction entre l’engagement partisan des éditorialistes et le souci d’exactitude inhérent au reportage, contradiction dont les journalistes de terrain, cameramen et porteurs de micros, font les frais [9]. A noter que ces mêmes journalistes sont également souvent la cible de violences policières. Ce qui n’empêche pas leurs chefferies éditoriales de prêter main forte à cette police lorsque celle-ci le demande.

Vigilance (2) : médias et police

Les médias doivent-ils être des auxiliaires de la police ? A la suite d’un avis de recherche lancé par la police de Montréal, les médias ont dû se demander s’ils devaient participer ou non à l’identification de quatre étudiants photographiés par un quidam après qu’ils eurent jeté des bombes fumigènes dans des stations de métro de Montréal. Alors que les médias dominants s’empressaient de participer au travail de la police, en publiant les photos et, dans un second temps, en identifiant (c’est-à-dire en les nommant) les personnes recherchées, Le Devoir, et aussi Radio Canada, ont eu une attitude plus circonspecte.

La Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), principal syndicat de journalistes, ne s’est posé aucune question sur la délation de personnes présumée innocentes, sur le rôle d’auxiliaires du maintien de l’ordre attribué aux journalistes « La FPJQ appuie la divulgation dans les médias de l’identité des personnes suspectées par la police d’avoir lancé les bombes fumigènes. C’est une information d’intérêt public qui permet à la justice de s’exercer au vu et au su de tout le monde et non en cachette comme dans un État totalitaire. Il y a un intérêt légitime à cette information pour éviter répétition de tels événements [10].

Le Conseil de presse du Québec, dans un article intitulé « Des têtes mises à prix », s’est situé sur un terrain strictement déontologique pour commenter l’attitude des différents médias et leurs justifications, notamment en regard de la présomption d’innocence que doivent respecter les journalistes québécois selon les termes mêmes des codes de déontologie du Conseil de presse et de la FPJQ – qui, comme on vient de le lire, ne s’est guère posé de question déontologique et a fortiori, politique. Pas plus qu’Eric Trottier, rédacteur en chef du quotidien La Presse, qui avait relayé immédiatement l’avis de recherche de la police et livré au public les noms des suspects. Voici ce qu’il répond, dans l’article cité du Conseil de la Presse, sur la question de la présomption d’innocence : « …Éric Trottier, lorsqu’on lui demande s’il faut un très haut degré de certitude avant de nommer des suspects comme La Presse l’a fait. “Bien sûr. On l’a fait parce qu’on avait plusieurs sources qui nous confirmaient leur identité, notamment des gens qui les connaissent très bien.” Combien de sources ? “Trois.” Des sources crédibles ? “Très.” » Or, dans une mise à jour du lendemain, le Conseil notait que parmi les quatre personnes nommées par La Presse, il y en avait deux qui l’étaient par erreur !

C’est encore sur le terrain de la présomption d’innocence et d’une déontologie invitant aux plus grandes précautions dans le dévoilement par les médias des noms de personnes suspectées que s’est situé Projet J, dans un article « Suspects du métro : des visages, des noms et des adresses publiés ».

La référence appuyée aux codes de déontologie par le Conseil de presse et Projet J, alors que, singulièrement, le syndicat des journalistes s’asseoit dessus (et notamment sur le sien !), peut être interprétée comme une invitation faite aux journalistes de respecter leurs propres règles éventuellement à l’encontre de leurs donneurs d’ordres. Mais le peuvent-ils quand ils dépendent des directions de la rédaction des énormes groupes de médias québécois ? Ces rappels de la déontologie suffisent-ils quand ils sont invités à prêter main forte à la police alors que le gouvernement cherche à dramatiser à l’excès les conséquences du lancer de fumigènes, allant jusqu’à inculper les enfumeurs d’« incitation à craindre un acte terroriste » relevant de la législation antiterroriste ?

Ce sont donc des étudiants qui ont réagi le plus vivement à cette association police-médias. Ainsi Force étudiante critique, groupe dissident de la Classe (Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante) qui fédère la majorité des syndicats étudiants mobilisés, a publié, le 12 mai sur son site, une lettre dans laquelle on peut lire

«  Nous constatons qu’avant même que des accusations formelles ne soient portées par le Service de police de la Ville de Montréal, les personnes soupçonnées d’être à l’origine de l’action de jeudi matin dans le métro de Montréal ont eu droit à une inquiétante présomption de culpabilité, relayée sans gêne par les médias. Leurs adresses personnelles ont été dévoilées, leur vie privée scrutée à la loupe, les commentaires désobligeants de faux amis ont été publiés comme une vérité indiscutable. Leurs opinions politiques ont été ostracisées, en dépit de la présomption d’innocence qui, dans un pays où les élites politiques et le consortium médiatique s’empressent à tout bout de champs d’en vanter les mérites démocratiques, semble ici avoir été curieusement balayée du revers de la main par les piètres enquêteur-es et chroniqueur-es bas de gamme.  »

Et d’en tirer cette conséquence, quelques lignes plus bas : « En symbiose avec le pouvoir, les médias délateurs sont des cibles de choix pour les actions à venir. » Cette phrase ayant été ressentie comme une menace par le quotidien La Presse, les auteurs de la lettre ont ajouté ultérieurement un « post-scriptum » dans lequel on peut lire que leur intention n’était pas de « leur faire peur » : Les actions auxquelles nous faisions référence étaient du type de celles énumérées dans notre texte : vigile, manif, piquetage. » (« The show must be down », 14 mai 2012)

Ici comme ailleurs

Les périodes de crise sociale exacerbent les tensions entre les acteurs de mobilisation et les journalistes [11], entre le droit d’informer des premiers et le droit d’informer des seconds lié à l’exercice de la liberté de la presse. Alors que la société se divise progressivement en deux camps antagonistes, les conditions d’une information journalistique, sinon objective, du moins exacte et équilibrée, sont fragilisées. Si, comme au Québec, les journalistes d’information ne veulent pas être confondus avec les préposés aux commentaires qui choisissent massivement le camp gouvernemental (comme ils l’avaient fait, en France, au moment du référendum de 2005), s’ils ne veulent pas être traités en auxiliaires de la police, du maintien de l’ordre, il est indispensable de mener cet autre combat pour la liberté de l’information : celui qui vise les grands groupes médiatiques et des chiens de garde omniprésents. C’est assez dire l’importance de lieux et de personnes, d’institutions qui observent et critiquent le fonctionnement des médias et qui s’expriment avec le maximum d’indépendance, au Québec comme ailleurs.

Jean Pérès (avec Henri Maler et un correspondant au Québec)

PS (13 juin 2012). Un de nos lecteurs actuellement au Québec nous signale à juste titre le rôle important de contre-information que joue, notamment pour les internautes, la télévision étudiante de l’université de Concordia CUTV [12], présentée sur le blog du Collectif 22, hébergé par Médiapart. Cette télévision soutient le mouvement étudiant, notamment en filmant les actions de la police au cours des manifestations ; ce qui vaut à ses journalistes d’être particulièrement visés par ladite police.

 
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Notes

[1Sur Québecor et Le Journal du Québec, voir « Quinze mois de conflit au Journal du Québec ».

[2Données 2008, selon Wikipédia, qui se réfère au Print Measurement Bureau (PMB), organisme canadien qui mesure l’audience des publications

[3Une étude approfondie de ce quotidien a été publiée par la revue québécoise Communication, en mars 2012. Elle est accessible sur le portail Revues.org.

[4Cette liste de trois pôles d’indépendance n’est nullement exhaustive. Toute information complémentaire sera la bienvenue.

[5C’est ce parti pris qu’entend démontrer, par exemple, une vidéo critique réalisée par un enseignant sur son blog « La démagogie des médias sur le conflit étudiant au Québec ».

[6Colette Brin,« Le conflit étudiant : spectacle médiatique interactif et en direct » ; Projet J repris du blogue de Colette Brin sur Contact, le 24 mai 2012.

[7Cité dans « L’opinion nuit au journalisme », Projet J, 25 mai 2012

[8« Leçon sur les donneurs de leçons », Le Devoir, 22 mai 2012.

[9On peut évidemment penser que les journalistes de terrain sont politiquement d’accord avec les éditorialistes du même média, mais ce n’est pas forcément le cas. Le choix de travailler dans un organe conforme à ses opinions n’est pas, en effet, au Québec peut-être plus qu’ailleurs, d’une grande liberté ; et on peut supposer, sans grand risque de se tromper, que les journalistes qui doivent gagner leur vie comme tout le monde, ne choisissent pas souvent de travailler pour Québécor ou Gesca parce qu’ils adhèrent aux « idées » que ces groupes défendent

[11Témoignent explicitement de ces tensions les « mandats de méfiance » à l’égard des grands médias adoptés par certaines associations d’étudiants affiliées à la Classe, ainsi que le rapporte Radio Canada « Les médias objets de méfiance ».

[12Semble ne plus émettre, février 2014

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