« On est vraiment pathétiques, là... » Cet aveu désolé est signé Claude Askolovitch, journaliste à Marianne. Il a été prononcé mercredi 13 juin, sur Direct 8, lors d’un débat sur le désormais célébrissime tweet de Valérie Trierweiler.
À ses côtés, David Revault d’Allones, du Monde, Eric Brunet, de BFM – RMC, et Yves Thréard, du Figaro, que l’on pouvait voir, au même moment, face à Joseph Macé-Scaron sur i-Télé – ô magie du petit écran ! – pour un débat sur... le tweet de Valérie Trierweiler. L’émission de Direct 8, « Langue de bois s’abstenir », animée par Philippe Labro, se présente comme « le rendez-vous des éditorialistes de référence de la presse française ».
Si l’un de ces « éditorialistes de référence » a soudainement poussé ce cri du cœur, c’est qu’il avait sans doute pris conscience de l’espace indûment occupé par un sujet certes inédit mais très secondaire. Journalistes politiques, experts, sondeurs ont devisé toute la semaine, pendant des heures et des heures, sur des pages et des pages, à propos de cet événement qui a effacé tous les autres.
Plusieurs hebdomadaires en ont fait leur Une, alors même que certains n’ont eu que quelques heures, avant le bouclage, pour le traiter. Libération a réalisé deux couvertures successives sur le sujet (le 13 et le 14 juin), ce qui est rarissime et généralement réservé aux grandes crises internationales.
En lisant ces journaux généralistes, on se demandait parfois si l’on n’avait pas
ouvert Marie Claire ou Biba : « trahison », « rancœur », « jalousie », « psychodrame », « vaudeville », description de Valérie Trierweiler en « pin-up glamour, perchée sur de vertigineux stilettos Saint Laurent »...
Comme rarement, radios, télés et journaux ont déversé des torrents de commentaires qui relevaient avant tout de la psychologie de bazar et de la politique de boudoir. Si la vie politique avait été un vaste désert en cette période, on eût pu comprendre la nécessité d’occuper le terrain.
Le tweet ou le « ni-ni » ?
Or que se passait-il au même moment ? La droite républicaine décidait de changer radicalement d’attitude face au Front national. Avec une stratégie du « ni-ni », elle place désormais l’extrême droite sur le même plan que le Parti socialiste, ouvrant la voie à une recomposition du paysage politique où des opinions radicales, sur les étrangers par exemple, pourraient se voir légitimées.
Il s’agit d’un fait politique majeur, qui a été réduit à quelques articulets dans la presse et quelques minutes sur les ondes.
Par ailleurs, tandis que la Grèce s’apprête à faire un vote décisif le 17 juin, que François Hollande a eu le 13 juin des propos rudes envers ce pays, l’appelant à « tenir ses engagements », et qu’il s’est rendu le 14 juin en Italie pour tenter de construire un axe européen « pro-croissance » face à Angela Merkel, la 1re circonscription de Charente-Maritime est passée au premier plan des préoccupations éditoriales.
Tweet ou pas tweet ? Falorni ou Royal ? Scène de ménage à l’Elysée ? Attention notre destin va basculer ! Heureusement, des éditorialistes de référence sont là pour nous éclairer.
« Editorialistes de référence »
Ces « éditorialistes de référence » et une poignée d’autres squattent toute l’année la totalité des débats politiques sur les chaînes de télé et de radio grand public. Le monopole soviétique de ces quinquagénaires au visage pâle, au verbe haut et aux analyses en trois points façon Science Po pourrait peut-être se justifier si leurs articles et interventions servaient à nourrir notre réflexion sur l’état de la société, s’ils permettaient de dévoiler des lignes de fractures qui parcourent le pays (sur les services publics, les salaires, la pauvreté, l’immigration, l’Europe, le logement, le monde rural...).
On ressort le plus souvent de ces pseudo-débats la tête creuse et l’œil hagard. Parfois secondés par des experts en politologie électoralo-sondagière que le monde entier nous envie, ils passent au crible de leur immense savoir les conflits tactiques qui opposent Fillon et Coppé, Fillon et Dati, Aubry et Hollande, Aubry et Ayrault, Bayrou et Morin, Bayrou et Borloo, Sarkozy et Villepin, Duflot et Cohn-Bendit, etc. Toutes ces questions de stratégie et d’ambitions personnelles qui font fuir les électeurs un peu plus chaque année.
Voilà qui passionne les amphis de Science Po, dont ils sont tous issus, et qui désintéresse au plus haut point le reste du pays.
Ce que la plupart des Français attendent des responsables politiques (et de ceux qui sont censés observer et décrypter leur action) c’est, au mieux, une solution à leurs problèmes d’emploi, de santé, de transports, d’éducation, au pire, qu’on leur explique clairement dans quel pays ils vivent, et quel projet de société se dessine pour eux et leurs enfants.
La seule explication que leur donne le chœur des « éditorialistes de référence », quand ils veulent bien se pencher deux minutes sur des sujets sérieux, c’est : la France est en crise, on est trop endettés, il faut réduire les dépenses de l’Etat. Pas un pour s’écarter de ce constat. C’est dire la grande diversité de points de vue qui règne dans ce milieu. La hausse des salaires, la création de postes dans des services publics ravagés, l’investissement massif dans de grands travaux publics, la régularistation des sans-papiers et l’accueil généreux des immigrés ? Niet.
La couleur politique de ces « éditorialistes de référence » s’échantillonne entre le rose pâle et le bleu ciel. Ils sont les relais idéologiques et médiatiques des deux grands partis institutionnels qui ont plongé le pays dans une situation qu’ils dénoncent par ailleurs. Enfermés dans leurs bureaux de l’avenue Montaigne ou de la place de la Bourse, ils devisent sur une France qui s’éloigne d’eux un peu plus chaque jour.
Et s’étonnent, à la lecture de leurs chiffres de ventes ou du niveau de
confiance des Français envers les médias (mesuré chaque année par le baromètre La Croix – TNS Sofrès), que ceux-ci diminuent chaque jour un peu plus.
Luc Chatel, journaliste
Les Lettres françaises