Que contient donc ce supplément ? Seize pages d’articles portant essentiellement sur la politique algérienne (économie, énergie, tourisme…), mais aussi sur la culture et, très brièvement, en dernière page, passage obligé et rédempteur, sur les droits des femmes. La perspective de ces articles est toujours positive. L’Algérie va bien. Il s’agit ici de vanter ce que fait son gouvernement envers et contre tous. Environ la moitié des articles consiste en entretiens avec, exclusivement, des membres du gouvernement actuel de l’Algérie : Abdelaziz Bouteflika lui-même (appelé « Son Excellence ») et sept ministres. Les opposants n’ont évidemment pas eu l’occasion de s’exprimer. En exergue, deux espaces publicitaires isolés des articles : une demi-page consacrée au groupe Algérie Télécom, et une page et demie consacrée à Sonatrach, compagnie pétrolière nationale algérienne. Il s’agit donc une opération de promotion, préparée intégralement non pas par des journalistes du Monde, mais par une agence de communication, Mediaction International, basée à Paris, financée par... Algérie Télécom et Sonatrach ! Et on ne sera donc pas étonné de découvrir qu’il s’agit d’un éloge du gouvernement, et du monde algérien selon Bouteflika.
Ce supplément est désigné en « une » comme un « supplément Stratégies internationales spécial Algérie ».
Mais ce n’est qu’à l’intérieur du supplément et non à la « une » du quotidien que ce « spécial Algérie » est présenté comme une publicité avec la mention « publi-communiqué » à droite du gros titre (Stratégies internationales…), en caractères incomparablement plus petits ; et une phrase, située tout en bas de la page, en dessous de la composition de l’équipe de rédaction précisant que la celle du Monde n’a pas participé à la réalisation de ce supplément.
La charte d’éthique et de déontologie du groupe Le Monde indique que « dans chacun des titres du groupe Le Monde […] comme dans leurs suppléments ou numéros spéciaux, l’espace rédactionnel et l’espace publicitaire ou promotionnel doivent se distinguer sans aucune ambiguïté » (c’est nous qui soulignons). Si la charte du Monde n’est pas ici violée ouvertement, on est dans un cas d’interprétation très orientée de cette charte. La publicité doit être distinguée du contenu rédactionnel : elle l’est, par des mentions en petits caractères et loin du centre des pages. À chacun de juger s’il s’agit là d’une mesure qui élimine toute ambiguïté. Dans cette même charte, on précise également que « les marques du groupe Le Monde ne doivent pas être utilisées dans un cadre incompatible avec les valeurs du groupe ».
Cette fois (pour une fois ?), la Société des rédacteurs du Monde (SRM) a fait part de son indignation dans un communiqué : « Ce supplément publicitaire entretient la confusion avec une information journalistique indépendante, tant sur le fond que sur la forme ». Et la SRM de préciser : « Ce supplément nuit gravement à la crédibilité du journal et au travail des rédacteurs du Monde ». Elle dénonce ainsi « un communiqué de presse, rédigé par une agence extérieure, utilisant le logo du Monde, en contravention de nos règles et sans signaler le caractère commercial de ce supplément ». Réaction salutaire, mais qui met en évidence de quel poids, de plus en plus faible, pèse la rédaction du Monde sur l’orientation éditoriale et entrepreneuriale d’un quotidien qui se prête à de telles compromissions. Ainsi va Le Monde…
La direction du Monde ressasse et menace. Elle se borne à souligner que ce supplément portait l’indication « publi-communiqué », « afin de le différencier des publications du Monde ». Et elle ajoute qu’elle « se réserve toute possibilité de faire valoir en justice ses droits si de tels agissements ou communications inappropriées devaient à nouveau porter préjudice à l’intégrité et à l’indépendance de ses rédactions ». Qui est visé par cette menace strictement prospective ? L’agence de publicité et l’agence de presse algérienne APS qui, dans une dépêche, cite une partie des propos de Bouteflika et les présente comme des extraits « d’un entretien au journal français Le Monde ».
Le 4 juillet 2012, dans une interview publié par DNA – Dernières nouvelles d’Algérie, Marie Hortoule, rédactrice en chef de Stratégies internationales, se débat avec les contradictions que suscite une telle complaisance : « Je ne sais pas. Je fais mon métier de journaliste, je me suis occupée de la partie rédactionnelle et j’avais carte blanche pour le contenu. Je ne suis pas en mesure de vous renseigner sur le volet financier. Je ne sais pas combien ils ont payé ou qui a payé, de Sonatrach, d’Algérie Télécom ou d’autre organisme ou institution. Il faut poser la question aux responsables de Mediaction International. » [1]
Le 5 juillet, Erik Izraelewicz accorde un entretien à DNA, dans lequel il plaide l’ignorance [2]. Question : « El Watan évoque un contrat de 1,5 million d’euros entre l’Anep et Le Monde, qu’en est-il au juste ? » Réponse du directeur du Monde : « Je n’ai aucune connaissance du montant signé entre l’agence de communication Mediaction et les autorités algériennes. » Mais il sait sans doute pourquoi Le Monde prête son nom, sa police de caractère, son logo et ses pages pour héberger un supplément publicitaire sur l’Algérie sur lequel il n’a manifestement aucun contrôle.
Évoquant une « charte très stricte » et ses « règles », le patron du Monde indique que l’agence de publicité « a violé certaines de ces règles ». Sans le moindre contrôle du Monde avant publication ? « Nous avons, dit-il, rattrapé in extremis le coup en rajoutant en haut de la “une” de ce supplément la mention “publi-communiqué”, parce que nous avions eu vent des méthodes de cette agence. » Mais pas au point de se passer de ses services, et sans indiquer en « une » du Monde de quoi il s’agissait.
Que de négligences !
Benjamin Accardo et Henri Maler (avec Nicolas Galy)
Complément : De fâcheux précédents
Ce n’est pas la première fois que le quotidien (comme Libé) publie des suppléments détachables sur les grandes préoccupations de notre société : Style, Art, Mode, Design, Gastronomie, Voyages... gorgés de publicités très lucratives et d’articles à la gloire d’une entreprise, d’une marque ou d’un pays. De tels suppléments entretiennent une insidieuse « ambiguïté » avec la pure publicité qui cherche dans le logo du Monde, le respectable cache-sexe de l’objectivité journalistique.
Déjà, en novembre 2000, Robert Solé, alors médiateur au Monde, se faisait l’écho, avec une gêne perceptible, des réactions de ses propres lecteurs à ces suppléments : « Je m’en voudrais de conclure cette chronique sans rappeler les vives protestations que suscitent, chaque fois, les cahiers publicitaires consacrés à des pays. Ces “communications” financières, dont Le Monde souligne en grosses lettres qu’il n’a pas participé à leur élaboration, réussissent la performance de traiter d’une économie en développement sans jamais parler de pauvreté ou de conflits sociaux. J’ai déjà dit à deux reprises ce que j’en pensais, mais cela n’a pas l’air d’émouvoir la rédaction. » Apparemment, la taille des lettres de l’avertissement ne suffisait pas ! [3]. Quelques mois plus tard, il est vrai, Robert Solé se réjouissait de la qualité des suppléments « Styles » [4].
Parmi ces suppléments, les plus outranciers ont longtemps été confié à une agence de publicité, InterFranceMédias, qui soulignait, avec tout le désintéressement qu’on imagine, que « Le Monde véhicule la puissance économique et les valeurs humanistes, d’abord à destination des décideurs », comme nous le relevions ici même en 2001. Deux ans plus tard, dans La Face cachée du Monde, à deux reprises au moins, Pierre Péan et Philippe Cohen mettaient en question le rôle de la publicité dans Le Monde : dans un passage du chapitre consacré aux rapports entre Le Monde et Jean-Marie Messier, et surtout dans un chapitre centré sur les rapports entre Le Monde et InterFrance Média [5]. Et nous avions alors souligné que, en dépit la virulente défense du Monde par Le Monde, le chapitre en question n’avait soulevé « ni réaction indignée ni mise au point outragée ».
C’était l’époque bénie où Le Monde était dirigé par le triumvirat Edwy Plenel - Jean-Marie Colombani - Alain Minc.
Depuis, ces publicités gouvernementales ont, sauf erreur ou omission de notre part, disparu. Mais pas les « aspirateurs à publicité », comme ce fut les cas avec le supplément M, mêlant articles de la rédaction et articles réalisés par les publicitaires. Un supplément mis en question sur le site Arrêt sur image (sous le titre « Le Monde, la lutte contre la “bien-pensance” et la pub »), qui citait une chronique de Véroniques Maurus, médiatrice du Monde, dans laquelle ont pouvait lire, sous le titre « M, la Malchance », le 20 mars 2009, des réponses embarrassées aux critiques des lecteurs : « Depuis plus de vingt ans, Le Monde publie, sans périodicité régulière, des suppléments spéciaux consacrés à la mode, aux voyages, à l’art de vivre, etc. Leur objectif principal – ce n’est un secret pour personne – est d’accueillir des publicités luxueuses peu présentes dans les pages du quotidien. Le premier numéro de ce type, intitulé “Cadeaux, 40 idées pour séduire”, a été publié le 28 novembre 1986, et le premier dédié aux voyages, “Terres d’été”, le 18 mars 1988. Trois ans plus tard, la gamme a été élargie à des publications grand format, et, peu à peu, les thèmes se sont multipliés, pour atteindre, en 2008, quatorze numéros par an. » Elle ajoute que c’est la crise qui « a rendu cette transformation plus que jamais nécessaire – pour fidéliser les lecteurs comme les annonceurs et tenter de contrebalancer l’effondrement des recettes publicitaire. »
Robert Solé et Véronique Maurus ne sont plus médiateurs au Monde. Mais les suppléments rapportent. Et Le Monde persiste.