Précisons-le d’emblée, Laurent Joffrin a évidemment le droit de penser (et d’écrire) ce qu’il pense... même quand ses pensées sont à géométrie variable. Mais ce qui importe ici, c’est la place qu’il occupe dans le champ médiatique et les fonctions qu’il y remplit.
Si le directeur du Nouvel Observateur n’a pas de mots assez forts pour qualifier l’événement (« cataclysme social », « drame national », « cruauté sociale rare »), c’est pour mieux évacuer par avance toute solution qui consisterait dans le maintien du site et des emplois.
En effet, la compassion paternaliste dont il fait montre à l’égard des ouvriers de PSA, qualifiés de « salariés méritants » (faut-il comprendre que les fermetures d’usine seraient justifiées dans le cas de salariés n’ayant pas mérité l’éloge de Joffrin ?), n’a d’égal que l’art de la tartuferie, dont celui-ci s’est rendu maître au fil d’un périple qui l’a mené, après de multiples aller-retour entre Libération et Le Nouvel Observateur, jusqu’au statut de principal éditocrate « de gauche » du paysage médiatique français.
Ainsi voit-on Joffrin vitupérer contre « les libéraux qui peuplent les élites françaises », dont il prend soin de se distancier, lui qui fut pourtant membre du club Le Siècle (qui réunit les milieux dirigeants français) et, comme il s’en vanta, l’un des principaux « instruments de la victoire du capitalisme dans la gauche » (France 2, 2 juin 1993) [2]. Ces libéraux seraient donc coupables, selon lui, de répandre un « éloge talibanesque des bienfaits de la concurrence et du libre-échange ».
La fermeture de l’usine PSA est donc l’occasion pour Joffrin de proposer une (apparence de) critique de ce discours libéral, et particulièrement de « l’ouverture des frontières dont on chante sans cesse les vertus ». Mais là encore, qui fut de ceux qui chantèrent partout et sur tous les tons les louanges de l’Union européenne, de la libéralisation des mouvements de capitaux qu’elle organise, et de la concurrence qu’elle renforce entre travailleurs de tous les pays ? Joffrin, précisément [3].
Joffrin en profite au passage pour déculpabiliser les patrons de PSA, puisque les véritables responsables de la fermeture de l’usine d’Aulnay seraient… « les voitures coréennes qui ont conquis sur le vieux continent des parts de marché appréciables au détriment des producteurs nationaux ». Et aux « plus radicaux », qui « proposent peu ou prou l’interdiction des licenciements et demandent le maintien du site », notre tartufe oppose la nécessité de « limiter la surcapacité de production [de PSA] qui plombe ses comptes ».
La boucle est donc bouclée : si Joffrin fait mine de s’indigner de la fermeture d’usine, c’est pour mieux reprendre à son compte la rhétorique des patrons de PSA, invoquant pertes et surcapacité pour justifier leur volonté de sacrifier plusieurs milliers de salariés sur l’autel du profit. Cette fermeture serait d’autant plus inévitable que, si l’on ne s’y résout pas, « c’est toute l’entreprise qui se retrouvera en danger, avec à la clé plusieurs dizaines de milliers d’emplois ».
De même pour l’intervention de l’État, qui ne se justifierait qu’en tant qu’aide ponctuelle, accordée sans aucune contrepartie. Pas question, donc, pour Joffrin, que l’État demande des comptes aux actionnaires de PSA quant aux aides déjà reçues (ne serait-ce que la « prime à la casse » et le « bonus écologique », qui ont coûté près de 2,2 milliards d’euros à l’État) : « L’État doit évidemment apporter son aide à PSA si nécessaire et déployer tous ses efforts pour limiter le choc social infligé aux ouvriers de l’automobile. Mais ce n’est pas lui qui peut ramener chez PSA les clients qui ont préféré d’autres marques. »
En bon néolibéral, Joffrin limite donc d’emblée le champ de l’intervention étatique à un rôle d’adjuvant du capital ou d’amortisseur des « chocs sociaux ». Il est vrai que le directeur du Nouvel Observateur s’est de longue date distingué comme contempteur de l’« État boursouflé [qui] étouffe et pressure la société civile », et du « service public [qui] indispose de plus en plus le public » (dans son ouvrage La gauche en voie de disparition, 1984).
Le tableau ne serait pas complet si notre Sancho Panza de l’anti-libéralisme, prenant le contre-exemple de Renault, ne se lançait dans un éloge de la mondialisation libérale. En effet, « les discours généraux dirigés contre la mondialisation sont démentis par l’expérience de PSA » : « l’entreprise a maintenu une grande partie de ses sites en France, elle a parié sur le marché européen et refusé de jouer à fond la délocalisation ». Ce n’est donc pas la « mondialisation » qui est à l’origine des suppressions d’emplois, comme le laissait entendre Joffrin plus tôt, mais l’incapacité de la direction de PSA de délocaliser à temps. Comprenne qui pourra.
Mieux, Joffrin fait en creux l’éloge (pas « talibanesque », puisqu’il n’ose même pas assumer ses positions) de la politique de la classe dirigeante allemande en matière de « coût du travail » (c’est-à-dire de salaires). Les réformes Hartz, mises en œuvre en Allemagne au début des années 2000, permettraient ainsi aujourd’hui à Volkswagen de connaître le succès : « elle a joué la carte de la compétitivité au moment des réformes “Hartz” introduites en Allemagne par le gouvernement social-démocrate de Gerhard Schröder (considéré en France comme une sorte de traître à la gauche) » [4].
Autant dire que, pour faire face aux fermetures d’usine et aux suppressions d’emploi, Joffrin enjoint le gouvernement de soumettre le monde du travail à une cure renouvelée de néolibéralisme : réforme du marché du travail, délocalisations, mondialisation capitaliste. Derrière le discours compatissant de l’éditocrate à l’égard de « salariés méritants » se dissimule ainsi la volonté que tout change, du moins en paroles, pour que rien ne change. Mais doit-on vraiment s’en étonner, de la part d’un idéologue qui pouvait écrire, en 1984 : « Il n’y a pas d’autre moyen de rénover enfin la culture politique de la gauche que d’y injecter massivement les valeurs du marché. En ce sens, le capitalisme est l’avenir de la gauche. »
Ugo Palheta