Avant de devenir journaliste au Monde (desk Proche-Orient), Benjamin Barthe a été pigiste à Ramallah durant neuf ans, de 2002 à 2011. Il a reçu le prix Albert Londres en 2008 pour ses reportages sur Gaza. Il est l’auteur de Ramallah Dream, voyage au cœur du mirage palestinien [1]. En octobre 2010, il participait à un « Jeudi d’Acrimed » dont la vidéo est visible ici-même. Pour le n° 3 de Médiacritique(s) (avril 2012), il nous a accordé l’entretien reproduit ci-dessous.
Dans quelles conditions travaille-t-on lorsque l’on est journaliste dans les territoires palestiniens ?
Le terrain est assez singulier. Il n’est pas accessible à tous les journalistes, il y a une forme de filtrage effectué par les autorités israéliennes, avec notamment la nécessaire obtention d’une carte de presse. Si l’on travaille pour une publication installée, renommée, cela s’obtient sans trop de problèmes. Dans le cas contraire, on ne l’obtient pas toujours. Or, par exemple, il est impossible de se rendre à Gaza sans carte de presse. Un second filtrage est effectué par Israël : c’est la censure militaire. Les journalistes à qui une carte est attribuée doivent s’engager à respecter la censure et à ne pas porter atteinte à la sécurité de l’État d’Israël. Enfin, la fragmentation géographique des territoires palestiniens est, de facto, un filtrage. Toutes les zones ne sont pas toujours accessibles. C’est ainsi que, lors des bombardements israéliens sur Gaza, à l’hiver 2008-2009, l’accès était fermé aux journalistes.
Le territoire palestinien est exigu, ce qui crée en réalité des conditions favorables au travail de journaliste. On peut se rendre dans un lieu donné, mener son enquête, rentrer le soir même et rédiger son article. Par ailleurs, cela permet de faire des micro-enquêtes, des micro-reportages, de s’intéresser de manière précise au quotidien des Palestiniens. Parfois j’ai eu l’impression de faire des articles de type presse quotidienne régionale, à ceci près que le moindre de ces micro-reportages met toujours en jeu des questions politiques. Si l’on a envie de bien faire son travail, on peut donc proposer aux lecteurs des sujets originaux, variés, qui peuvent rendre palpable l’expérience quotidienne des Palestiniens et expliquer, beaucoup mieux que bien des sujets sur les épisodes diplomatiques tellement répétitifs et stériles, les enjeux de la situation.
Comment manier les différentes sources sans être victime de la propagande ?
On est confronté à une surabondance de sources, en réalité. Il y a bien sûr la presse, notamment la presse israélienne, avec des journalistes qui font très bien leur travail, par exemple au quotidien Haaretz. Il y a aussi une abondance d’interlocuteurs, notamment du côté palestinien, avec une réelle disponibilité. Ils veulent parler de leur situation, la faire connaître. Ils estiment que c’est dans leur intérêt de parler aux médias. Par exemple, il est relativement facile de parler, à Gaza, à un ministre du Hamas. Il y a aussi les sources venues de la société civile, avec les nombreuses ONG, tant du côté palestinien que du côté israélien, ou des différentes agences de l’ONU, très présentes sur le territoire. Ces ONG et ces agences produisent en permanence des rapports, des enquêtes, qui représentent une matière première considérable.
L’important, c’est la gestion de ces sources. Le fait qu’il y ait surabondance peut en effet s’avérer être un piège. Premièrement, ces sources ne sont pas toutes désintéressées, elles peuvent avoir un agenda politique, il faut donc en être conscient et les utiliser à bon escient. Mais il y a un autre danger : on constate une tendance, dans la communauté des journalistes, à considérer que les sources israéliennes et les sources palestiniennes sont par définition partisanes. La tentation est donc de se rabattre sur ce qui apparaît comme un « juste milieu » : les sources venues de la communauté internationale, notamment les rapports de l’ONU, de la Banque mondiale, du FMI, etc. Ce n’est pas mauvais en soi, certains de ces rapports sont très fournis, très documentés, mais il y a tout de même des précautions à prendre. En effet, ces sources internationales restent prisonnières d’une certaine vision du conflit : la plupart d’entre elles sont arrivées dans la région après les accords d’Oslo et leur lecture du conflit est imprégnée de la logique et de la philosophie d’Oslo.
Un exemple : la Banque mondiale a sorti récemment un rapport sur la corruption dans l’Autorité palestinienne. Les conclusions du rapport étaient en forme d’encouragement à la nouvelle administration palestinienne et au Premier ministre, Salam Fayyad, pour son travail de transparence, de modernisation des infrastructures et des institutions palestiniennes. Ce qui est assez choquant ici, c’est que la Banque mondiale est partie prenante de ce travail de réforme, elle verse de l’argent, elle participe aux programmes de développement qui sont mis en place dans les territoires palestiniens, etc. Que la Banque mondiale s’érige donc en arbitre des élégances palestiniennes, qu’elle distribue les bons et les mauvais points sur la corruption, est assez déplacé, puisque ce sont des politiques dans lesquelles elle est pleinement investie qu’elle prétend juger.
J’ai rencontré la personne qui a enquêté et fait ce rapport, et il s’avère qu’elle a démissionné. En effet, son rapport a été en partie réécrit. C’est la philosophie même de son rapport qui a été remaniée, puisqu’elle y expliquait qu’en réalité c’était la structure même d’Oslo qui expliquait la corruption : un régime censé gérer une situation d’occupation pour le compte d’un occupant, en l’aidant par exemple à y faire la police, est par nature, par essence, générateur de corruption, qu’elle soit morale, politique ou économique. Or la Banque Mondiale n’a pas voulu que cette question soit abordée, y compris par sa principale enquêtrice : cela en dit long sur la situation, de plus en plus bancale, de plus en plus problématique, dans laquelle se trouvent ces organismes internationaux. Ils demeurent prisonniers d’un paradigme qui date de plus de vingt ans, et qui a largement failli. Il faut donc manier ces sources avec prudence.
Certains insistent particulièrement sur le poids des mots, et notamment sur la portée symbolique de certains termes : mur/barrière, colonies/implantations, etc. Qu’en penses-tu ?
Le débat au sujet de la clôture construite par Israël (faut-il parler d’un mur ? D’une barrière ? D’une clôture ?) est pour moi assez vain. Par endroit il s’agit effectivement d’une clôture électronique, avec des barbelés, à d’autres endroits il s’agit bien d’un mur... Donc le débat sur le nom m’intéresse assez peu. Pour moi, ce qui est essentiel, c’est de montrer les processus à l’œuvre derrière les mots, de montrer les réalités.
On peut tout à fait dire qu’Israël construit un mur, mais si l’on oublie de préciser que ce mur est construit dans les territoires palestiniens et non pas entre Israël et la Cisjordanie, on passe à côté de la réalité de ce mur. Si on oublie de préciser, à propos des portes qui ont été aménagées par Israël dans le mur en expliquant qu’il ne s’agissait donc pas d’une annexion car les agriculteurs dont les champs se situent de l’autre côté du mur pourraient le franchir, qu’en réalité ces portes demeurent, la plupart du temps, fermées, ou que les soldats censés les ouvrir arrivent régulièrement en retard, de nouveau on rate la réalité.
Il y a bien des mots qui sont piégés, mais pas nécessairement ceux auxquels on pense. Ainsi en va-t-il de Gilad Shalit, que presque tout le monde a présenté comme un « otage » qui avait été « kidnappé ». J’ai pour ma part toujours fait attention, dans mes écrits, à le qualifier de « prisonnier ». En effet, pour moi il ne fait aucun doute qu’il s’agissait bien d’un prisonnier de guerre, au même titre qu’un grand nombre de détenus palestiniens dans les prisons israéliennes. Et Gilad Shalit n’avait pas été « kidnappé », mais bien capturé par les Palestiniens.
Autre exemple, et autre catégorie de mots piégée : c’est toute la nomenclature qui a été mise en place avec le processus d’Oslo. On parle de « processus de paix », de « président palestinien », de « gouvernement palestinien », etc. Le terme de « président » ne figurait pas, au départ, dans les accords d’Oslo. C’est la vanité de Yasser Arafat, et l’intelligence politique de Shimon Pérès, notamment, qui a vite compris l’intérêt qu’il avait à utiliser lui aussi ce terme. L’idée qu’il y avait un « président palestinien » entretenait l’idée qu’il se passait quelque chose d’historique : les Palestiniens avaient désormais un « président », ils n’étaient donc pas loin d’avoir un État... Or il est intéressant de questionner ce vocabulaire, cette sémantique : quels sont exactement les pouvoirs de ce « président » ? En réalité, il n’a pas beaucoup plus de pouvoir et d’attributions qu’un préfet (sécurité, aménagement du territoire), si ce n’est le fait qu’il peut se déplacer à l’étranger en prenant un avion prêté pour l’occasion par un pays arabe. Ses « pouvoirs » ne s’exercent en outre que sur une partie de la Cisjordanie, 40 % si l’on est optimiste, 18 % si l’on est plus réaliste et que l’on ne prend en compte que ce que l’on nomme les « zones autonomes » palestiniennes. Voilà qui donne une idée un peu plus précise de ce qu’est le « président » palestinien.
Il en va de même avec le « processus de paix ». Ce terme entretient l’idée que même si parfois il y a des incidents, des moments un peu compliqués, globalement il y a un processus, une dynamique. Or force est de constater que, s’il y a peut-être eu au départ une dynamique, le « processus de paix » est très rapidement devenu un processus de chantage, un bras de fer totalement déséquilibré entre le géant israélien et le lilliputien palestinien, duquel Israël n’avait rien à craindre. C’est ainsi qu’avec sa mainmise sécuritaire Israël a pu continuer à acculer les Palestiniens, à construire les colonies, etc. Je pense donc que c’est bien du devoir des journalistes d’interroger ces termes, ces mots, et de leur redonner leur véritable sens.
Je voudrais finir en ajoutant que ce qui est valable pour les mots est également valable dans un autre domaine : les cartes. Il existe en effet une production cartographique « classique » qui structure l’imaginaire, y compris l’imaginaire médiatique. On serait face à une région que l’on peut diviser en deux : à l’ouest, Israël, et à l’est, la Cisjordanie. Cela entretient l’idée que l’on va vers la création de deux États, qu’il suffirait d’opérer un découpage le long de la « ligne verte » qui séparerait Israël de la Cisjordanie. Or la réalité est bien différente : il y a, partout d’est en ouest, l’État d’Israël, avec en son sein quelques enclaves palestiniennes. Et lorsque l’on déplace le curseur géographique, comme lorsque l’on interroge le vocabulaire, on questionne vraiment les schémas classiques et les paradigmes sur la base desquels est trop souvent construite l’information.