Tout et n’importe quoi a été raconté sur la révolution tunisienne. Les médias français ont été pris de court par un événement difficilement prévisible [1]. Or, au-delà des clichés véhiculés par les médias de masse (occidentaux et orientaux) et du cirque médiatique habituel, un premier bilan de l’expérience tunisienne de l’usage des réseaux sociaux peut être esquissé : comment l’utilisation de Facebook pour contrecarrer la propagande officielle a influencé le contenu et la circulation de l’information pendant la révolte et a donné naissance à un embryon de critique des médias [2].
Le paysage médiatique sous la dictature
Depuis le début des années 90, Ben Ali étant arrivé au pouvoir en 1987, le paysage audiovisuel n’a que peu évolué. La communication du pays était tenue d’une main de fer par le ministère de la Communication tunisien sur le plan intérieur et disposait d’efficaces relais en France, notamment quelques journalistes et « experts » français [3].
Sur le plan intérieur, la dynamique de diffusion des informations était très rodée. La première chaîne « Tunis 7 », étatique, a relayé la propagande du régime durant vingt-trois ans. Les activités du président étaient suivies par le ministère de la Communication qui mettait en scène la visite et faisait le service après-vente en « dictant » l’agenda présidentiel à tous les autres canaux de diffusion. Les compte-rendu de l’activité présidentielle occupaient la majeure partie des journaux télévisés, radiophoniques, et s’étalaient sur six colonnes à la une des principaux journaux écrits le lendemain.
Un seul exemple, d’apparence mineure : la visite du Président de la République tunisienne Ben Ali au Salon du livre tunisien, le 25 avril 2010 a donné a donné lieu à un reportage de la télévision, à la gloire de la culture du président.
Le lendemain, l’éditorial du journal « La Presse » [4] a rendu compte, en ces termes, de la visite du Président de la République : « la Tunisie […] sous la sage conduite du Président Ben Ali, emprunte la voie royale, celle de l’épanouissement des énergies créatrices et du rayonnement culturel ». Inutile de s’attarder sur cette logorrhée dithyrambique que l’on peut découvrir dans les archives des journaux tunisiens [5].
Sous la pression de la société civile et pour satisfaire ses partenaires internationaux, le régime devait montrer qu’il jouait le jeu de la démocratie. Il a alors mis en place un système multipartite factice et a lancé une vague très contrôlée de libéralisation des médias destinée à contrer la multiplication des paraboles satellitaires qui permettent d’avoir accès à une infinité de chaînes. La montée en puissance d’Al Jazeera a également joué un rôle puisqu’elle est devenue en l’espace de quelques mois la principale source d’informations dans le monde arabe, et donc en Tunisie.
Ainsi, pour réduire l’influence des chaînes satellitaire sur les Tunisiens, plusieurs autorisations de licence ont été octroyées.
- Lancée en 2005, Hannibal TV, propriété de Larbi Nasra [6], est la première chaîne télévisée privée.
- Nesma TV [7], la deuxième chaîne privée, est, elle, apparue en 2007. Elle est détenue par un riche homme d’affaire Nabil Karoui, qui a été rendu célèbre par son expression « Ben Ali : baba lahnin (notre gentil père) ». Nabil Karoui a aussi déclaré dans une interview [8] « Il est extraordinaire Ben Ali, Non ? Il banalise le fait que nous vivons dans un état de grâce ! On est la génération Ben Ali… Chapeau Ben Ali ». Il a été associé au célèbre producteur Tarak Ben Ammar [9] et à Mediaset, un groupe détenu par un certain Silvio Berlusconi.
Cette libéralisation concernait aussi le paysage radiophonique :
- Mosaïque FM est lancée le 7 novembre 2003 (la date [10] n’est pas un hasard) et est détenue à 13 % par Belhassen Trabelsi (beau-frère du président déchu).
- Pour accompagner le retour du sentiment religieux en Tunisie, Ben Ali a accordé une autorisation de diffusion à une radio religieuse qui ne diffuse que du Coran ou des émissions religieuses : Zitouna FM [11], détenue par son gendre Sakhr El Matri [12].
- Le 10 août 2010, une nouvelle autorisation est octroyée à Shems FM dont la propriétaire n’est autre que Cyrine Ben Ali (fille de Ben Ali).
Ben Ali pouvait continuer à dormir sur ses deux oreilles : tous les médias sont détenus par sa famille et ne se risqueraient pas à le critiquer. À cause de ce verrouillage, une très large fraction du public, gagné par une grande lassitude, ne regardait plus les chaînes officielles de Tunisie (excepté pour le football et les feuilletons ramadanesques) et, pour les informations et les débats, s’est tournée d’abord vers les chaînes satellitaires et ensuite vers les médias sociaux. Jusqu’au moment où…
Les émeutes et le rôle des réseaux sociaux
Les émeutes en Tunisie de 2010 ont été précédées par des manifestations en 2008 dans la région de Gafsa [13]. La colère des manifestants, souvent des jeunes, était dirigée contre le système de recrutement de la compagnie d’extraction de phosphate [14]. Diplômés au chômage, révolte et répression sanglante : la situation sociale de 2008 ne différait pas de celle qui prévalait encore en 2010. Comment expliquer la contagion des émeutes de décembre 2010 et l’isolement de celles de 2008 ?
Certes, le régime de Ben Ali était encore solide (le pillage du pays par les Trabelsi n’avait pas atteint ses sommets mais était déjà bien avancé) et la crise économique de 2008 commençait à peine à se faire sentir. Mais on peut y ajouter une autre donnée : un manque flagrant de médiatisation. En effet, une seule source a couvert ces événements : Fahem Boukaddous [15], le seul journaliste présent sur place qui a filmé les événements. La dictature a très vite compris la portée de cet unique reportage. Elle agit en conséquence avec un procès bidon et en enfermant le journaliste [16].
Évidemment, Al Jazeera a rendu compte de ces événements et les Tunisiens ont eu accès à cette information. Mais, on ne pouvait être acteur de la médiatisation. Les Tunisiens n’avaient pas les moyens de véhiculer l’information. C’est l’émergence des réseaux sociaux et notamment de Facebook qui va fournir aux Tunisiens divers canaux de diffusion d’informations fin 2010.
Si on regarde de près l’évolution du nombre d’utilisateurs de Facebook en Tunisie [17], les chiffres parlent d’eux-mêmes :
- En août 2008, le nombre d’utilisateurs atteint les 28.313.
- En février 2010, ce nombre atteint les 1.133.400 utilisateurs, soit 11 % de la population totale.
- En décembre 2010, les Facebookers sont au nombre de 2.5 millions, soit 22 % de la population totale.
La dictature a très vite compris la puissance de cet outil et a tenté, dès août 2008 de couper l’accès à Facebook [18]. Mais face à la fronde des Tunisiens, spécialement la bourgeoisie, elle a fait marche arrière. Ce que Ben Ali a réussi à faire en 2008, il ne pourra le refaire à partir de décembre 2010 : un Tunisien sur quatre disposait alors des moyens d’accéder à une multitude d’informations et pouvait prendre part, comme Fahem Boukaddous, aux événements et se comporter, en quelque sorte en journalistes de contre-information.
… Comme le montre la multiplication des sources qui permettent de s’informer sur la succession des événements.
Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu le 17 décembre 2010. La première manifestation organisée le lendemain est mise en ligne le soir du 18 décembre via Facebook sur une série de pages qui se sont impliquées dans les événements, parmi lesquelles on peut citer :
- Nawaat.org : collectif de blogueurs tunisiens créé en 2004. De nombreuses analyses et références de cet article sont inspirées par le travail de ce collectif.
- Takriz : collectif anarchiste créé en 1998. Plusieurs de ses membres ont été torturés par la police politique.
- Nhar 3la 3ammar : collectif de blogueurs qui a tenté en 2010 d’organiser une manifestation pour les libertés individuelles. La manifestation a été interdite par le ministère de l’Intérieur. Slogan à traduire par « Sale journée pour Ammar ». Ammar 404 dans la mythologie tunisienne est le censeur des blogs et des sites internet.
- Souris, tu n’es pas de Sidi Bouzid : Sidi Bouzid est la ville d’origine de Bouazizi. Slogan à traduire par « Tu as de la chance de ne pas être de Sidi Bouzid ».
Une minorité de blogueurs se charge de partager ces vidéos pour les rendre accessibles au plus grand nombre. Les événements se trouvent ainsi amplifiés grâce aux mécanismes de partage des réseaux sociaux comme les boutons « Partager » sur Facebook et « Retweeter » sur Tweeter. Les Tunisiens ne peuvent plus fermer les yeux sur ce qui se passe. Ils se retrouvent soudainement confrontés à la pire barbarie du régime en place.
Malgré tout, entre le début des manifestations à l’intérieur du pays et les troubles dans les grandes villes côtières, il se passe un laps de temps non négligeable de trois à quatre semaines. En effet, la situation économique des grandes villes (Tunis, Sousse, Sfax) est moins catastrophique que celle des régions intérieures (Kef, Jendouba, Kasserine, Gafsa). Les grandes villes ont rejoint bien plus tard la mobilisation. À l’exception des militants politiques, qui ont soutenu assez rapidement les régions intérieures, les citadins n’étaient pas dans le mouvement à ses débuts, bien qu’ils se soient manifestés à leur façon, notamment en se livrant à des batailles rangées dans les stades de football contre la police [19]. Mais, c’est quand ils ont observé que les villages à l’intérieur du pays étaient à l’abandon que les citadins ont rejoint le mouvement. De surcroît, la police ne pouvait plus réprimer toutes les manifestations dans les régions intérieures en encerclant les villes en révolte. Elle a donc préféré déserter ces zones. C’est dans ce contexte que des vidéos amateurs, dans lesquelles on voit que l’État a abandonné la répression, faute de moyens, ont fait leur apparition
À partir de ce moment, le mouvement a changé de dimension. Si les premières manifestations ciblaient les policiers, les slogans des suivantes mettaient en cause explicitement la famille Trabelsi et Ben Ali.
Dans un premier temps, les vidéos s’échangeaient surtout par messages privés. Rares, semble-t-il, sont ceux qui se sont risqués à les partager publiquement [20]. De plus, la dictature en place depuis vingt-quatre ans a noyauté toutes les associations et infiltré les partis politiques. La terreur qui régnait en Tunisie a aussi influencé certains Tunisiens de l’étranger qui hésitaient à partager des vidéos via Facebook.
La peur n’a disparu complètement qu’après le départ du dictateur. Pendant des années, le régime s’est construit une image de forteresse impénétrable. Personne ne peut tenir tête au fameux ministère de l’Intérieur. Lors des révoltes, Ben Ali et ses sbires ont même propagé des rumeurs selon lesquelles le ministère de l’Intérieur aurait repéré tous les profils qui « partageaient » des vidéos. La menace était qu’en cas d’échec, ces personnes seraient arrêtées [21].
Pourtant, ces vidéos ont joué un rôle de catalyseur du mouvement, même s’il serait excessif d’affirmer qu’elles l’ont suscité. En voici quatre exemples.
Comme on peut le voir, c’est clairement le président et la famille des Trabelsi qui sont la cible des manifestants lors du rassemblement du 8 janvier (plus nombreux que celui du 18 décembre) et quand des manifestants arrachent des posters du dictateur le 10 janvier à Kasserine.
La riposte des médias officiels : propagande et manipulation
La télévision tunisienne a relayé le point de vue de la présidence sur les événements. La propagande officielle a essayé d’endiguer cette vague de protestation en jouant de deux arguments.
(1) Ben Ali essaye d’abord, lors de ses deux premiers discours du 28 décembre et du 10 janvier, de contrer cette révolte en criminalisant les manifestants. Pour « prouver » que ces derniers ne visent pas le régime, la télévision diffuse plusieurs mises en scène de jeunes « cagoulés » qui saccagent des lieux publics et, notamment, des banques.
Voici, par exemple, ce qu’on pouvait entendre à la télévision tunisienne en guise de commentaire d’un reportage (dont la vidéo et le décryptage sont visibles plus loin) : « Des faits de violence, de destruction et de vol ont été commis par des bandes cagoulées. Ces bandes ont visé des établissements bancaires à Tajerouine, Kef et Kasserine. Une bande de jeunes a attaqué hier un des établissements bancaires avec des cocktails Molotov […] Grâce à des caméras de surveillance, on a pu observer leurs faits et gestes. Ils ont ainsi mis le feu et ont pénétré dans l’enceinte de la banque. Cette bande a essayé entre autres de dérober le distributeur automatique et de voler ainsi des billets … En plus, ces bandes cagoulées ne se sont pas contentées de voler l’argent, ils ont saccagé l’établissement bancaire sans prendre en compte l’intérêt supérieur de la Nation. »
(2) Ces tentatives de discréditer les manifestants ne suffisant pas, Ben Ali tente, en guise de riposte politique, de donner des gages d’ouverture en promettant plus de liberté. Ainsi, lors de son dernier discours, daté du 13 janvier, il se livre à cette proclamation devenue fameuse : « On m’a trompé ». Le soir même, pour essayer d’accréditer l’enthousiasme suscité par les déclarations de Ben Ali, la télévision tunisienne montre des images de « foules en liesse » (dont la vidéo et le décryptage sont, eux aussi, visibles plus loin).
Au même moment, les plateaux télévisions reçoivent l’autorisation d’organiser des vrais-faux débats politiques. Le premier du genre [22], considéré comme historique, a été organisé par la société de production « Cactus » possédée par le groupe Karthago, propriété de Belhassen Trabelsi (frère de Leila Trabelsi, femme du président Ben Ali). Mais durant ce débat de deux heures, un bandeau a défilé dans lequel on peut lire « Des foules en liesse investissent toutes les régions de la Tunisie pour faire écho au discours du président Ben Ali ».
Des critiques des médias au cœur de la rébellion
C’est dans ce contexte qu’un « embryon » de critique des médias est né. Dans l’urgence de la déconstruction de la propagande, deux types de réponses font leur apparition : une analyse des reportages officiels et une occupation du terrain pour montrer le décalage entre le discours officiel et la réalité. Comme on peut le vérifier, dans la vidéo suivante, les manipulations que nous déjà mentionnées, ne sont pas restés sans réponse.
Ainsi une vidéo, relayée par les pages Facebook impliquées dans les mouvements, démontre, images à l’appui, que l’attaque de la banque dans le reportage diffusé par la télévision tunisienne n’est qu’une grossière mise en scène :
- Alors que « les jeunes cagoulés » attaquaient la banque, un individu est caché à l’intérieur.
- Un assaillant porte un « casque » qu’on ne trouve que chez la police de Ben Ali.
- La porte s’ouvre toute seule sans qu’on puisse voir qui l’a ouverte.
De même, une autre vidéo, alors que – on s’en souvient – la télévision a diffusé un reportage sur « les « foules en liesse » qui auraient soutenu « spontanément », le discours de Ben Ali le 13 janvier, montre une toute autre réalité. Sami Fehri, le présentateur, démarre la soirée en déclarant que « plus rien ne sera comme avant après le discours révolutionnaire de ce soir ». Pour lui, il y a une joie immense qui s’empare du pays puisque des « foules » en liesse ont investi toutes les rues. Or, comme le montre la vidéo réalisée par un anonyme, un nombre considérable de voitures présentes dans le quartier d’Ennasr, mentionné par Fehri, sont des voitures de location. Ce mini-reportage citoyen montre donc que le parti présidentiel, le RCD [23] a tenté une manipulation médiatique pour appuyer le discours « historique » du président Ben Ali.
Un dernier exemple. La matinée du 14 janvier, devant le siège de la télévision nationale, une scène inhabituelle a lieu. Une estrade improvisée donne la parole aux syndicalistes et employés de la télévision tunisienne. Un syndicaliste de l’UGTT, Mohamed Saidi, dresse un bilan effrayant de la gestion calamiteuse de la première chaîne étatique. Il propose la création d’une commission « de vérité » pour enquêter sur les soupçons de corruption et pointe du doigt une désorganisation chronique au sein d’une télévision tunisienne rongée par ses maux. Ce moment, capté par téléphone portable, a fait l’objet d’une vidéo de 9 minutes (voir la traduction de l’intervention en annexe).
… Mais la révolution audiovisuelle n’a pas encore eu lieu
À la veille de la chute du régime, tous les ingrédients pour une révolution audiovisuelle sont réunis : apparition du « peuple » sur la scène publique, un embryon de critique des médias, contestation syndicale au sein de la télévision étatique… Et pourtant, la révolution audiovisuelle n’a pas encore eu lieu.
Malgré la présence d’une forte contestation au sein de la télévision tunisienne, le mouvement s’est cantonné à une présence sur les réseaux sociaux et n’a pas fait la jonction avec les protestations internes à la télévision. Or, un mouvement spontané qui investit la blogosphère est sans doute indispensable par temps de crise, mais ne peut engendrer une alternative globale et totalement fiable. Non seulement la véracité de l’information est parfois sujette à caution [24] mais, on ne connaît pas toujours la nature des pages sociales et l’identité de leurs auteurs (sont-elles tenues par des administrateurs indépendants ou soutenues, voire payées par des mouvements politiques ?).
Après la révolution, les médias traditionnels ont investi le terrain de l’information politique. Pour autant, ils restent sous l’influence d’une lutte invisible entre ceux qui détenaient le pouvoir hier et ceux qui l’exercent aujourd’hui. Une transformation globale des médias tunisiens est donc nécessaire pour accompagner la révolution. Une critique structurée et radicale de ces médias pourraient aider à la réalisation de cette transformation attendue par les Tunisiens. Après le 14 janvier 2011, tout restait à faire. Un an et demi plus tard, c’est encore largement le cas.
Bayrem
Document : L’intervention de Mohamed Saidi, syndicaliste de l’UGTT, devant le siège de la télévision nationale (14 janvier 2011)