Pour faire barrage à ces « calomnies » qui circulent « par capillarité, de boîte e-mail en boîte e-mail », l’ingénieux Laurent Joffrin a découvert deux remèdes : contrôler le Net et faire confiance aux journalistes professionnels.
Potions amères
Premier remède : contrôler Internet (voire les communications privées ?) pour étouffer les rumeurs. Telle est bel et bien la première solution que préconise notre grand Régulateur. Une législation existe déjà, qui interdit la divulgation, sans autorisation, d’une correspondance électronique privée [1]. Or c’est justement le propre d’une rumeur que de se propager par communication privée. L’idée saugrenue (et un tantinet liberticide) s’est attirée les réponses qui conviennent de la part ce ceux qui réfléchissent « parfois » avant d’écrire : comme Numérama et Owni. Inutile d’y revenir.
En revanche, le deuxième remède – ne faire confiance qu’à la presse et à son professionnalisme – mérite qu’on s’y arrête. Joffrin a en effet trouvé « la » raison de la propagation des rumeurs : la défiance à l’égard de la presse. Et celle-ci aurait une double origine : ses erreurs passées et… « certaines » critiques des médias.
Le directeur du Nouvel Observateur peut alors donner la pleine mesure de son talent. Dans la droite ligne de son livre Media-paranoïa (que nous avions salué ici-même), de ses aboiements contre le film Les Nouveaux Chiens de garde et de sa critique-critique de la critique des médias (à l’occasion d’un bilan de la couverture de la campagne présidentielle), il prétend trouver la cause du succès de ces « calomnies » qui circulent « par capillarité, de boîte e-mail en boîte e-mail »... Et il donne la solution : ne faire confiance qu’à la presse.
On dira que…
« On dira que… », poursuit Joffrin. Mais que dira « on » ? « On dira que cette défiance a pour origine les erreurs ou les fautes commises par les grands médias. Celles-ci sont incontestables : la presse a beaucoup fait pour sa propre infortune en manquant de rigueur ou d’honnêteté intellectuelle dans le traitement de certains événements. »
Péchés avoués, et complètement pardonnés : « Mais l’honnêteté oblige aussi à dire que les médias corrigent le plus souvent les erreurs factuelles dont ils se rendent coupables et que, dans beaucoup de cas, ils publient eux-mêmes l’analyse critique du traitement qu’ils ont effectué de telle ou telle grande affaire. En général, les erreurs de la presse sont dénoncées, comme il est normal… dans la presse. » Et dans la presse seulement !... Puisqu’elle corrige, « en général », « le plus souvent », ses propres erreurs, et publie, « dans beaucoup de cas », sa propre auto-analyse, la presse, et elle seule, mérite qu’on lui fasse confiance.
« La presse sérieuse » peut décréter qu’elle contient « les vraies informations sur le sujet ». Et elle peut donc considérer elle-même avoir « rétabli la vérité » et déplorer que ces vraies informations « ne soient jamais prises en compte ». La « presse sérieuse » ? Celle-là même qui diffuse des désinformations autrement plus graves que celle qui suscite le courroux de Joffrin : du prétendu charnier de Timisoara à l’imaginaire « Plan Fer à Cheval » prêté à Milosevic en 1999, en passant par les « affaires » du RER D, du bagagiste de Roissy ou des accusés d’Outreau ? À moins qu’il ne s’agisse, dans un autre genre, de la presse qui, « sérieusement », se passionne pour des informations « sérieuses », comme le « tweet » de Valérie Trierweiler ou les prix de l’immobilier, pour ne rien dire des publicités pour des montres à plus de 1 000 € ou pour des voitures réservées aux millionnaires ? Ce n’est certainement pas à cette presse-là que fait référence Joffrin...
Mais en fait…
« On dira que »… mais « on » se trompe, car l’essentiel est ailleurs : « La défiance du public a en fait une autre origine : cette partie des critiques des médias qui ne cherchent pas à les améliorer, mais, pour des raisons idéologiques complexes, à les discréditer. » Joffrin réserve à un autre éditorial une présentation de cette « partie des critiques des médias » et l’exposé des « raisons idéologiques complexes » qui l’animent. Les vagues allusions lui suffisent...
Mais il sait où situer cette « partie de la critique des médias ». Avec la précision exemplaire dont le professionnalisme conforte le crédit qu’il convient d’accorder, sinon à la presse du moins à la prose de Joffrin, ce dernier l’a localisée : « De l’extrême gauche à l’extrême droite », comme l’annonce le sous-titre. Mais entre les deux extrêmes, Joffrin n’a rien trouvé.
En revanche, il a découvert les motifs invoqués par ces extrémistes qui cherchent à discréditer la presse (et Joffrin) : « À l’extrême gauche parce qu’ils les tiennent pour des agents du grand capital (pour faire court), à l’extrême droite parce qu’ils les accusent d’être tenus par les partisans de la “pensée unique mondialiste et droit-de-l’hommiste”. » « Pour faire court », comme on l’apprend dans les écoles de journalisme et comme Joffrin s’y emploie !
Et de poursuivre ainsi : « Cette propagande, souvent relayée par quelques chroniqueurs aigris, a produit ses effets : une grande partie du public pense désormais être victime d’un complot général visant à travestir systématiquement l’actualité au profit de forces […] »
N’attendez pas de Joffrin la moindre citation ni la moindre précision sur la « propagande » dont il parle et qui serait « relayée » par « quelques chroniqueurs aigris » dont il préserve prudemment l’anonymat. Il lui suffit de pouvoir introduire, finement, l’accusation d’un « complotisme » de masse et de prétendre protéger la démocratie contre des extrêmes non identifiés, mais que son professionnalisme invite à amalgamer : « Ainsi les accusations les plus folles, protégées par le vide juridique qui préside au fonctionnement de la Toile, peuvent circuler librement, détruisant les réputations, accréditant les visions les plus complotistes de l’Histoire, faisant, en tout état de cause, le jeu des extrêmes et des adversaires de la démocratie. »
De ce « complotisme » de masse, Joffrin, qui s’essaye au sarcasme, déclare qu’il pourrait être la victime : « Et, bien entendu, l’auteur de l’article que vous venez de lire, sera à son tour accusé de faire partie du complot… »… À condition que les « complotistes » le lisent !
Laurent Joffrin régule tout : Le Nouvel Observateur, la refondation de la gauche, les marchés financiers, et, désormais le Net et la critique des médias. Mais qui régulera Laurent Joffrin ?
Henri Maler (avec Lucas Baire)