Une soumission pluriséculaire aux volontés du pouvoir. Voilà à peu près les termes dans lesquels un historien définit la tendance dominante de l’édition française [2]. Avant de démontrer comment les éditeurs les plus fameux ont perpétué cette position morale et politique sous l’Occupation, Jean-Yves Mollier rappelle que « la délégation volontaire des notables de l’industrie parisienne », conduite notamment par d’honorables éditeurs, s’était rendue « à l’Élysée, le 19 décembre 1851, afin d’offrir à [Napoléon III], l’auteur du coup d’État perpétré dix-sept jours auparavant, “leurs remerciements pour avoir assuré la défense de l’ordre, de la famille et de la propriété” [3] ». On retrouvera, « presque inchangée à l’été 1940, le symbole de cette attitude veule », précise l’historien. Entre-temps, « sous la Commune comme pendant la Première Guerre mondiale, la profession ne brilla pas [non plus] par sa volonté de donner la parole à tous ceux qui exprimaient des opinions hétérodoxes ».
Ces temps sont révolus. Les choses ont changé du tout au tout : la censure n’est plus qu’un mauvais souvenir ; l’incitation au désordre, à l’amour libre et à la révolte font l’objet du commerce le plus en cours chez les plus grands éditeurs, qui rangent ces thèmes, comme d’autres, par collections (éventuellement associées à leurs antidotes). Et l’indépendance (économique, morale et politique) est chose si sacrée qu’en son nom le monde éditorial se partage entre deux camps irréductibles. Du côté du vice, deux ou trois « grands groupes » aux intentions aussi douteuses que leurs capitaux (étrangers, alliés à des fonds de pension et mêlés aux industries médiatiques, entre autres), dont les éditeurs ont été réduits au rôle de machines à profit, propagande et divertissement. Du côté de la vertu, des centaines de petites maisons, appuyées sur une poignée de « grands éditeurs indépendants » (capital familial, cœur de métier éditorial, etc.), garantissent les valeurs sacrées du métier, le pluralisme et notre liberté d’expression, en assurant la reproduction du savoir et la pérennité du patrimoine culturel.
Une affaire de gros sous et de transfert de propriété qui s’est déroulée alors que l’édition espagnole de ce livre était préparée éclaire quelques-unes des facettes de la fable de l’« indépendance éditoriale », intégrée au modèle de démocratie où l’on nous fait vivre.
Au début de l’année 2012, alors qu’on se préparait en France à respirer jusqu’au printemps suivant le rythme des sondages électoraux, le petit monde de l’édition découvrait un feuilleton à suspense qui allait remplir les conversations engluées dans la monotonie du flux détendu des rentrées littéraires. « Réuni jeudi 19 janvier à Milan, le comité exécutif de RCS Mediagroup a reconnu [...] réfléchir au “périmètre du groupe” et [...] étudier l’intérêt de conserver certaines activités qui ne font pas partie de son cœur de métier, dont sa filiale française, [...] ainsi que ceux qui ne sont pas stratégiques [4]. » Autrement dit, avant de se recentrer sur les affaires (plus lucratives) que ses patrons connaissent le mieux (banques, assurance, batiment), et pour éponger ses dettes, le groupe italien met en vente le groupe Flammarion, dont il détient 100 % du capital, acquis en 2000 auprès des derniers descendants du fondateur éponyme. La dépêche de Livres Hebdo précisait qu’un mois plus tôt ces « rumeurs » avaient été « démenties » par la direction de Flammarion mais concluait que « deux offres de rachat » auraient tout de même été faites, dont celle d’Antoine Gallimard. Si l’intéressé avait déjà fait une première offre d’achat aux Italiens « en difficulté » six mois plus tôt [5], celui-ci démentait tout de même la dernière rumeur en cours. (Les pratiques des grands de ce petit monde ressemblent parfois à des cachoteries de cours d’école maternelle.)
Au stade semi-public de la publicité du destin des maisons d’édition, dans ce vieux jeu de société ouvert à une poignée de joueurs, on ne parle pas encore de « lettres » mais seulement de « chiffres ». À partir du milieu des années 1990, Flammarion avait introduit une partie de son capital en Bourse puis acquis plusieurs maisons, dont Casterman, et pris des participations dans le capital des Presses universitaires de France (PUF) et d’Actes Sud, passant alors de la quatrième à la troisième place dans le classement en chiffres d’affaires des groupes d’édition français. La vénérable maison était prête pour être vendue à RCS Mediagroup qui venait de chercher, sans succès, à prendre une participation dans Gallimard. C’est donc douze ans après cette (bonne) affaire et un mois après le déni de rumeur que, contre toute attente, « Gallimard s’apprête à faire une offre à l’Italien RCS pour racheter sa filiale. [... Mais] si le PDG du groupe éponyme [...] réfute le chiffre de 198 millions d’euros avancé dans la presse pour la transaction, il ne souhaite pas communiquer le montant de son offre [6]. »
L’affaire est sérieuse, il est temps que la Pravda de la profession se fasse l’écho de la noblesse des motivations d’Antoine Gallimard : d’abord, il « place, parmi les raisons qui le pousse à s’intéresser à Flammarion, “l’estime” qu’il porte “aux personnes qui y travaillent” ». (Pour ceux qui s’étonnent de l’estime d’un patron pour des employés, précisons qu’il ne s’agit que de Teresa Cremisi, vice-président depuis 2010 de la branche éditoriale de RCS Media Group et PDG de Flammarion depuis 2005 après avoir été directrice éditoriale chez Gallimard pendant seize ans ce qui put ne pas être sans avantages dans la transaction en cours.) Ensuite, si le rachat de Flammarion est pour le patron de Gallimard une « “belle opportunité” qui ne peut qu’intéresser un chef d’entreprise soucieux de son développement », il faudrait faire preuve de courage « dans un contexte difficile comme celui que traverse le livre aujourd’hui ». (Entre parenthèses, rappelle tout de même l’hebdomadaire, ce rachat hisserait le groupe Gallimard de la huitième à la troisième place des éditeurs français, après Hachette et Éditis.) Enfin, bien entendu, l’acheteur potentiel assure, comme toujours à ce moment des transactions, que rien ne va changer, qu’il « souhaite conserver l’autonomie des deux structures », etc., etc., etc.
Au moment où paraissait l’édition française de La Trahison des éditeurs, à la fin de l’été 2011, on pouvait se demander au bout de combien de temps seraient caduques la structure des groupes d’édition et la « Chronologie des créations, fusions et rachats des éditeurs cités » présentés en annexe. La réponse : neuf semaines. Et c’est Actes Sud et la famille Nyssen qui la donnait en rachetant Hélium (maison créée trois ans plus tôt, l’année même où Éditis était vendue au groupe espagnol Planeta par le fonds d’investissement Wendel). Ce qui faisait du « petit éditeur arlésien », derrière Hachette et Éditis, le troisième groupe d’édition français en nombre de maisons absorbées. Suivant la musique bien connue des opérations de rachat, du côté de l’acquis, on déclame sa félicité : « Je rejoins une famille dont je partage les valeurs de respect et de goût du livre [7] » ; et du côté de l’acquéreur on décline le vocabulaire emprunté au super-prédateur américain Wal-Mart : « Le pôle jeunesse d’Actes Sud compte désormais un quatrième éditeur associé [8]. »
Chez Actes Sud, on reste toutefois ici dans la continuité de la stratégie à l’œuvre depuis 1987 et qui a pris son rythme de croisière en 2000. En déposant à son tour une offre de rachat de Flammarion, le « petit éditeur régional » change en revanche de catégorie. Mais qu’on ne se méprenne pas. Si le « contexte difficile que traverse le livre aujourd’hui » n’avait pas fait reculer Antoine Gallimard, chez les Nyssen, il s’agit rien moins que d’une mission : « Une vraie offre d’éditeurs indépendants [pour] créer un nouveau pôle éditorial important [9] », définit monsieur ; afin de « préserver l’indépendance de l’édition en France [10] », précise madame en mars 2012. Le projet est cohérent, audacieux, désintéressé : arracher Flammarion au capitalisme étranger et le sauver des fonds de pension en s’appuyant sur l’autonomie d’un actionnariat familial et un appel à la sédition contre les grands groupes.
Que ces ambitions désintéressées accompagnent des accords financiers qui auraient fait de la nouvelle entité capitalistique ambitionnée par les Arlésiens le troisième groupe éditorial français ne met pas en contradiction le sauveteur avec sa condamnation des grands groupes. Qu’Actes Sud se soit associé pour l’opération aux éditions Albin Michel, liées de son côté au fonds Chequers Capital, ne doit pas troubler la pureté des intentions médiatisées : sauver l’édition indépendante des fonds de pension [11]. L’accord avec Albin Michel ayant fait long feu fin avril, Actes Sud candidatera un temps devant le groupe italien en solo, avec le soutien du Fonds stratégique d’investissement (FSI), détenu à 51 % par la Caisse des dépôts et à 49 % directement par l’État français, qui se serait déclaré « prêt à soutenir financièrement tout repreneur de l’Hexagone [12] ». Autrement dit, une alliance vertueuse pour la protection du « capitalisme national » et la revitalisation d’un « fleuron de l’édition indépendante en France » [13].
De la même manière qu’en démocratie on ne déclare une guerre que contraint, forcé et suivant les motifs les plus nobles, on n’y fait des affaires qu’au nom de l’intérêt général. À l’automne 2000, lorsqu’il cède l’entreprise familiale au groupe Rizzoli-Corriere della Sera (RCS, dont Fiat est actionnaire), Charles-Henri Flammarion expliquait déjà : « Vous comprendrez que, si j’ai fait ce choix pour la maison que ma famille contrôle et dirige depuis 1876, c’est par conviction profonde que cette décision difficile est la meilleure pour l’avenir de nos marques, de nos auteurs, de nos lecteurs, de nos clients et de tous les collaborateurs engagés dans le développement de Flammarion [14] » ailleurs, le même digne héritier dira que c’était (aussi ?) le seul moyen de « protéger de l’impôt sur la fortune » ses huit enfants [15].
Comme dans un monde parfait, c’est alors que le salon du livre de Paris battait son plein que le suspense fut le plus intense. Le soir de l’inauguration, de stand en stand, Antoine Gallimard piétinait derrière le ministre de la Culture du moment, celle du futur ex-président Nicolas Sarkozy ; mais pour le déjeuner dominical, le futur président François Hollande aurait déjeuné avec les patrons d’Actes Sud et après le café, on aurait vu, dans les allées peuplées de lecteurs émerveillés, le président du SNE trottiner derrière le candidat du parti socialiste. Les éditeurs étalaient leurs livres et leurs auteurs sur leurs stands. Les folliculaires rivalisaient d’esprit que diable, c’est le monde des lettres ! On racontait dans la Pravda comment la vénérable mariée avait « quitté le giron familial et la France, enlevée par un bel Italien », pour revenir « trop belle » dix ans plus tard ; et on classait les soupirants dans l’ordre de légitimité (nationale) : après Gallimard et Albin Michel-Actes Sud, la filiale du groupe espagnol Planeta, Éditis, semble moins bienvenue ; mais mieux que HarperCollins, le secteur éditorial de Murdoch News Corp, et qu’un « mystérieux fonds d’investissement [qui] inquiète beaucoup les salariés » [16].
Un mois plus tard, la grenouille arlésienne ayant été retoquée dès le premier tour des enchères par la banque conseil de RCS Mediagroup, Albin Michel s’étant retiré, Gallimard restait seul en lice pour acheter Flammarion fin juin [17]. Avec un chiffre d’affaires de 195 millions d’euros, Flammarion avait été vendu pour 155 millions d’euros en 2000 et revendu en 2012 pour 234 millions d’euros avec un chiffre d’affaires de 220 millions d’euros [18].
Apprenant lors du salon du livre de Francfort que le groupe Flammarion avait été cédé à RCS Mediagroup, Antoine Gallimard aurait regretté cette perte avec une formule (littéraire) bien à lui : « C’est comme quand quelqu’un quitte la table dans une partie de cartes. » Quatre ans plus tard, c’était au tour du Seuil de « quitter la partie » [19]. L’indépendance éditoriale française était en grand danger. Heureusement, depuis, d’autres éditeurs avaient suffisamment enflé (en achetant d’autres éditeurs) pour renforcer les rangs et la fable des « grands indépendants » qui garantissent notre indépendance. Aussi comprend-on la fierté du directeur des éditions du Cercle de la Librairie lorsqu’il salue la manière dont Gallimard a rendu Flammarion à la France en faisant la preuve qu’« une maison indépendante croit encore suffisamment en l’avenir du livre pour investir dans l’édition au lieu de le laisser aux fonds d’investissements » [20]. En bon « historien maison », Pascal Fouché conclut qu’au rang de troisième groupe français, après Hachette et Éditis, Gallimard « va, symboliquement, peser lourd » [21]. En multipliant par deux son chiffre d’affaires (plus de 500 millions d’euros), et presque autant son personnel (1 700 salariés) Gallimard a multiplié par deux son indépendance, autrement dit, la nôtre.
Curieusement, le dernier postulant au rôle de « grand indépendant » ne voit pas exactement cette affaire du même œil : Actes Sud, dont 27 % du capital était encore détenu par RCS Mediagroup, aurait annoncé vouloir « faire jouer le droit de préemption sur ses actions, qu’elle avait négocié en cas de modification du capital de Flammarion [22] ». Chaque acquisition par un « grand indépendant » ne doit-elle pas être saluée pour les deux parties comme une augmentation de l’« indépendance » [23] ? Si, pour le malheur d’Actes Sud (et le nôtre), Flammarion avait été racheté par un « grand groupe » qui plus est « étranger » ou associé à un fonds de pension , nous aurions compris l’inquiétude des Nyssen (au nom de la protection de l’indépendance éditoriale française). Mais on sait bien que le destin des maisons recueillies par l’éditeur indépendant Gallimard n’a rien de commun avec celui des éditeurs d’Hachette absorbées par le groupe Lagardère (mutinationale diversifiée entre autres dans l’armement) ou de l’avenir des maisons achetées en 2008 avec le lot Éditis par le groupe espagnol Planeta (notamment diversifié dans le transport aérien). Tout différencie le (nouveau) troisième groupe éditorial français des deux premiers. Et il serait de mauvais goût de s’inquiéter que la rédaction de l’Air France’ Magazine soit présidée par Antoine Gallimard et éditée par Gallimard Loisirs, tandis que les services publicitaires sont assurés par Lagardère Publicité.
Début octobre 2012, ses emplettes ayant reçu la bénédiction de ladite « Autorité de la Concurrence », Antoine s’en serait réjouit (et la Pravda en liesse de rapporter aussitôt ces réjouissances), car « le rapprochement de deux grandes maisons françaises permettent [sic] de faire face aux défis auxquels va être confronté le secteur de l’édition [24] ». Que s’est-il donc passé depuis le début de l’année 2006 où le patron éponyme avouait sa « crainte des concentrations excessives sur le marché du livre [25] » ? Nuisance lorsqu’elle est le fait de certains, la « concentration » serait-elle un bienfait entre les mains d’autres ? À moins de confondre l’actionnaire majoritaire de la holding Madrigall avec l’« édition », en quoi la démultiplication de son chiffre d’affaires et le nombre de ses salariés devrait-il réjouir quelqu’un ? Et en quoi les autres éditeurs, les libraires et les lecteurs doivent-ils être rassurés de voir les « défis auxquels va être confronté le secteur de l’édition » réduits à une affaires de gros entre une poignée d’héritiers de livres et de banque ?
Si cette petite chronique d’une mise aux enchères illustre une nouvelle fois la nécessité de paver les bonnes affaires des meilleures intentions, le gagnant importe peu, le résultat ne change rien d’essentiel. Doit-on en effet tenir comme une victoire de l’indépendance et du livre qu’entre 2011 et 2012 Arnaud Lagardère ait reculé de la 143e à la 170e place des fortunes de France tandis qu’Antoine Gallimard a grimpé de la 245e à la 224e et Francis Esménard (Albin Michel) de la 329e à la 296e place [26] ? La croissance du capital d’une maison d’édition n’augmente que la capacité de nuisance sociale de son propriétaire. Les perdants sont tous ceux qui continuent de tenir le livre pour un outil de lutte et d’émancipation.
Thierry Discepolo
Extrait de la préface à La Traición de los editores, à paraître en novembre 2012 chez Trama editorial (Madrid).