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Romancer pour enquêter ? Entretien avec Ludo Sterman, ancien journaliste de L’Équipe et romancier

Sans nous prononcer sur ses qualités littéraires, nous avions proposé, une fois n’est pas coutume, de lire un roman : Dernier shoot pour l’enfer, de Ludo Sterman [1]. Et nous avions annoncé que nous poserions à l’auteur quelques questions sur ce détour par la fiction d’une enquête journalistique. C’est chose faite.

 Vous avez publié votre roman Dernier Shoot pour l’Enfer, sous pseudo, était-ce une volonté, voire une nécessité, pour vous journaliste sportif en activité, d’avancer masqué pour publier un ouvrage mettant en cause à la fois le sport et les médias qui le traitent ?

La question s’est posée mais je dois être honnête, j’ai choisi un pseudo pour faire une distinction symbolique (y compris pour moi) entre mon activité de journaliste de sport et celle, nouvelle, de romancier. Pas pour me cacher. D’ailleurs, Fayard, mon éditeur, et certains médias ont publié ma photo. J’assume entièrement le contenu de ce livre et toutes ses insinuations.

 Pourquoi, dans ce cas, avoir choisi la forme de la fiction et pas celle de l’enquête journalistique ?

L’enquête, sur ces sujets en particulier, n’est pas simple. Il faut amasser des preuves matérielles infaillibles pour étayer les accusations et se prémunir en cas de procès, recueillir des témoignages, percer l’omerta, prendre le risque de déranger avec ce que cela comporte comme menaces. Les situations que rencontre mon personnage, des confrères les ont quasiment toutes vécues. Le tout peut prendre des années, il faut des moyens considérables. Je n’étais pas armé. À tout point de vue. Et même si je l’avais été, j’avais avant tout, et depuis longtemps, l’envie de m’essayer au roman noir. Une conjonction de facteurs m’y a poussé, quand je me suis lancé en 2008 : l’envie insistante d’écrire, le temps pour le faire, le besoin d’évoquer les travers du milieu dans lequel j’évoluais professionnellement. Le polar ou le roman noir sont presque toujours basés sur une certaine lecture de la société et traquent les zones d’ombre par l’entremise des enquêteurs qu’ils mettent en scène. Ma connaissance des nombreuses facettes du sport spectacle, celle des médias (sportifs) et la certitude que ces médias parlaient trop peu de certains travers, du moins s’attardaient rarement sur des problématiques forcément moins « sexy », constituaient pour moi le terreau idéal. La fiction me donnait entière liberté pour utiliser tout ce qui existe sur le sujet (d’où l’avertissement en début de livre [2] et les nombreux faits cités dans l’ouvrage), pour réécrire l’histoire telle que je la pressentais et y insérer tous les aspects souhaités.

 Votre livre est un polar bâti autour d’une enquête sur le dopage dans le football. Pourquoi les journalistes enquêtent-ils si peu sur une pratique dont tout le monde s’accorde pour dire qu’elle est très répandue ?

Les médias dominants, les institutions qui gèrent ce sport s’accordent pour dire que le dopage est répandu dans le monde du football ? Hors micro peut-être, mais autrement vous n’en entendez jamais parler. Jamais. Le dopage, fléau d’envergure dans de nombreux autres sports, n’existe pas dans le football… N’est-ce pas merveilleux ? Il faudrait donc que les journalistes, appelés à couvrir cette discipline tout au long de l’année, nagent à contre-courant pour tenter de prouver le contraire. C’est se tirer une balle dans le pied. Au niveau individuel, c’est un mauvais plan de carrière. Pour un titre, une radio ou une chaine de télévision, c’est un mauvais calcul économique. Et quand bien même certains journalistes, la plupart du temps indépendants et rarement publiés dans les médias spécialisés ou les cases dévolues au sport, décideraient de se lancer dans cette entreprise périlleuse – heureusement, il y en a ; peu, c’est vrai –, ils se heurteraient à ce que je disais précédemment sur les moyens requis, les difficultés rencontrées et les risques encourus pour mener à bien une telle enquête… Quel média impliqué dans le sport aurait intérêt à consacrer tant de moyens et prendre autant le risque de se couper de ce qui le fait vivre ?

 Autrement dit, l’obstacle principal, c’est la « complicité mercantile » des médias dont vous parlez dans le livre, parmi les dérives du sport business que vous décrivez. Dans quelle mesure, selon vous, les journalistes sportifs eux-mêmes sont-ils des complices de ces dérives ? Complices involontaires ou acteurs consentants, d’ailleurs ?

Traiter en profondeur certaines problématiques - le dopage, les flux financiers, les mœurs -, c’est remettre en question le sport spectacle qu’on promeut à longueur de temps. Or les médias sportifs sont liés au monde sportif. C’est certainement vrai dans d’autres domaines, la politique notamment où l’on retrouve la même connivence entre le microcosme des journalistes spécialisés et les hommes politiques. Mais dans le sport, en arrière-plan, vous retrouvez les intérêts économiques. Le Tour de France, les Coupes d’Europe de football, par exemple, ont été créés à l’initiative des journaux sportifs pour assurer leurs ventes sur des périodes habituellement creuses. Le foot est un produit d’appel pour les chaines de télé à péage. Les grandes compétitions sportives engendrent des audiences élevées et les recettes publicitaires qui vont avec, ou si les recettes de pub ne suivent pas comme ce fut le cas cet été pour France Télévision lors des Jeux Olympiques, c’est de toute façon un gain en termes d’image. Ce contexte crée un climat peu propice à l’investigation qui dérange. Au niveau individuel, il faut interroger les motivations de chacun. Mais on peut vite comprendre qu’il est plus intéressant – pour sa carrière, pour le journal ou la chaine, voire pour son ego – de pouvoir obtenir une interview avec une grande star parce qu’on est dans ses petits papiers plutôt que de taper dans un mur à vouloir démontrer que, derrière la façade brillante, l’envers du décor recèle aussi sa part d’ombre.

 Le principal acteur de votre roman est journaliste au journal Le Sport. Vous décrivez des scènes imaginaires de la vie de ce journal et vous tracez les portraits imaginaires de personnages qui le sont aussi. Mais quoi qu’on en dise, toute ressemblance n’est pas purement fortuite, puisque votre roman est nourri de votre expérience de journaliste à L’Équipe. Que peut nous dire de ce journal, non le romancier, mais l’ancien journaliste ?

Je précise que j’ai choisi un journal de presse écrite puisque, comme vous le dites, je me suis inspiré de ma propre expérience et je préférais vraiment parler de ce que je connaissais, pour la description de la vie de la rédaction notamment. J’ai également choisi un journal ressemblant à L’Équipe pour interroger sa situation de monopole, qui mérite d’être questionnée. Mais le journal Le Sport, dans mon livre, cristallise les comportements des médias sportifs en général et notamment ceux des médias audiovisuels bien plus complices à mon sens, aujourd’hui, que la presse papier. Le journal L’Équipe appartient au groupe Amaury, par ailleurs propriétaire du Tour de France, d’un certain nombre d’autres courses cyclistes et du rallye Dakar. On peut déjà y voir une forme de conflit d’intérêt. Outre le fait que ce quotidien vit une crise majeure depuis dix ans avec l’explosion d’Internet et des chaînes de sport et donc de la diffusion tous azimuts des images sportives qui entraine une vraie remise en question de son positionnement (que dire quand tout a déjà été vu et revu ?), il symbolise la schizophrénie du journalisme sportif, pris entre ses intérêts économiques et ses ambitions journalistiques. D’ailleurs, les dix meilleures ventes de L’Équipe correspondent toutes à des hauts faits d’armes footballistiques qui alimentent la légende sportive : neuf d’entre elles concernent l’équipe de France de football. Ce journal aurait la force de frappe nécessaire pour dénoncer massivement les dérives du sport business et, qui sait, pousser même à de vrais changements. Sa situation de monopole assez exceptionnelle (en Italie, en Espagne, les quotidiens sportifs sont plusieurs, au Royaume-Uni, tous les grands quotidiens consacrent de nombreuses pages au sport) pourrait lui conférer ce pouvoir, mais la direction du journal, depuis toujours je crois, a préféré l’utiliser comme l’occasion d’asseoir un rôle de promoteur du sport, en lien fort avec le monde sportif (cf. La Face cachée de L’Équipe, de David Garcia). L’Équipe TV a ainsi été choisie pour occuper le canal TNT dévolu au sport, à partir de décembre prochain, grâce notamment au soutien du Comité national olympique et sportif français. Autre exemple : au lendemain du fameux coup de boule de Zinedine Zidane, en 2006, qui, au-delà du commentaire primaire « ça l’a rendu plus humain » entendu dans toutes les bouches, appelait de légitimes interrogations. L’édito de L’Équipe, justement, posa ces questions. Quitte à froisser la star planétaire. Et le surlendemain ? Virage à 180 degrés. Dans l’édito du mardi, le directeur de la rédaction s’excusait ! Zidane était l’emblème de plusieurs annonceurs de poids, le téléphone du directeur de la rédac avait dû beaucoup sonner après la parution du premier édito. L’Équipe traite tous les sujets mais donne une priorité écrasante au grand barnum de l’actualité, le flux. C’est un peu comme en télévision avec les émissions dites de flux, le show, le direct, en opposition aux programmes de stock, les documentaires. Et sur le front du dopage, dans une rédaction de près de trois cents journalistes, un seul est spécialisé sur l’un des fléaux majeurs du sport spectacle ! Cela révèle un certain choix de ligne éditoriale. Pourtant, L’Équipe est l’un des médias sportifs en France qui traite le plus le dopage, loin devant les télévisions. C’est un journal reconnu mondialement, par la profession, pour les moyens qu’il consacre au reportage de terrain. Après, qu’attendent exactement les lecteurs... ?

 Justement. Au cours d’un dialogue houleux entre le directeur de la rédaction du Sport et votre journaliste, vous employez la figure du coiffeur de Mazamet, qui symbolise le lecteur de base de L’Équipe. Le directeur du Sport semble bien connaître ses attentes…

Il affirme que le sport n’est pas un secteur de la société comme les autres. Pour lui, il reste un divertissement que le lecteur souhaite voir couvrir comme tel. Il a forcément raison pour une partie de son lectorat. Quelle part représente-t-elle ? La majorité ? Les médias existent avant tout en tant qu’entreprises soucieuses de leurs bénéfices. Adoptent-ils les comportements que je décris avec la certitude que leur production éditoriale est celle qui générera le plus d’audience, donc le plus de revenus ? Avec la certitude, par conséquent, que le public se désintéresse de ces problématiques qui éloignent le sport de sa vocation première, le divertissement ? Ou le font-ils, de manière plus sournoise et intéressée, pour façonner le goût du public et créer à la longue un environnement propice à leur business et à celui du milieu qu’ils couvrent ? Je crains malheureusement qu’à force, on déshabitue totalement le public de l’utilisation de son sens critique. Alors si ce roman, que j’ai écrit avant tout pour tenter d’en faire un bon polar et qui dénonce ce qui est fait du sport mais pas le sport en lui-même, que j’aime et pratique intensément depuis toujours, peut (r)éveiller ce sens critique chez certains lecteurs, j’en serais ravi.

Entretien réalisé par Henri Maler

 
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Notes

[1Fayard, avril 2012, 365 pages, 19 €.

[2« Bien qu’inspirée de faits bien réels et fondée sur de nombreux témoignages et documents, cette histoire est une fiction. »

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