Accueil > Critiques > (...) > Journalisme et politique

Misère du journalisme politique : à propos des livres sur Valérie, Ségolène et François

par Henri Maler,

Quand un cyclone souffle sur les médias, il vaut parfois mieux attendre qu’il baisse d’intensité, avant de faire un bilan des dégâts…, sous peine de les accroître. Ainsi en va-t-il notamment de certaines petites frénésies, apparemment anodines, mais pourtant très significatives. Souvenez-vous : « Un tweet s’est abattu sur la France », écrivions-nous à propos du tweet de soutien à Olivier Falorni de Valérie Trierweiler, confirmant ainsi cet autre article : « Journalistes politiques, journalistes pathétiques ».

Ce cyclone médiatique a retrouvé une nouvelle vigueur en cette rentrée grâce aux prouesses de quelques journalistes politiques qui ont, toutes affaires cessantes, publié des chefs-d’œuvre d’investigation sur François, Valérie et Ségolène [1] .

I. Des révélations ébouriffantes

Inutile de parcourir toutes les sources pour aller à l’essentiel. Passons sur les articles qui, goulûment, se bornent à résumer le contenu des ouvrages, sans poser la moindre question sur leur sens et leur portée.

Élise Karlin, par exemple, pour L’Express du 6 septembre 2012 relate complaisamment les épisodes les plus croustillants. Titre de l’article :« Hollande-Trierweiler-Royal, un trio qui en fait trop ». Il est vrai que certains journalistes politiques n’en font jamais assez !

Et, non contente d’accréditer le contenu des livres qu’elle chronique, Élise Karlin en remet une louche : « Elle [Valérie Trierweiler] a joué, d’emblée, "la Favorite", comme le lui reproche Laurent Greilsamer, ancien directeur adjoint du Monde, dans un petit pamphlet aussi cruel que bien écrit publié chez Fayard. "Tu commets les premiers pas d’une bécasse", écrit le journaliste à propos de petits mensonges de la première dame sur sa garde-robe - un mot que le journaliste a répété sur le plateau du « Grand Journal », le 30 août, évoquant aussi, dans le feu de l’interview, "une folle". » Qu’en termes élégants – et si peu machos… – ces choses-là sont dites. Le genre de termes qu’aucun critique des médias ne risquerait d’employer à l’endroit des journalistes les plus stupides et les plus sexistes. Il est vrai qu’un titre de noblesse protège Laurent Greilsamer, puisqu’il est ancien directeur adjoint du Monde  ! Après avoir mentionné la colère du directeur de cabinet de Valérie Trierweiler, Patrice Biancone (« C’est une attaque personnelle indigne, un hallali, la curée. Ce sont des mots qui peuvent tuer. »), Élise Karlin tranche sans hésiter : « À lire Greilsamer pourtant, la compagne du président n’a eu besoin de personne pour se saborder. » De personne, vraiment ? Comme si les médias ne jouaient aucun rôle…

Mais retenons surtout ce que nous apprennent, entre deux faits divers, le JT de 20 heures du 8 septembre 2012 de France 2 et, entre deux rigolades, l’émission « On n’est pas couché » du même soir.


Un tweet criminel

Dans le reportage du JT de France 2, Anna Cabana (journaliste au Point, co-auteure de Entre deux feux) justifie son ouvrage : « Ce n’est pas nous qui avons franchi la ligne jaune en fait, c’est elles..., c’est eux, c’est-à-dire que le tweet est vraiment la transgression ultime et précisément la vie privée, le psychodrame privé, a surgi sur la scène publique et il nous a enfin… tous pris à témoin… »

Dans l’émission de Laurent Ruquier, « On n’est pas couché », diffusée plus tard dans la soirée, la même surenchérit : « Ben, moi ce qui m’a intéressée, c’est au fond de voir que Ségolène Royal, elle a perdu cette élection mais elle l’aurait perdue de toute façon, c’est-à-dire qu’avec ou sans le tweet, elle aurait perdu et grâce à ce tweet, Valérie Trierweiler a réussi l’exploit de maquiller un accident de route politique en un crime et à transformer Ségolène Royal en victime et à faire de ce sujet un problème politique majeur pour le Président de la République. »

Quelques minutes plus tard Anne Rosencher (l’autre auteure de Entre deux feux), confirmera doctement – nous y reviendrons - qu’il s’agit là d’un problème politique majeur.


Un baiser d’État

- Laurent Ruquier (s’adressant aux auteures) : «  […] Il y a plusieurs scènes effectivement quand on aime bien le côté de la lorgnette dans la vie politique évidemment votre bouquin est passionnant. Vous pouvez reconnaître aussi qu’on est, c’est vrai, à fond dans le people. »

Mais puisqu’on est « à fond dans le people », on y reste. Et Laurent Ruquier de proposer de regarder les images du « baiser de La Bastille » : le baiser échangé à la tribune entre François Hollande, le soir de sa victoire, et Valérie Trierweiler qui lui aurait demandé de l’embrasser sur la bouche.

- Laurent Ruquier : «  “Embrasse-moi sur la bouche”… Alors ça vous racontez tout… Pourquoi c’est important ça pour vous ? »
- Anne Rosencher : « Parce que c’est la première injonction du quinquennat […] Vous dites "on est dans le people"… Enfin on n’est pas allé regarder par le petit bout de la lorgnette… »
- Laurent Ruquier (« à fond dans le people ») : « Vous avez regardé dans le détail, moi je n’ai pas fait gaffe. Vous écrivez : “Le baiser d’amoureux est un peu raté, il tombe, maladroit, à côté, à la commissure mais il a le mérite d’exister. La chaleureuse bise à Ségolène n’est plus l’événement affectif de la séquence, elle [Valérie Trierweiler] a réussi à lui griller la politesse, c’est ça le but”… »
- Anna Cabana : « Mais attendez, c’est la scène inaugurale du quinquennat. François Hollande est élu président, il est minuit cinquante à ce moment-là sur la place de la Bastille, on est dans un événement on ne peut plus public et c’est la première scène… »

Et Ségolène Royale, que croyez-vous qu’elle fit quelques années plus tôt ?


Une candidate revancharde

Elle prit sa revanche de femme trompée, nous dit-on, en se portant candidate à la présidence de la République. Mieux : elle se porta candidate pour se venger de François Hollande, affirme-t-on. Enfin, « sans doute », résume l’intrépide Aymeric Caron (chroniqueur de l’émission « On n’est pas couché ») ou « en gros » selon Laurent Ruquier. Extraits :

- Aymeric Caron : « … C’est une pièce de boulevard ce que vous racontez finalement… Il y a très peu de faits politiques, il y en a un qui est intéressant parce que vous dites... c’est intéressant la vie privée à partir du moment où ça a une influence sur la vie politique et là, pardonnez-moi, et là il y a un point qui est intéressant c’est quand vous racontez que si Ségolène Royal se présente à la présidentielle de 2007, c’est sans doute,… sans doute, parce qu’il y a cette situation avec François Hollande, qu’elle est en rupture avec lui, que pour se venger elle irait se présenter à la présidentielle. Là ça devient intéressant. Sauf que des passages comme ça, il n’y en a pas beaucoup… »
- Laurent Ruquier : « Comme c’est très intéressant ce passage, là je voudrais qu’on s’y arrête juste deux secondes […] Vous nous dites dans ce livre, en gros, Ségolène Royal en 2007 si elle a été candidate, c’est parce que c’est une femme trompée et qu’elle a voulu se venger, autrement elle aurait laissé François Hollande y aller… »

Et Laurent Ruquier de solliciter un témoin de choix et de poids : Olivier Falorni, destinataire du tweet de Valérie Trierweiler et « invité politique » de l’émission. Peu soupçonnable de révérence à l’égard de Ségolène Royal, contre qui il l’a emporté à La Rochelle aux élections législatives de 2012 ce dernier tente, désespérément et à deux reprises, d’expliquer que Ségolène Royal a simplement tiré parti de l’affaiblissement politique de François Hollande. Ainsi :

- Olivier Falorni : « On a dit tout à l’heure qu’on faisait de la politique, faisons un peu de politique. Ségolène Royal elle profite d’un moment de faiblesse politique de François Hollande, il y a le référendum européen, François Hollande est élu homme politique… »
- Aymeric Caron : « Elle est vraiment méchante alors ?... »
- Olivier Falorni : « Elle est élue en 2004, il y a le référendum européen, le non l’emporte, il est politiquement affaibli… »

Mais peu importe les motifs politiques, même s’ils ont aussi une dimension personnelle privée : puisqu’on est « à fond dans le people », la vengeance de la femme trompée est beaucoup plus romanesque…

II. Des justifications consternantes

Il serait injuste d’affirmer que nos auteurs de romans de gare à succès n’ont pas eu à faire face à quelques objections sur le plateau de « On n’est pas couché ». La plus cinglante est venue, non d’un journaliste, mais du comédien Patrick Chesnais :

- Patrick Chesnais : « Vous ne croyez pas que tout le monde, que tout le monde s’en fout ? »
- Anna Cabana : « Attendez, mais comment vous pouvez dire, mais comment on peut dire qu’on s’en fiche, on peut dire que ça n’intéresse pas les gens, on ne peut pas dire que ce n’est pas politique… »
- Patrick Chesnais : « Ça ne sortira pas de Paris… »
- Anna Cabana : « Non, ce n’est pas vrai, attendez, le livre marche… »
- Patrick Chesnais : « Oui, oui, Gala aussi ça se vend sans problème… »
- Anna Cabana : « Non, il se trouve que là, on est au cœur d’un sujet qui est devenu un problème politique pour le Président de la République, c’est-à-dire que, avec la crise sociale et économique d’un côté, c’est le deuxième boulet de François Hollande, ça intéresse les gens aussi… »

La crise sociale et économique n’occupant qu’un côté, un certain journalisme politique s’occupe de l’autre côté, c’est-à-dire des à-côtés. Et puisque « ça marche »…

À son tour, Natacha Polony (chroniqueuse de l’émission) se risque à émettre des réserves.
- Natacha Polony : « Est-ce que justement, ce que pointe Patrick Chesnais, ce n’est pas qu’il est un peu inquiétant que ce genre de faits prenne autant d’importance que la crise, que différents faits politiques et… Ce qu’il y a d’un petit peu gênant dans votre livre sans doute, c’est le fait qu’il passe son temps à s’auto-justifier. Vous passez votre temps à nous expliquer "si, si, c’est un fait politique majeur, si bien sûr que c’est politique", comme si justement vous aviez besoin de vous en convaincre, parce que c’est quand même pas évident. En tous cas, c’est un fait politique qui méritait un article de chacune d’entre vous dans vos journaux respectifs…, est-ce que ça mérite un livre [2] ? »

En tout cas, cela mérite 21 minutes d’une émission de divertissement sur France 2 ! On s’amuse comme on peut…

Pour répondre à Patrick Chesnais et Natacha Polony, Anne Rosencher tente d’expliquer que c’est moins important que la crise, économique et sociale, mais que quand même…
- Anne Rosencher : « Je vais répondre juste sur le point de Patrick Chesnais et de Natacha Polony. Je ne pense pas que ça prenne autant de place et d’importance que la crise économique et sociale aujourd’hui je veux dire, ça n’empêche pas, l’un n’empêche pas l’autre, on peut traiter de différents sujets dans le journalisme, y compris dans le journalisme de livres. On peut considérer que non, nous n’avions pas à nous intéresser à cette question, c’est d’ailleurs ce qui s’est passé quasiment pendant toute la campagne… Je trouve que la presse a plutôt accepté la promesse de la présidence normale, de séparation de la vie publique et de la vie privée qui s’était fait par antithèse à Sarkozy en disant, “moi je ne serai pas transgressif sur le mode de Nicolas Sarkozy, je séparerai la vie privée et de la publique”… »

Quoi qu’on en pense, la promesse de François Hollande ne portait pas prioritairement sur la séparation de la vie privée et de la vie politique. Mais passons… Anne Rosencher reprend le cheminement de son enquête : de la promesse de « présidence normale » à la « chambre à coucher », point de départ et point d’arrivée obligés de l’investigation politique…
- Anne Rosencher : « C’est un peu son trait de génie, c’est le vrai slogan de la campagne de François Hollande, c’est de dire “je sépare, je suis le candidat normal, je ne serai pas transgressif” et je pense qu’après cinq ans de Sarkozy les Français en avaient envie. La presse a choisi plutôt de donner sa chance à cette promesse-là alors que, nous le racontons dans le livre, il y avait déjà des transgressions, des moments où ce trio politico-sentimental avait un impact sur la vie politique. […] Finalement chaque fois on entrouvrait un peu la porte de la chambre à coucher et nous passions notre chemin au nom de la promesse de la normalité… »

Et quelques temps après :
- Anne Rosencher : « Le tweet, ça pulvérise la porte de la chambre à coucher. On peut considérer qu’on suit notre chemin et qu’on ne regarde pas, on peut aussi considérer que les Français veulent savoir pourquoi le 12 juin le code de normalité et de crédibilité, d’autorité de François Hollande a été pulvérisé d’un seul coup. Nous, on a décidé de s’y intéresser… Après, si ça ne vous intéresse pas, maintenant j’en suis désolée… »

Et pourquoi pas “Ainsi s’acheva le quinquennat quelques jours après avoir commencé” ?

Les chasseurs de tweets et de secrets d’alcôve peuvent même se présenter comme les descendants d’une histoire séculaire. À ce titre, la prime du commentaire le plus audacieux revient sans doute à Sylvain Courage, auteur de L’Ex, qui, dans le reportage du JT de France 2, déjà évoqué plus haut, déclare : « C’est aussi relié à une tradition. Au temps des monarques, il me semble qu’on s’intéressait beaucoup, plus qu’aujourd’hui, à leur vie privée. Il était rare que le roi s’endorme sans que la cour assiste à son coucher… » Remercions l’auteur de ce commentaire historique. Nul doute que la majorité des paysans et des serfs qui peuplaient la France de Louis XIV se passionnait avant toutes choses pour les frasques du Roi. Remercions nos valeureux journalistes politiques pour leurs tentatives d’élever le peuple français au rang de membres de la cour de nos princes. Saluons la témérité de ces nouveaux Saint-Simon de supermarché.

* * *

À aucun moment, semble-t-il, il ne leur vient à l’esprit de ces intrépides journalistes que n’importe quel événement de la vie privée peut avoir un retentissement sur la vie politique, bien que tous ne se valent pas. Mais surtout, aucun ne semble remarquer que l’importance prise, dans l’espace public, par certains de ces événements est due aux excès de leur médiatisation et n’existe pas sans eux. Ainsi se construisent, à partir d’événement médiatisés, les événements médiatiques : par matraquage et surenchère. L’importance qu’ils prennent se confond avec l’importance que les médias leur donnent, même quand ils sont insignifiants ou de peu de portée.

Misère du journalisme politique ? Des journalismes politiques, il en existe de toutes sortes. Les uns, accrédités auprès de nobles institutions et d’importants personnages ou simplement affectés à leur « suivi », ainsi qu’à celui des formations politiques, tentent de percer les secrets politiques de la vie politique. D’autres, préposés aux commentaires et aux prescriptions, éditorialisent à tout va. Mais n’est pas éditocrate qui veut : les places sont convoitées, mais rares. D’autres enfin, se délectent de la peopolisation de la vie politique : une peopolisation intensive qui équivaut à une dépolitisation de la politique quand elle prétend éclairer la politique essentiellement par ses dessous personnels.

D’une catégorie à l’autre, il peut y avoir des transfuges, plus ou moins occasionnels. Plus que des catégories de journalistes, les variantes que l’on vient d’évoquer sont des genres journalistiques. Et certains genres sont plus prisés que d’autres : le genre « people » notamment qui se vautre dans la vie privée, puisque le privé est politique, excepté quand il s’agit des grands journalistes, évidemment.

François, Valérie et Ségolène : le sujet est porteur. Et l’essentiel de son intérêt tient sans doute dans son succès commercial : « C’est le livre qui marche le mieux pour l’instant », assène Laurent Ruquier à propos de Entre deux feux, au début de son émission, en forme de justification indiscutable. Et le reportage de France 2 se conclut ainsi : « Bref, on est loin du temps où la vie du général de Gaulle n’intéressait personne. Depuis Nicolas Sarkozy, avec son divorce et son remariage, la vie du président fait vendre. »

Mais laissons, une fois n’est pas coutume, l’avant-dernier mot à Alain Duhamel qui, heurté dans ses convictions professionnelles et son sens de la hauteur médiacratique, dans le reportage diffusé par France 2 déclare : « À force de se focaliser sur les éléments personnels, sur les petites histoires de la vie privée etc., on perd quand même de vue ce qui est l’essentiel, c’est-à-dire le débat de fond sur la crise ».

Heureusement que des Duhamel sont là pour animer le débat de fond sur la crise !

Henri Maler, avec Pascal Chasson

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Entre deux feux, Anna Cabana et Anne Rosencher, Grasset, 203 pages, 17 euros ; L’Ex, Sylvain Courage, Éditions du Moment, 283 pages, 18,50 euros ; La Favorite, Laurent Greilsamer, Fayard, 111 pages, 8 euros.

[2Natacha Polony reviendra à la charge quelques temps plus tard : « […] Il y a dans le style même du livre une forme de complaisance pour ça et vous avez l’air vraiment de vous faire plaisir tout en prenant une attitude un peu distante en nous expliquant que tout est contestable et que c’est bien dommage cette peopolisation, etc. Vous en jouez totalement là-dessus. Cette façon de citer Corneille et Racine, on n’en peut plus : les malheureux ils ne méritaient pas cela… »

A la une

Médias français : qui possède quoi ?

Vous avez dit « concentrations » ? Nouvelle version de notre infographie.

Louis Sarkozy : le capital médiatique s’hérite aussi

Le journalisme politique dans sa bulle.