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Connivences et complicités : amours coupables et amitiés louables ?

par Henri Maler,

Ainsi, c’est officiel, puisqu’elle l’a annoncé à l’AFP : Audrey Pulvar n’est plus la compagne d’Arnaud Montebourg. Les soupçons de connivence, entretenus par les plus hautes autorités du journalisme sourcilleux, vont-ils être balayés ? Jean Quatremer (voir plus bas) va-t-il la féliciter ? Tout va-t-il enfin pour le mieux dans meilleur des mondes médiatiques possible ?



Toujours à la pointe de l’actualité, Acrimed offre à ses lecteurs, fusionnés en un seul et à peine retouchés, deux articles parus dans Médiacritique(s) n°4 (juin 2012), le magazine trimestriel d’Acrimed, à consommer sur abonnement.

I. Liaisons amoureuses, liaisons dangereuses ?

Périodiquement, les liaisons amoureuses entre journalistes et responsables politiques affolent quelques spécialistes des indignations superficielles et sélectives. Il en fut ainsi pour Béatrice Schönberg, épouse de Jean-Louis Borloo et pour Marie Drucker, hier encore compagne de François Baroin. Les journalistes offusqués l’ont été beaucoup moins de la nomination de Christine Ockrent, reine des ménages, à la tête de France 24, alors que Bernard Kouchner était ministre des Affaires extérieures, mais un peu quand même. Plus récemment, le tweet de Valérie Trierweiler [1] a relancé les « débats » sur son statut de journaliste et de compagne de François Hollande. Nathalie Bensahel, anciennement à Libération et désormais journaliste au Nouvel Observateur a vu son statut redéfini en raison de ses liens avec Vincent Peillon, devenu ministre de l’Éducation nationale. Et Valérie de Senneville, journaliste aux Échos et épouse de Michel Sapin, ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social, a demandé à sa direction de redéfinir son rôle.

À croire que le journalisme de connivence et de déférence commence et s’arrête avec les liaisons les plus visibles. À croire que ces liaisons émeuvent surtout quand ces journalistes sont des femmes. Dont les cerveaux seraient moins indépendants, voire plus serviles en raison de leur sexe ? Manifestement, les rapprochements des épidermes, quand ils sont officiels… et plus ou moins durables, inquiètent beaucoup plus que des formes de proximité moins avouées, comme les liaisons discrètes et éphémères ou les amitiés avérées et souvent masculines.

Un « cas » a particulièrement défrayé la chronique : celui d’Audrey Pulvar, comme si l’évidence de ses propres préférences politiques se muait soudainement en connivence, et que celle-ci était particulièrement pernicieuse en raison des responsabilités politiques de son compagnon, Arnaud Montebourg.

Jean Quatremer qui se tient dans les « Coulisses de Bruxelles » (c’est le nom de son blog), sans la moindre déférence, on s’en doute, pour les institutions européennes ni la moindre connivence avec leurs acteurs, a pratiquement interdit à Audrey Pulvar toute activité de journaliste politique, au nom de l’indépendance à laquelle prétend cet europhile inconditionnel de Libération. Intransigeance absolue : « Imaginer que l’on puisse faire son métier avec indépendance et sérieux en étant marié à un politique relève juste de l’escroquerie intellectuelle. » Jean Quatremer, épurateur du PAF ? Ce serait drôle, si Jean Quatremer était drôle.

Mais il y a plus grandiose encore : que des PDG de médias, nommés directement par le pouvoir exécutif ou tenus en mains par des actionnaires, suivis par leurs affidés à la tête des rédactions, s’inquiètent de protéger une journaliste de toute forme de connivence en la privant, au moins provisoirement, d’expression prête à rire – mais d’un rire amer.

Sans doute certaines relations, conjugales ou assimilées, peuvent-elles créer des problèmes qu’il vaut mieux résoudre. Mais ce qui préoccupe les Quatremer (nom attribué ici, par facilité, à toute la cohorte), ce sont – parfois sous le titre des « risques de conflits d’intérêt » – les éventuels soupçons de connivence (en l’occurrence entre Audrey Pulvar et son compagnon, et, à travers lui, avec le gouvernement). Au fond, c’est l’image de marque de chaque média et celle de la profession qui les inquiètent. Les images et les soupçons : quoi de plus simple alors que de se borner à écarter les soupçons de connivence, plutôt que de s’en prendre à la connivence elle-même et à ses racines. Or, soutenir la vigilance du public, ce n’est pas le satisfaire sur ce qu’il sait ou ce qu’il voit pour mieux esquiver ce qu’il ignore ou sous-estime : non seulement les liaisons qu’il est aisé de rendre visibles, mais surtout celles qui le sont beaucoup moins.

II. Amours coupables, amitiés louables  ?

Les liaisons amoureuses sont-elles les liaisons les plus dangereuses ? C’est ce que tentent de nous faire croire de pseudo-experts en déontologie, qui confondent quelques symptômes révélateurs avec des causes plus profondes aux effets plus étendus. Mais restons quelques instants encore en leur compagnie : plus soucieux de préserver l’image du journalisme – et surtout du journalisme d’en haut – que d’en expliquer vraiment les compromissions, ils sont pour le moins moins sélectifs dans leurs dénonciations. Car les amours plus ou moins affichées sont à leurs yeux, sans doute en raison de la passion qui anime forcément les « faibles femmes », plus compromettantes que les amitiés plus ou moins masquées que nouent des hommes entre eux, des hommes dont les cerveaux seraient par nature (masculine…) indociles. Quelques exemples venus d’un passé qui dure encore.

 L’ami Christophe Barbier - Christophe Barbier arbore fièrement sa splendide écharpe rouge. Interrogé à son sujet, par Philippe Vandel sur France Info, le 7 janvier 2010, il précisait alors : « Sachez que celle que je porte aujourd’hui, qui n’est pas en cachemire mais en laine, m’a été offerte par Carla. C’était dans l’hiver 2007-2008 ». « Carla ». Tout simplement. « Carla » qui était aussi présente, en octobre 2008, au mariage de Christophe Barbier. Mais Carla Bruni est simplement une amie et n’exerce pas de responsabilité, du moins officiellement. « L’opinion » serait donc bien mal avisée de « soupçonner » une quelconque connivence. Christophe Barbier d’ailleurs est d’abord un enquêteur. « On a retrouvé le couple présidentiel ! », annonce-t-il sur le site de L’Express le 27 octobre 2010 ! « On » l’a « retrouvé » au Maroc. Mais qui désigne ce « on » ? Christophe Barbier bien sûr. Et c’est uniquement le professionnel rigoureux qui s’exprime ainsi : « Le président sort d’un conflit social délicat et d’une réforme majeure ; son épouse a terminé quatorze maquettes pour son prochain disque. Conversation “off the record”, avec le chef de l’État. Retraites, fiscalité, dépendance, justice… Il est au clair sur tous les sujets, y compris sur le remaniement. Et sur l’état de la gauche. C’est “off”, mais c’est tranchant… ». Et déontologique.

 L’ami Michel Denisot - Jean-Michel Aphatie n’est pas l’ami des politiques. Il n’a de cesse de dénoncer les « magouilles » et les « petits arrangements entre amis ». C’est ce qu’il fait chaque jour, notamment, sur le plateau de Michel Denisot. Seulement voilà, Michel Denisot est quant à lui l’ami de Nicolas Sarkozy. Un ami de longue date. En 1995, si l’on en croit un article de Philippe Lançon publié dans Libération le 7 mars 1995, Denisot faisait partie, avec Martin Bouygues et Bernard Arnault, des quarante privilégiés invités par Nicolas Sarkozy pour fêter ses quarante ans dans un chic restaurant italien. C’est en 1995 également que les deux amis publient ensemble un livre d’entretiens, modestement intitulé Au bout de la passion, l’équilibre… Cette relation a été régulièrement entretenue depuis, de l’aveu de Michel Denisot lui-même. Lorsque qu’Emmanuel Berretta lui demande (dans une interview publiée par Le Point le 13 septembre 2007) si Nicolas Sarkozy lui a « adressé un message cet été, après son élection », Denisot, enthousiaste, répond : « Oui, il m’a invité à dîner cet été. Une soirée formidable ! »… Et très professionnelle…

Personne à notre connaissance n’a cru bon d’invoquer un soupçon de connivence amicale en entendant l’étrange échange entre le présentateur du « Grand Journal » et le Président de la République lors de l’entretien télévisé du 18 novembre 2010, au cours duquel ni lui, ni David Pujadas ni Claire Chazal n’ont été particulièrement incisifs. Pour mémoire :
- « Monsieur Denisot, vous me prêtez, je le pense, une intelligence normale, moyenne disons… »
- « Un peu au-dessus... »
- « Merci ! »

Personne n’a demandé la suspension ou la démission de Michel Denisot du fait de sa proximité avec Nicolas Sarkozy. Après tout, Michel Denisot n’est pas le conjoint de Nicolas Sarkozy…

 L’ami Jean-Pierre Elkabbach - Conseillère de Jean-Pierre Elkabbach (alors président d’Europe 1) à partir de 2005, Catherine Nay, qui a longtemps partagé la vie d’Albin Chalandon qui fut, entre autres, dirigeant d’Elf Aquitaine et plusieurs fois ministre, est vigilante quand Audrey Pulvar est en cause. Mais elle n’a jamais reproché à son patron d’être lui aussi un proche de Nicolas Sarkozy, au point de demander conseil à ce dernier, en février 2006, avant le recrutement d’un journaliste sur Europe 1 ou de faire partie, en janvier 2008, de la délégation officielle du président (et non de la « délégation presse ») lors d’un voyage en Inde. Sans parler de la présence d’Elkabbach aux dîners du Siècle.

 Les amis du Siècle - « Le Siècle » (désormais bien connu des spectateurs des films Fin de concession de Pierre Carles et Les Nouveaux Chiens de garde de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat) est un club sélect des élites politiques, économiques et médiatiques, dont les connivences ne semblent pas déranger outre mesure les ardents défenseurs de l’indépendance, de la déontologie et de la morale. Un club sélect dans lequel Arlette Chabot, Sylvie Pierre-Brossolette, Jean-Pierre Elkabbach, Emmanuel Chain, Jean-Marie Colombani, Michèle Cotta, Patrick de Carolis et bien d’autres côtoient les principaux dirigeants politiques et « capitaines d’industrie » du pays. Pour écarter les soupçons de connivence, tout ce beau monde va-t-il renoncer à ces dîners ?

III. Journalisme de fréquentation, journalisme dominant

En vérité, ces liaisons amoureuses ou amicales ne sont qu’une des conséquences possibles du journalisme de fréquentation qui, sous couvert de révéler les dessous de la politique, recherche des confidences qui, aussi utiles qu’elles puissent être parfois, n’éclairent que les jeux politiciens. Certes, nombre de journalistes politiques, surtout aux rangs les plus modestes de la hiérarchie, s’efforcent de garder leurs distances. Mais le journalisme de déférence et de révérence, qui enserre les impertinences dans un corset et transforme les saillies en fausses impertinences, n’est pas le monopole des « grands » journalistes. Dans la presse quotidienne régionale aussi (et par exemple) la déférence à l’égard des institutions et de leurs représentants est prisonnière, jusqu’à la complicité, du journalisme de fréquentation. Un journalisme qui pour les acteurs les mieux cotés et les plus complaisants permet de partager non seulement des informations plus ou moins off, mais aussi d’agréables moments de vie et de convivialité, voire plus si affinités.

Les témoignages, par exemple, de Daniel Carton, ancien journaliste du Monde ou de Bruno Masure, ancien journaliste d’Antenne 2, décrivent amplement les diverses facettes de ces liaisons dangereuses [2]. Et ils ne portent pas sur une période révolue : qui peut croire que, sur ce point, le changement, c’est maintenant ou pour bientôt ?

Farouchement indépendants – socialement, professionnellement et politiquement –, certains journalistes ne cesseraient de l’être que du jour où ils quittent les coulisses du pouvoir et abandonnent leur profession pour faire une entrée triomphale dans les ministères. Qui peut croire à cette fable ? La liste était déjà très longue sous le règne de Nicolas Sarkozy : elle est train d’être complétée sous le règne de François Hollande. Des vocations soudaines que rien ne préparait ? Disons plutôt : La connivence prépare et la carrière suit !

Encore ne s’agit-il là que des effets de surface. Plus profondément, ce sont les proximités sociales et culturelles, les similitudes d’origine sociale, de parcours scolaire et de mode de vie qui favorisent des rapprochements affectifs, comme c’est le cas dans tous les domaines de la vie sociale : des rapprochements qui ne sont, à bien des égards, que des symptômes de ce qui les rend possibles. L’endogamie – le choix prioritaire de son époux ou de son épouse, de son compagnon ou de sa compagne au sein d’un même groupe – n’est que l’une des formes d’une contigüité sociale qui, réduisant les distances entre journalistes et politiques ou, du moins, la capacité de les garder et de les maintenir, prédispose ainsi à toutes les formes de proximité. Mieux vaudrait alors cesser de prendre des vessies pour des lanternes et de focaliser les regards sur des arbrisseaux qui masquent une profonde forêt.

Ce que l’on appelle « connivences », ce ne sont pas, ou pas principalement, les ententes concertées, ni seulement les effets de fréquentations et de relations interpersonnelles. Ce sont surtout les résultats d’inclinations inscrites dans des trajectoires et des positions sociales : celles-là même qui rapprochent, en dépit de toutes les rivalités, le journalisme dominant des politiques professionnels. Des inclinations qui ne sont pourtant pas des pentes fatales : ce ne sont que des probabilités, mais qui, parce qu’elles sont fortes, ne peuvent pas être contrariées en se concentrant exclusivement sur des cibles symboliques. Ce sont les médias eux-mêmes et les métiers du journalisme qu’il convient de transformer.

Quand, avec deux sous de jugeote et un doigt de sociologie, la critique des médias pointe les sous-sols, de grands journalistes et leurs patrons détournent le regard, montrent le doigt et ricanent. Ils ne nous font pas rire…

Henri Maler

 
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Notes

[2Daniel Carton, « Bien entendu… c’est off », Albin Michel, 2003 ; Bruno Masure, Journalistes à la niche ?, éd. Hugo et Compagnie, 2009.

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